Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Québec solidaire

Réponse aux sceptiques : réarticuler question nationale et question sociale

Contribution à la réfutation des objections anti-fusion

Depuis quelques semaines, le débat concernant la fusion entre Québec solidaire et Option nationale soulève les passions dans les rangs de chaque parti, avec des appuis mais aussi plusieurs réticences quant à ce que chaque organisation pourrait perdre par ce rapprochement. Considérant qu’une fusion entre QS et ON ne va pas de soi, et que les gains potentiels d’une telle convergence n’est pas exempte de questionnements et d’enjeux qui méritent d’être pris au sérieux. Nous essayerons de répondre aux principales objections soulevées en appliquant le principe de charité interprétative, tout en essayant de les réfuter un par un à l’aide d’arguments qui mettront en relief la nécessité d’une fusion des forces progressistes et indépendantistes au sein d’une même formation politique.

Pour simplifier ce travail de critique minutieuse des positions adverses, nous répondrons aux objections évoquées dans trois textes représentatifs de certains courants de pensée au sein de Québec solidaire : « La fusion QS-ON : Une bonne ou mauvaise chose pour les solidaires ? » de Céline Hequet, « Une stratégie indépendantiste cohérente depuis 2006 » de Jean-Claude Balu, puis « Fusion QS-ON : la dérive idéologique » de Daniel Raunet. Chaque texte soulève un type de problème particulier : le risque d’une marginalisation de la question sociale et d’autres enjeux importants au profit d’une prédominance de la question nationale ; le risque que la démarche de l’assemblée constituante devienne moins « ouverte et rassembleuse » si elle est liée au mandat de rédiger la constitution d’un Québec indépendant ; puis l’argument de nature organisationnelle et statutaire qui met l’accent sur les problèmes liés à l’intégration d’ON au sein des instances de QS. Chaque enjeu mérite d’être examiné soigneusement, afin que les difficultés soient transformées en approfondissements critiques d’une fusion pleinement réfléchie.

Partie I : Réponse à Céline Hequet

Objection 1 : « Plusieurs militant.e.s solidaires pourraient avoir à perdre d’un recentrement du parti sur la souveraineté du Québec qui se fera nécessairement au détriment d’autres enjeux comme le féminisme, l’antiracisme, l’écologie ou même, les droits des travailleurs et travailleuses. »

Pourquoi la fusion amènerait-elle forcément un « recentrement » du parti sur la souveraineté ? Si nous laissons de côté pour le moment les enjeux programmatiques et organisationnels, cette objection renvoie d’abord au discours du parti dans l’espace public et à la promotion de l’indépendance qui pourrait selon plusieurs venir effacer d’autres questions tout aussi importantes. L’entente de principe mentionne à ce titre que « le collectif d’ON organisera une « université » sur l’indépendance au printemps 2018 », que l’organisation devra s’assurer que « les militants et militantes aient à leur disposition du matériel de promotion de l’indépendance en procédant, toujours de manière collaborative, à la réédition, la réimpression, à la réédition et au développement du Livre qui ait dire oui, à l’intérieur des contraintes budgétaires du parti », et que « le parti unifié mettra de l’avant le chef actuel d’ON dans les communications publiques et les activités publiques du parti sur les enjeux entourant l’indépendance, notamment dans le cadre de conférences à ce sujet. »

Or, pourquoi le fait de mettre de l’avant l’enjeu de l’indépendance viendrait-il marginaliser ou invisibiliser les principes de féminisme, d’antiracisme, d’écologie ou de justice sociale ? Est-ce que le fait de faire une campagne politique contre les oléoducs vient occulter les luttes antiracistes ? Est-ce que la critique des subventions à Bombardier met de côté la dénonciation de l’islamophobie, et est-ce que la critique du fédéralisme canadien implique nécessairement l’oubli du féminisme ? Évidemment, on pourrait souligner que l’arrivée massive de 500 ou 1000 militant·e·s dont l’intérêt principal est l’indépendance pourrait amener une dynamique où cet enjeu serait systématiquement privilégié au détriment des autres. Pour atténuer ce risque, il faut préciser certaines choses.

D’une part, comme QS et ON n’ont pas le même poids politique (QS a environ 15 fois plus de membres et de pourcentage de vote), une hiérarchisation systématique de la question nationale est beaucoup moins probable que si les deux formations avaient la même taille. D’autre part, comme l’entente précise que qu’ON disparaitra comme formation politique distincte pour devenir un collectif au sein de QS, ce sont les principes, les statuts, les ressources humaines et la culture organisationnelle de ce parti qui formera la « structure d’accueil » pour les nouvelles forces militantes qui viendront s’y joindre. Quelques « accommodements raisonnables » temporaires ont été mis en place pour que les membres d’ON ne se sentent pas complètement absorbés, dispersés ou marginalisés dans leur nouvelle organisation, mais il est clair que le processus d’intégration devra se faire par un patient travail de formation, d’accueil et d’apprentissage des indépendantistes progressistes au sein d’un parti de gauche féministe, inclusif, écologiste, etc. À ce titre, Québec solidaire est devenu avec le temps une organisation particulièrement habile pour articuler une pluralité de luttes dans un cadre commun.

Cela dit, Céline Hequet pourrait rétorquer que cela est possible à condition qu’une des formes de domination ne devienne pas systématiquement le centre de l’attention, comme une insistance trop marquée sur l’indépendance qui viendrait secondariser les autres enjeux. Or, est-il vraiment possible que le parti développe une obsession sur la dénonciation du « Québec-bashing », qu’il parle de l’indépendance dans tous ses communiqués de presse, que les porte-paroles se mettent à accuser le fédéralisme canadien de tous les maux, en occultant la critique du capitalisme, du sexisme, du racisme, du colonialisme, etc.? Bien sûr, un équilibre devra être trouvé dans les communications publiques du parti afin que ses interventions, toujours ancrées dans la conjoncture et l’actualité médiatique, soient capables de favoriser une réflexion générale et systématique de toutes les formes de domination qui contribuent à la reproduction de la misère, de l’exclusion, de l’aliénation économique, politique et culturelle.

Par ailleurs, le fait d’organiser une « université populaire » sur l’indépendance devrait nous servir de modèle pour la création d’autres événements du même genre, comme une université sur le féminisme, l’antiracisme, le postcapitalisme, etc. Pourquoi le parti unifié ne profiterait-il pas de l’exemple du Livre qui fait dire oui, en publiant d’autres petits manuels pédagogiques favorisant l’éducation politique de nos membres et de la population, à l’instar d’autres partis de gauche en Europe ? Cela permettrait au parti de ne pas être constamment rivé sur les communications à court terme, et de favoriser une réflexion/formation plus profonde sur une série d’enjeux comme les effets du capitalisme, la culture du viol, le colonialisme, etc. Autrement dit, pourquoi ne pas profiter de l’impulsion donnée par l’arrivée d’ON pour relancer des ateliers, formations, publications sur les autres enjeux au cœur du projet politique de QS, au lieu de craindre l’effacement de certaines valeurs par l’arrivée de nouvelles forces progressistes et indépendantistes ?

À ce titre, une amie m’a fait remarqué récemment que les membres d’ON n’étaient pas d’emblée féministes, et que l’arrivée subite de plusieurs militant.e.s indépendantistes allaient exiger un surplus d’effort pour assurer une certaine éducation politique afin les pratiques féministes ne reculent pas au sein de nos instances. Encore une fois, ce serait les femmes qui auraient à assumer cette charge mentale et organisationnelle, et le parti ne semble pas consacrer pour l’instant de ressources matérielles pour assurer cette tâche primordiale. Or, l’arrivée de quelques centaines de membres d’ON n’est rien comparativement aux 5000 nouvelles personnes qui sont signé leur carte depuis l’arrivée de Gabriel Nadeau-Dubois. Même si nous pouvons croire que les personnes qui rejoignent QS possèdent une sensibilité progressiste et adhèrent de façon large aux principes du parti, nous pouvons faire l’hypothèse tout aussi plausible que plusieurs ne sont pas familières avec les pratiques anti-oppressives, qu’elles ne comprennent pas bien les subtilités du néolibéralisme et des théories féministes, et qu’elles ne savent pas comment articuler finement la question nationale avec d’autres enjeux liés à la question sociale. Et il en va de même pour les membres actuels de QS !

Autrement dit, il y a un travail global d’éducation politique à faire au sein de nos instances, et auprès du public en général, afin de s’assurer que le projet politique émancipateur soit réellement partagé par nos membres et une partie toujours plus grande de la population. L’arrivée d’ON ne fait que mettre en lumière un enjeu plus général, à savoir le besoin de nous éduquer entre nous, afin que les indépendantistes comprennent bien les autres enjeux sociaux et formes d’oppression, et que les socialistes, féministes, écologistes et antiracistes soient capables d’articuler leur « lutte spécifique » avec la question nationale, laquelle n’est pas plus universelle ou particulière que les autres questions. Ce travail d’éducation politique doit se faire dans tous les sens afin qu’aucun axe de lutte ne soit marginalisé.

Objection 2. « On a beau affirmer que toutes ces luttes sont interreliées, encore faut-il pouvoir le démontrer. Je ne vois pas en quoi me séparer du reste du Canada m’empêcherait de me faire harceler quasi-quotidiennement dans la rue. […] Concernant la situation des personnes racisées, la province a toute la misère du monde à démarrer une commission sur le racisme systémique, alors que l’Ontario a déjà mené la sienne et adopté une loi contre le racisme depuis. Qu’est-ce qui porte à croire, alors, que nous faisons mieux ici ? Qu’une séparation d’avec le reste du Canada pourrait alléger le fardeau quotidien de ces personnes ? Même si les souverainistes de QS nous ont déjà resservi ad nauseum l’argument du pipeline d’Énergie-est comme motif irréfutable de vouloir l’entière souveraineté sur notre territoire afin de réaliser un projet de société écologiste, qu’en est-il depuis que le projet est mort ? Quels sont les autres arguments ? Le Québec semble être très bien capable de détruire son propre territoire de façon tout à fait indépendante, en témoigne les quelque 700 sites miniers abandonnés qui parsèment aujourd’hui la province. »

Cette objection rappelle que l’indépendance ne viendra pas régler tous les problèmes du monde par elle-même. Sur ce point, on est d’accord. Comment l’indépendance pourrait-elle renverser, à elle seule, le néolibéralisme, le sexisme, le racisme et la destruction de la nature ? Il s’agit bien de systèmes de domination spécifiques, qui doivent être combattus sur leur propre base, tout comme le dépassement du capitalisme n’entraînera pas magiquement la disparation du patriarcat. Par contre, est-ce que l’indépendance pourrait aider à lutter contre les inégalités sociales, protéger l’environnement, assurer le respect des minorités culturelles, etc. ? Bien sûr, à condition de fonder une nouvelle communauté politique sur des bases justes et démocratiques, en incluant des valeurs et des principes égalitaires, et en adoptant une structure institutionnelle suffisamment inclusive, décentralisée et participative, bref une République indépendante, sociale, démocratique et plurinationale.

Or, « qu’est-ce qui permet de croire qu’une assemblée constituante tirerait nécessairement vers la social-démocratie ? Qu’un Québec souverain serait soudainement féministe, antiraciste, écologiste et ultra-progressiste ? » Rien ne le garantit a priori. Cela veut-il dire que rester dans le Canada pourra nous assurer de vivre dans une social-démocratie, et que d’embrasser le fédéralisme canadien pourra nous garder sur la droite ligne féministe, antiraciste, écologisée et progressiste ? Faut-il rappeler que l’extrême droite, le sexisme, le conservatisme, le climato-scepticisme et le néolibéralisme sont tout aussi présents au Canada ? Évidemment, Céline a raison de rappeler que le Québec n’est pas en soi, essentiellement, une société plus tolérante, de gauche, ouverte sur le monde. Le peuple québécois comprend un ensemble de contradictions, c’est une construction social-historique qui a connu de nombreuses variations idéologiques à travers les époques : plus progressiste et contestataire dans les années 1960-1970, plus morose dans les années 1980, plus néolibéral et conservateur depuis une dizaine d’années, à l’image de plusieurs autres sociétés à travers le monde.

Est-ce que cela veut dire que l’indépendance est inutile pour avancer un projet émancipateur de gauche ? Par ailleurs, se pourrait-il que l’indépendance ne soit pas seulement un outil au service d’un projet de société, mais aussi une valeur en elle-même, celle de la liberté politique ? Rappelons brièvement que l’indépendance peut représenter à la fois un moyen pour l’émancipation et une fin poursuivie pour elle-même. Elle peut être un instrument pour rapatrier de nombreux pouvoirs, lois, impôts et traités internationaux qui ont un impact direct sur les conditions d’existence des gens. Par exemple, si Québec solidaire voulait faire une « révolution fiscale », modifier le code criminel pour inclure des revendications féministes exigeant des réformes juridiques importantes, développer un système ferroviaire abordable axé sur le transport des personnes, ou sortir des traités de libre-échange, il ne pourrait le faire dans le cadre d’une simple province. Par ailleurs, le fait qu’un peuple puisse exercer son droit à l’auto-détermination, qu’il puisse créer librement ses propres institutions pour se gouverner lui-même, et qu’il puisse recréer de véritables alliances avec les peuples autochtones dans une perspective de décolonisation, toutes ces choses ne représentent-elles pas un combat pour la dignité et l’autonomie qui mérite d’être poursuivi, même si cela n’amène pas automatiquement la destruction du capitalisme et du sexisme ?

Pourquoi ne pas profiter de l’opportunité d’une refondation de la démocratie pour élargir les droits et libertés des personnes racisées, de concilier les libertés individuelles et collectives par une pleine reconnaissance de la nation québécoise, des autres nations présentes sur le territoire, et des multiples identités qui forgent le peuple québécois ? S’il peut exister des tensions entre le projet d’émancipation nationale et la lutte antiraciste, pourquoi laisser la question nationale au nationalisme conservateur et l’extrême droite, qui profitent de cette polarisation entre l’identité populaire et les minorités pour avancer leur agenda de réification de la nation et des identités collectives ?

Objection 3 : « Cependant, dans une économie aussi mondialisée que la nôtre, il est permis de se demander quel est l’intérêt de fonder un projet de gauche à si petite échelle ? Quelle sera la latitude du Québec pour réaliser un tel projet ? Ne vaudrait-il pas mieux mettre l’énergie nécessaire pour, d’emblée, étendre ce projet à la plus grande échelle possible ? »

La mondialisation néolibérale ne rend pas obsolète le projet d’indépendance, bien au contraire ; l’importance de reconstruire la souveraineté politique, économique, alimentaire et énergétique des sociétés n’a jamais été aussi nécessaire à l’heure de l’explosion des inégalités sociales et de l’impératif d’une transition écologique. La réappropriation de la souveraineté nationale permet justement d’amorcer une rupture à l’échelle macro-sociale afin d’aller au-delà des luttes défensives, des expérimentations locales et des petites réformes timides dans le cadre du système existant. Pour envisager stratégiquement, c’est-à-dire concrètement, le dépassement du capitalisme, nous devons envisager une transformation radicale de l’appareil d’État pour jeter les bases institutionnelles d’un nouveau régime politique, économique et social. Cela doit se faire également au-delà de la simple souveraineté nationale et étatique, car c’est bien l’exercice de la souveraineté populaire qui permettra de mettre en œuvre une large transformation sociale, laquelle suppose une profonde démocratisation des institutions à toutes les échelles. Comme le souligne la militante écoféministe et philosophe Vandana Shiva, la mondialisation ne sera combattue qu’à travers une redéfinition de la souveraineté.

« La redéfinition de la notion de « souveraineté » sera le grand défi de l’ère post-globalisation. La mondialisation était fondée sur l’ancienne notion de souveraineté, celle des États-nations héritée de la souveraineté des monarques et des rois. La nouvelle notion de souveraineté est le fondement de la résistance à la mondialisation. Cette résistance se traduit par le slogan : « Le monde n’est pas une marchandise. » Actuellement, les Grecs disent : « Notre terre n’est pas à vendre, nos biens ne sont pas à vendre, nos vies ne sont pas à vendre. » Qui parle ? Les peuples. Revendiquer la souveraineté des peuples est la première étape de la souveraineté alimentaire, de l’eau ou des semences. Mais il y a une seconde partie : les peuples revendiquent le droit de protéger la Terre, et non celui d’abuser d’elle comme d’autres la maltraitent. Ainsi la souveraineté des terres, des semences, des rivières rejoint la souveraineté des peuples. Avec la responsabilité de protéger ce cadeau de la Terre et de le partager équitablement. »[1]

De plus, il faut rappeler qu’indépendantisme et internationalisme ne s’opposent pas mais se nourrissent mutuellement, contrairement au nationalisme stricto sensu qui s’intéresse avant tout à l’intérêt national, et au cosmopolitisme qui se place exclusivement dans on horizon post-national, où les peuples, les nations et la souveraineté ont perdu toute pertinence ou signification.

Objection 4 : « Dans tous les cas, il faut reconnaître l’arbitraire des structures provinciales et municipales déjà en place. Nous les prenons de façon opportuniste, parce qu’elles sont déjà là, et non parce qu’elles représentent quelque chose qui existent en soi, quelque chose comme un peuple. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un peuple ? Où commence-t-il et où finit-il ? »

Il ne s’agit pas de reconnaître l’arbitraire des structures fédérales, provinciales et municipales en place, comme nous pouvons reconnaître le caractère arbitraire ou contingent d’être né homme ou femme, blanc ou noir, hétéro ou homosexuel. Il s’agit d’analyser les rapports de domination et la légitimité démocratique des institutions actuelles, pour voir si nous devons les accepter comme telles, les réformer ou même les abolir. Il faut d’abord reconnaître que les institutions provinciales et municipales ne sont pas extérieures à la constitution canadienne, mais une sous-partie subordonnée de l’État canadien, et que ces institutions archaïques sont héritées du colonialisme britannique. C’est pour cette raison que l’indépendance bien comprise ne consiste pas d’abord à séparer le Québec du reste du Canada, en gardant intacts l’Assemblée nationale, le régime parlementaire et la monarchie constitutionnelle, mais à instituer une République digne des plus hautes exigences de l’émancipation humaine.

Cela dit, le caractère arbitraire ou illégitime des institutions en place (qui n’ont jamais été conçues ni approuvées par le peuple d’aucune façon) laisse entière la question de la nature de ce fameux peuple québécois. À l’heure des pratiques d’auto-identification, pourrait-on affirmer sans trop de risque qu’une forte majorité de personnes vivant au Québec s’identifient comment Québécois et Québécoises ? Au-delà de ce sentiment d’appartenance subjectif et variable qui peut être articulé à une pluralité d’identités (locales, sexuelles, politiques et autres), existe-t-il quelque chose comme une société québécoise ? Par société québécoise, il faudrait entendre ici un ensemble complexe de représentations collectives, de pratiques, d’institutions, de significations imaginaires et d’éléments socio-historiques sédimentés qui forment quelque chose comme une culture commune plus ou moins consistante et hétérogène.

En ce sens, le peuple québécois est moins une substance, une essence ou un substrat éternel qu’un processus, une trajectoire historique. Qu’est-ce qu’un peuple ? C’est un processus social, historique, culturel et politique inachevé. Définition laconique certes, mais qui a le mérite de problématiser un phénomène complexe qui est presque toujours évoqué de façon trouble ou simpliste, soit pour l’acclamer ou le mépriser, le réifier ou le rejeter comme fiction. Le peuple existe, de façon partielle, et c’est pourquoi il doit être critiqué ; non pas au sens d’un procès moralisateur, mais d’une auto-critique visant l’émancipation et l’expression de potentialités latentes de l’imaginaire collectif.

Objection 5 : « La séparation du Québec d’avec le reste du Canada ne soulèvera probablement pas de passions chez les électeurs et électrices, parce que la prétendue domination du Canada anglais n’affecte que peu les gens dans leur quotidien, comparativement au harcèlement de rue, à la discrimination à l’embauche, à la dégradation de l’environnement, au temps d’attente des urgences et au salaire minimum, entre autres choses. D’ailleurs, comme cette oppression du régime colonial canadien se traduit-elle concrètement dans la vie des Québécois.es allochtones ? Ne sont-ils pas eux-mêmes d’anciens colonisateurs ? »

Il est vrai que la domination de l’État canadien sur le Québec n’est plus vécue de façon aussi intense aujourd’hui que dans les années 1960-1970. À ce titre, nous pouvions parler à cette époque d’une véritable oppression nationale vécue par les personnes d’ascendance canadienne-française, qui étaient littéralement dominées sur le plan social, économique, linguistique et culturel. Cela dit, est-ce que l’absence d’une conscience de la domination fait disparaître la domination pour autant ? Pour être plus précis, nous pouvons affirmer de façon certaine qu’il existe toujours une domination politique du Canada sur le Québec, qui refuse de le reconnaître comme société distincte et de l’intégrer à la constitution. Et nous pouvons préciser que l’oppression nationale sévit toujours au sein du régime actuel, et qu’elle s’exprime de façon particulièrement vive chez les Premiers peuples qui sont littéralement opprimés par le régime colonial institutionnalisé dans l’État canadien. La situation ambivalente des Québécois, qui se retrouvent à avoir été colonisés, à demeurer des colons et se retrouvant parfois aussi du côté des colonisateurs n’enlève rien à cette dure réalité que le colonialisme existe toujours au Canada et au Québec. Le peuple québécois se retrouve ici dans une position contradictoire, et c’est pourquoi il est urgent d’articuler ce que nous pourrions nommer un « nationalisme décolonisateur ».

Le nationalisme doit être compris comme une perspective stratégique d’émancipation, qui doit lui-même être décolonisé de l’intérieur. Décoloniser signifie abattre les normes, les structures et les institutions qui reproduisent la logique coloniale et les différents systèmes d’oppression : capitalisme, impérialisme, sexisme, racisme, etc. Le nationalisme décolonisateur n’est pas la défense d’une culture nationale vis-à-vis les étrangers, mais un processus d’auto-détermination des peuples et des communautés locales, réactivant les combats historiques des générations précédentes tout en étant ancré dans le territoire. C’est un exercice continu d’autonomisation individuelle et collective, une réappropriation du pouvoir d’agir, des moyens de production et de décision collective, des espaces, milieux et institutions qui gouvernent nos vies. Voilà la souveraineté populaire en acte, l’auto-organisation citoyenne et populaire visant l’auto-transformation des conditions d’existence.

Or, le carcan constitutionnel, juridique et politique canadien représente un véritable frein à l’auto-détermination des peuples et des communautés locales. Ce n’est pas parce que « les gens au quotidien » ne se sentent pas touchés par le régime politique en place que celui-ci n’existe pas. Comme le souligne Rosa Luxemburg : « ceux qui ne bougent pas ne sentent pas leurs chaînes ». C’est le rôle de la théorie critique, de la gauche politique et des forces de changement de mettre au jour les structures de domination qui freinent l’égalité, la liberté et la solidarité humaine. Comme disait Marx, « il faut rendre l’oppression réelle plus dure encore en y ajoutant la conscience de l’oppression, et la rendre plus honteuse encore, en la livrant à la publicité ». C’est bien la force du féminisme, des luttes antiracistes et autochtones d’avoir rendu visible des injustices qui étaient jusqu’alors masquées ou considérées comme les pratiques normales de la vie quotidienne.

Il en va de même pour l’indépendantisme aujourd’hui, qui n’est qu’une lutte parmi d’autres, ni plus ni moins importante que le féminisme et le socialisme, mais qui ne doit pas être négligée, secondarisée ou considérée comme un simple outil moins noble que les autres combats pour l’émancipation. On reproche souvent au socialisme ou à la question nationale de vouloir marginaliser les autres luttes et antagonismes présents dans les rapports sociaux, en hiérarchisant une « contradiction principale » de nature englobante et sociétale vis-à-vis d’autres revendications particulières ou identitaires. Or, on dirait qu’aujourd’hui nous soyons retombés dans le piège inverse : privilégier les combats féministes et antiracistes, en considérant la question nationale comme une lutte identitaire et particulière, suspecte de reproduire l’oppression des minorités.

Une compréhension synthétique de l’ensemble des rapports de domination, ancrée dans l’analyse contextuelle du Québec contemporain et sa trajectoire historique, ne peut se contenter d’un demi-portrait qui laisse en arrière-plan les systèmes politique et économique qui étouffent les potentialités humaines. C’est pourquoi il serait pertinent de réactualiser l’analyse de la « triple oppression » nationale, sociale et patriarcale, comme le préconisait le Front de libération des femmes, pour envisager une nouvelle articulation critique entre nationalisme émancipateur et féminisme, sans oublier bien sûr les formes de domination spécifiques des Premières nations et des personnes racisées. D’où le mot d’ordre qui n’a pas perdu son actualité : Québécoises deboutte ![2]

Partie II : Réponse à Jean-Claude Balu Éclaircir le mandat de l’Assemblée constituante À venir…

[1] https://www.bastamag.net/Vandana-Shiva-Le-libre-echange-c
[2] Véronique O’Leary, Louise Toupin, Québécoises deboutte ! Une anthologie de textes du Front de libération des femmes (1969-1971) et du Centre de femmes (1972-1975), Éditions du Remue-Ménage, Montréal, 1982.
Crédits photo : Jacques Boissinot - La Presse canadienne

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