1 décembre 2021 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/strategie-gauche-chili-reforme-revolution/
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Dans une récente interview où tu évoquais l’expérience de l’Unité Populaire, tu t’es référé à l’historien Julio Pinto pour affirmer qu’il y a des moments où « ce qui est le plus révolutionnaire c’est d’être réformiste alors que, à d’autres moments, ce qui est le plus réformiste c’est d’être révolutionnaire ». Que signifie cette phrase et que peut-elle nous apprendre sur le Chili d’aujourd’hui ?
Je faisais référence au fait que la dialectique nous enseigne que le dialogue avec la réalité est certainement la chose la plus pertinente pour avancer en politique. C’est ce dialogue qui empêche nos décisions tactiques de se fonder uniquement sur nos principes, car souvent la focalisation excessive sur les principes conduit à l’incapacité à aller de l’avant.
Je te donne un exemple : quand on lit les Œuvres choisies de Lénine, on se rend compte qu’en 1905, Lénine a appelé à participer à la Douma [l’assemblée de type parlementaire concédée par le tsarisme suite à la révolution de 1905] parce que c’était la seule façon d’avancer, vu que les conditions subjectives n’étaient pas mûres pour une autre option. Or accuser Lénine en 1905 d’être réformiste parce qu’il a choisi la voie institutionnelle aurait été très peu révolutionnaire ; cela aurait signifié ne pas comprendre la dynamique du processus d’accumulation.
Le Lénine de 1917 ne croyait plus au parlementarisme, parce que c’était un parlementarisme bourgeois. Ainsi, ce qui peut signifier, à un moment donné, une avancée significative, peut à un autre moment jouer un rôle retardateur. Je crois que la question la plus pertinente est le dialogue permanent et lucide avec la réalité, de manière à avoir une lecture réelle des intérêts de classe à chaque instant.
De nombreux camarades chiliens sont extrêmement révolutionnaires au Chili et extrêmement réformistes en dehors du pays. Ils applaudissent le processus bolivarien et le processus bolivien, en oubliant que tous deux ont emprunté la voie réformiste en respectant le cadre institutionnel. Au Chili, en revanche, ils ont toujours critiqué le Parti communiste pour son action dans les institutions. Pour eux, le système institutionnel est illégitime car il est né sous la dictature et que la seule voie est d’agir en dehors de la légalité et de la légitimité. De même, à l’époque d’Allende, certains révolutionnaires affirmaient que la voie chilienne – la voie institutionnelle vers le socialisme – était réformiste et pas révolutionnaire. C’est ainsi que, faute de dialoguer avec la réalité et de prendre en compte l’évolution de la subjectivité du peuple, on en vient souvent à se bloquer sur des décisions basées uniquement sur les textes et non sur la conjoncture.
Souvent, préconiser des options plus radicales s’avère une impasse pour le mouvement. C’est dans une problématique réformiste que sont apparues à Recoleta, la commune dont je suis maire, des pharmacies populaires, des magasins d’optique populaires, des librairies populaires, et c’est ainsi que l’horizon du possible a commencé à s’élargir. Il s’agissait d’un ensemble de mesures réformistes qui ont contribué à accélérer le changement de la subjectivité et à rendre ainsi viables des processus de transformation plus profonds.
En bref, je crois que la contradiction entre réforme et révolution n’existe pas. Toutes les formes de lutte sont valables, pour autant qu’elles aient le soutien de la grande majorité. Je pourrais m’interroger : l’expédition du Che en Bolivie était-elle révolutionnaire ou réformiste ? Combien de ceux qui vivaient vraiment en Bolivie étaient-ils prêts à se joindre à l’expédition du Che, arrivé avec « vingt ou trente révolutionnaires étrangers » pour exporter une révolution issue d’une subjectivité complètement différente ?
Traduire mécaniquement certains processus est une erreur méthodologique qui affecte la gauche et, qui plus est, fait le jeu de la droite. Quand on nous demande « mais quel est votre modèle ? celui du Venezuela ? celui de Cuba ? » je réponds toujours qu’il n’y a pas de modèle, car chaque territoire, chaque lieu et chaque subjectivité sont différents.
Puisque nous parlons de réforme et de révolution, un certain nombre de ceux qui t’ont soutenu lors des récentes primaires l’ont fait dans l’optique d’une candidature présidentielle disons plus « révolutionnaire » ou plus radicale. Maintenant que tu as annoncé ton soutien à la candidature de Gabriel Boric, nous aimerions savoir comment tu comptes convaincre les électeurs les plus sceptiques que Boric est une bonne option.
La première chose à faire est de commencer par une autocritique, et de constater que notre programme n’a pas réussi à mobiliser le peuple. Ce n’est pas la faute de Gabriel [Boric], c’est la nôtre. Cette autocritique doit être celle de la gauche la plus militante, en ce que nous nous sommes trop focalisés sur les institutions et que nous avons laissé de côté le travail à la base et le travail d’organisation et de création du pouvoir populaire, la dualité de pouvoir, pour le dire en termes classiques. La participation des secteurs populaires a été si faible que, pour être franc, j’y vois le fait que le Chili n’était pas prêt à adhérer à un programme comme le nôtre.
Aujourd’hui, nous soutenons Gabriel et je crois que Gabriel va effectivement devenir le président du Chili. Il devra faire face à des questions extrêmement importantes, à commencer par le fait qu’il sera chargé de mettre en place la nouvelle Constitution. C’est déjà quelque chose de très significatif… quelque chose de réformiste et en même temps de profondément révolutionnaire, pour revenir à ce dont nous parlions précédemment. Voilà trente ans que nous nous efforçons d’en finir avec la Constitution et maintenant que nous sommes en train de réussir, savoir qui va mettre en place la nouvelle Constitution n’est pas indifférent.
En outre cette Constitution commencera à s’appliquer dans un système où l’initiative législative restera encore une attribution du président de la République. Il est donc essentiel que le président soit acquis aux changements qu’apportera la nouvelle Constitution. Dans son programme de gouvernement, Gabriel ne propose pas que les réformes soient réalisées au rythme que nous proposions, mais il va bien dans la même direction.
J’ai insisté de façon catégorique pour que l’on parle davantage de perspectives que de projets. Ce sont deux choses différentes : un projet est quelque chose qui est complètement défini et qui ne peut pas être discuté ; une perspective est un horizon vers lequel se diriger. Je crois que Gabriel va engager le processus de changement de direction qui permettra que le Chili commence à évoluer vers un pays plus solidaire et socialement juste, féministe, paritaire, plurinational, interculturel et multilingue, avec une approche en termes de droits.
Donc, si vous me demandez quel est le message pour ceux qui « n’y croient pas », c’est que, au-delà de ce que nous obtiendrons, ce sera le début du chemin ; et c’est le plus important, parce que le plus urgent est de faire évoluer la subjectivité du peuple de sorte que le gouvernement de Gabriel puisse ouvrir la voie à un nouveau gouvernement capable de poursuivre cette transformation, et pas à un autre gouvernement attaché à démanteler ce que nous aurons gagné. Les transformations, nous le savons tous, ne vont se faire ni en deux, ni en quatre ni en douze ans ; il s’agit d’un processus qui doit se développer dans la durée et, de ce fait, sans soutien populaire à la base, il n’a pas d’avenir.
Puisque nous parlons de subjectivité du peuple, la nouvelle la plus choquante de ces élections a peut-être été le soutien important obtenu par une force politique d’extrême droite, celle de José Antonio Kast. Comment expliquer la montée soudaine d’un parti politique qui se positionne à la droite de l’UDI, c’est-à-dire à la droite d’un parti qui a rendu effective la légalisation de la dictature de Pinochet ?
Les crises s’accompagnent toujours d’incertitude, et cette incertitude amène les gens à choisir entre deux options : soit continuer avec le modèle en vigueur, soit l’affronter. C’est ce qui s’est passé, par exemple, aux États-Unis, où lors des élections de 2016, il y avait deux opposants au modèle en place : Sanders et Trump. Puis, lorsque Sanders a été écarté, Trump s’est retrouvé seul à se présenter comme un opposant au modèle de la mondialisation, mais sans se déclarer ennemi du néolibéralisme (contrairement à Sanders). De plus en plus souvent, lorsqu’un candidat apparaît comme un candidat de la continuité – comme l’était Hillary Clinton, pour considérer l’exemple américain – les gens le rejettent. Au Chili, quelque chose de similaire à Trump peut se produire, car Kast est aussi une figure d’opposition, même s’il est d’extrême-droite. C’est un personnage qui parvient à s’approprier très rapidement certaines inquiétudes ressenties par les gens. Il réussit à mobiliser la haine de l’inconnu, de l’immigration, et il reprend à son compte l’aspiration à une vie tranquille, pour en faire une volonté d’ordre conservatrice.
Ce que les gens ne comprennent pas, c’est que le maintien durable des inégalités apporte tout sauf la paix et la tranquillité. Si, au deuxième tour, Kast affrontait un candidat représentant la continuité, il est très probable que Kast l’emporterait. C’est pourquoi la seule alternative est Gabriel, car il est lui aussi un opposant au système actuel.
Aujourd’hui, Kast développe un discours qui touche certaines fibres essentielles d’une subjectivité extrêmement élémentaire, extrêmement désinformée et aussi extrêmement ductile. Il tient un discours de haine qui trouve un écho dans une partie de la population, pour diverses raisons économiques et sociales. Mais soyons clairs : le Chili ne rejette pas les migrants ; ce qu’il rejette, c’est la pauvreté. Ce n’est qu’une question de classe, car les étrangers riches sont les bienvenus dans notre pays.
Une autre personnalité de droite fait également les gros titres ces jours-ci, ne serait-ce qu’en raison de sa présence dans les Pandora Papers . Alors que certains secteurs réclament la destitution du président Sebastián Piñera pour son rôle dans la vente de la société minière Dominga, tu as adopté une autre position. Pourrais-tu expliquer pourquoi tu appelles non pas à sa destitution mais à sa démission ?
Je trouverais très triste pour le Chili que le président soit destitué pour des questions de corruption alors qu’on n’a pas été capables de le destituer lorsqu’il a violé les droits de l’homme et commis des crimes contre l’humanité.
Je ne pense pas qu’il y aura un vote majoritaire pour sa destitution, mais pour moi la violation des droits de l’homme est bien plus grave que la corruption. Et ce ne sont pas les premières affaires de corruption que connaît le Chili concernant son actuel président. Dans les années 1980, Piñera s’est soustrait à la justice alors qu’il avait escroqué une banque dans sa totalité. Les États-Unis ont ouvert deux procédures contre lui pour délit d’initié, ce qui, aux États-Unis, est passible de prison, car cela porte atteinte aux sacro-saintes lois du marché.
Il est également poursuivi pour conflit d’intérêt et délit d’initié. Si les États-Unis avaient voulu l’empêcher de devenir président, ils auraient déjà demandé son extradition et l’auraient mis en prison. Mais ce n’est pas pour rien qu’il est président. Il s’est précipité pour aller saluer Trump et s’asseoir à ses côtés et pour lui demander de bloquer toutes les procédures judiciaires à son encontre. La droite chilienne a de tout temps voté pour des voleurs et pour des criminels. Paradoxalement ceux qui votent pour des voleurs se plaignent ensuite de la criminalité. C’est pourquoi je préférerais, si le président avait un tant soit peu de dignité, qu’il démissionne tout simplement.
Parlons un peu de ton mandat à Recoleta. Tu as récemment été réélu comme maire et, quand on voit que plusieurs des expériences novatrices de Recoleta ont été reprises dans d’autres communes, il semblerait que quelque chose se passe bien là-bas. Pourrais-tu d’abord expliquer ce que tu as fait dans ta commune et ensuite expliquer les implications que cela pourrait avoir pour le Chili.
Le système juridique du Chili en fait un État qui ne peut jouer qu’un « rôle subsidiaire » [ainsi que le définit la Constitution pinochetiste de 1980, qui interdit toute intervention directe de l’Etat dans l’économie et les transferts sociaux, note de CT]. Cela revient à considérer comme acquis qu’il n’y a jamais assez de ressources pour répondre à tous les besoins de la population et que, par conséquent, l’État ne peut pas investir dans la sphère de la production et des échanges ; pour répondre aux problèmes que rencontrent les gens, l’État a recours à des subventions. Lorsqu’une personne ne peut pas payer un traitement médical avec ses propres revenus, l’État lui verse une aide afin qu’elle puisse payer le prix demandé par le système privé pour ce médicament ou ce traitement.
C’est ainsi que nous avons commencé à chercher une formule pour intervenir sur un marché habitué à des pratiques très abusives. Il nous fallait intervenir et jouer un rôle économique d’intervention radicale sur le marché. Mais comment devait-on s’y prendre ? Pas en fixant les prix, mais en achetant à un prix donné et en revendant au même prix. Il ne s’agissait pas alors d’une activité commerciale et il n’y avait donc pas infraction à la loi ou à la Constitution. Nous avons donc créé un programme de subvention indirecte, en mettant en place, par exemple, un programme d’accès aux médicaments qui prenait en charge les frais de fonctionnement des pharmacies populaires. Nous achetions ainsi au prix fixé par les laboratoires et nous revendions au même prix sans demander aux usagers de contribution financière. Cela a cassé le marché.
Nous avons fait la même chose avec les librairies. Nous avons mis en place un programme municipal de promotion de la lecture, dans le cadre duquel la municipalité, par l’intermédiaire d’une corporation culturelle, prend en charge les frais de fonctionnement de la librairie et nous avons réussi à réduire le prix des livres de 60 %. Ce mécanisme fait que personne ne peut prétendre que nous attaquons le marché. Nous avons procédé de même pour tout : lunettes, appareils auditifs, et maintenant implants dentaires, accessoires en matière d’hygiène, musique, etc.
C’est ainsi que nous avons réussi à faire évoluer profondément la subjectivité des gens. Nous avons en même temps mis en évidence que les laboratoires font un bénéfice de 3 000 % ! Alors, quand avec un projet comme celui-ci on parvient à réduire de 95 % le prix d’un produit sur le marché, cela casse le marché mais, en outre, les gens alors se disent « ils se moquent de nous, ils abusent ». C’est là que s’ouvre un nouvel espace politique, avec deux objectifs fondamentaux : gagner l’adhésion populaire et s’en prendre directement au modèle de monopole et d’abus.
Et quelles sont les chances que cela s’étende au niveau national et, pourquoi pas, par la voie constitutionnelle ?
Ce serait idéal si c’était le cas. Nous avons réussi à multiplier les pharmacies populaires : plus de 170 communes au Chili – sur un total de 345 – ont copié notre modèle. Ensuite, nous avons regroupé toutes les pharmacies municipales et formé une association de pharmacies qui a les compétences d’une centrale d’achat, et nous sommes donc intervenus sur le marché. Et nous avons maintenant la première pharmacie qui vend également des appareils auditifs, des lunettes, etc.
Ce type de pratiques a évidemment beaucoup à voir avec la théorie de la décroissance, où il ne s’agit pas de se tourner vers les grandes économies d’échelle qui ont permis de réduire les coûts, mais de se préoccuper de l’auto-soutenabilité des écosystèmes. Nous voulons travailler au niveau local, qui est, je crois, un domaine de l’État qui a été méprisé par toutes les forces politiques de droite comme de gauche.
Pour conclure, l’Assemblée constituante a déjà commencé à s’attaquer aux questions plus fondamentales de la rédaction de la nouvelle Constitution. Comment vois-tu l’évolution de ce processus ? Où se situent les points les plus délicats ?
Je pense que le processus se déroule très bien. Les choses ont progressé parce que, la droite n’ayant pas gagné un tiers des sièges, il y a une majorité suffisante pour avancer en douceur. Les questions les plus fondamentales touchent au type d’État, au système politique et à la définition des droits sociaux. Quand je parle du type d’État, c’est en référence à un État plurinational, interculturel, multilingue, féministe et paritaire. Quand je dis système politique, c’est avec l’objectif de se diriger vers un système semi-parlementaire ou semi-présidentiel, avec un parlement composé d’une chambre unique, et avec des droits beaucoup plus étendus qu’aujourd’hui.
Le dernier point concerne les mécanismes institutionnels de démocratie directe que nous allons introduire afin de garantir que les citoyen.ne.s puissent s’immiscer dans le système politique chaque fois qu’ils le jugent nécessaire. Et enfin, il s’agit de trouver les moyens de faire face à la crise climatique et de mettre en place la relance d’un projet de développement national.
Nous devons prendre en compte très sérieusement la théorie de la décroissance. Nous devons comprendre que la croissance implique plus de production et plus de consommation, et que plus de production et plus de consommation impliquent plus de déprédation sans redistribution des richesses. Sans une lutte efficace et frontale contre le marché du luxe, nous mettons la planète en danger. À quoi bon avoir une voiture dotée d’un moteur V6 ou V8, qui peut rouler à 350 kilomètres-heure, s’il n’y a aucune route dans le monde où elle est autorisée à rouler à cette vitesse ?
Aujourd’hui, si on posait la question à n’importe quelle personne dans le monde, elle serait presque certainement d’accord pour dire que l’urgence climatique est le produit de l’action anthropique, c’est-à-dire que c’est l’espèce humaine qui a mis la planète en échec. Or, c’est faux. Il ne s’agit pas de l’espèce humaine mais du 1% le plus riche de l’espèce humaine. Ce ne sont pas les pauvres à travers le monde qui, par exemple, mangent des pastèques en juin dans l’hémisphère sud. Au Chili, nous avons des pastèques en décembre, janvier, février et un peu en mars. Lorsque quelqu’un au Chili veut manger des pastèques en juin, il se rend dans l’un des supermarchés de luxe et il achète une pastèque, mais une pastèque provenant de Floride. Ce modèle de consommation instaure une relation prédatrice avec la nature et il faut y mettre fin.
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Réalisé par Octavio García Soto et Nicolas Allen, cet entretien a été publié par Jacobin Latin América et traduit pour Contretemps par Robert March.
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