Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Médias

Quelle critique des médias ?

Notre association s’est réunie en Assemblée générale le 3 février 2018 et a adopté la Charte d’orientation suivante. Parce que le paysage de la critique des médias se diversifie, pour le meilleur mais aussi bien souvent pour le pire, il nous a semblé important de revenir sur les fondements de celle que nous essayons de mettre en œuvre, depuis plus de vingt ans. Nous abordons dans ce texte trois points essentiels : Pourquoi critiquer les médias ? Quelle critique pour Acrimed ? Quel rapport notre association entretient-elle avec les médias ? Cette charte, rendue publique, figurera dans l’onglet « Orientation » de notre site, rassemblant plusieurs contributions théoriques sur la critique des médias en général, et celle d’Acrimed en particulier.

À la suite des grandes grèves de novembre-décembre 1995 contre le « plan Juppé » de réforme des retraites et de la sécurité sociale, et en raison de « la manière détestable » dont les grands médias en avaient rendu compte, était lancé en mars 1996 un « Appel pour une action démocratique sur le terrain des médias » à partir duquel devait être constituée, un mois plus tard, notre association.

Nous n’étions ni les premiers ni les seuls. Depuis le XIXe siècle au moins, la critique des médias a toujours accompagné l’histoire des médias. Et Acrimed est née dans un contexte marqué par la parution de Sur la télévision de Pierre Bourdieu (1996), puis des Nouveaux Chiens de garde de Serge Halimi (1997) et la diffusion du documentaire de Pierre Carles, Pas vu, pas pris (1998). Un « pôle de radicalité » s’est constitué qui, dans toute sa diversité et parfois avec ses divergences, a compris et parfois comprend encore, outre Acrimed, les journaux PLPL puis Le Plan B, les documentaires de Pierre Carles, les images et les sons du collectif Nada ou du site de « Là-bas si j’y suis », les articles du Monde diplomatique et, emblématique, le film Les Nouveaux Chiens de garde, entre autres…

Depuis 1996, date de la constitution de notre association, le paysage de la critique des médias s’est profondément modifié. La critique des médias prolifère et ne cesse de se répandre. Le pire voisine le meilleur. Celle de notre association n’est pas dénuée de présupposés auxquels adhèrent globalement nos adhérent·e·s. Les voici.

Préambule : - Pour quelles raisons ? – Pourquoi critiquer les médias ?

La critique des médias telle que nous la concevons se justifie par ses enjeux.

1. Si, sous certaines conditions, pour peu qu’ils soient indépendants et pluralistes, les médias sont indispensables à la démocratie, la critique des médias leur est indispensable. C’est dire qu’elle est elle aussi indispensable à la démocratie, de quelque manière qu’on la définisse ou l’envisage.

Quels qu’en soient les supports, les formes et les genres, les médias sont indispensables à la diffusion des informations et des débats, ainsi qu’à celle de la culture et du divertissement.
Fonctions nécessaires, mais mal remplies quand les médias restent placés sous la double dépendance, plus ou moins affirmée, des pouvoirs économique et politique. La critique des médias se doit d’être vigilante quant aux mutilations, induites par cette double dépendance, qui affectent la diversité et la qualité des productions médiatiques.

2. Si les médias exercent des pouvoirs, ces pouvoirs doivent se voir opposer, si faibles soient-ils, des contre-pouvoirs. Les médias ne sont pas tout-puissants. Ils ne sont pas aussi puissants qu’on le croit communément ou qu’ils le prétendent, quand ils s’affichent comme un « quatrième pouvoir ». Mais ils exercent des pouvoirs (de consécration ou de stigmatisation, d’incitation et de dissuasion, de prescription et de problématisation, de cadrage et d’exclusion). Quand ces pouvoirs s’exercent dans le même sens, les médias exercent une domination symbolique. À ce titre, ce sont des auxiliaires, voire des rouages de toutes les formes de domination : économique, sociale et politique. La critique des médias oppose ses contre-pouvoirs aux pouvoirs des médias et à leur domination symbolique.

3. Si les médias exercent des pouvoirs, ils les exercent dans tous les domaines. Les médias ne constituent pas un secteur dont les activités seraient indépendantes de toutes les autres et dont toutes les autres seraient indépendantes. Toutes les dimensions de l’existence des hommes et des femmes sont concernées par les médias et par leur médiatisation : qu’il s’agisse de leurs dimensions nationales ou internationales, et de toutes les dimensions de la vie économique, sociale, culturelle ou politique. Une déplorable routine, quand ce n’est pas un complet aveuglement, incite pourtant à traiter les questions que soulèvent les médias comme des questions sectorielles, voire marginales : un domaine d’analyse, d’observation et, le cas échant, de contestation, parmi d’autres. Autrement dit, un front secondaire. L’observation et la critique des médias doivent avoir pour objectifs de leur reconnaître la place centrale qu’ils occupent et la place transversale qui est la leur, ainsi que d’inciter tous les acteurs de la vie sociale à faire de même.

4. Si un autre monde est nécessaire, d’autres médias le sont aussi. L’ordre social et politique existant, national et international, n’est pas immuable. S’il n’appartient pas à la critique des médias de proposer les objectifs et les moyens de sa transformation, elle en est nécessairement partie prenante. Et entre toutes les options possibles, la nôtre est d’être partie prenante du mouvement altermondialiste (selon une appellation qui semble être tombée en désuétude) et d’une gauche de gauche que chacun·e peut définir comme il l’entend pour peu que cette gauche soit effectivement en lutte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression.

Tel est donc le principal motif de notre critique des médias :

Si un autre monde est possible, d’autres médias le sont aussi
Pour qu’un autre monde soit possible, d’autres médias sont nécessaires

I – Quelle critique ?

Une critique radicale. Notre critique est une critique radicale parce qu’elle s’efforce de prendre les choses à la racine ou aux racines. Et les racines, quand il s’agit des médias, ce sont notamment leurs formes d’appropriation, les déterminations sociales des journalistes, leurs rapports aux pouvoirs économique et politique. Notre critique se défend des raccourcis et se défie des survols. Des raccourcis qui, par exemple, attribuent à des manipulations intentionnelles toutes les malfaçons et dérives médiatiques. Des survols qui sont souvent ceux de la critique médiatique des médias.

Cette critique se borne généralement à relever des manquements à la « déontologie » : elle décrit des pratiques journalistiques et déplore des fautes professionnelles, mais sans mettre en évidence les contraintes qui les expliquent ; elle dénonce des « pressions », économiques et politiques, mais sans s’attarder sur ce qui les rend possibles et efficaces ; elle pourfend les censures visibles, mais néglige les censures invisibles ; elle concède des « dérapages » propagandistes, mais s’accommode de la pensée de marché ; elle prescrit des corrections à la marge, mais sans mettre en cause l’ordre médiatique existant. Cette critique est insuffisante, surtout quand elle se présente comme autosuffisante.

Notre crique s’efforce d’expliquer et d’évaluer.

A. Une critique explicative, une critique normative

(1) Notre critique est explicative. C’est une critique des formes d’appropriation des médias, des logiques économiques et sociales qui les gouvernent, de la marchandisation de l’information et de la culture qui en découle : tout ne s’explique pas par elles, mais rien ne s’explique sans elles. Pour ne pas verser dans un économisme à courte vue, notre critique s’étend aux conditions sociales et politiques d’exercice des métiers du journalisme : aux rapports de compétition et de domination qui règnent dans les médias, ainsi qu’aux formes de subordination des médias aux gouvernants et à l’organisation des pouvoirs publics.

La critique que nous proposons s’efforce de rendre visible ce qui ne l’est pas ou pas totalement. Mais elle n’attribue pas à l’action de quelques acteurs les malfaçons de l’information et les distorsions de l’espace public. Eux-mêmes ne sont, à bien des égards, que des symptômes.

Faut-il le préciser ? Les journalistes ne sont pas « tous pourris ». Rouages d’une machinerie qu’ils ne contrôlent pas, même quand ils se croient indépendants, la plupart d’entre eux sont des exécutants, comme dans nombre de professions, surtout au niveau subalterne. Ils ne sont pas responsables des raisons sociales de leur dépendance. C’est pourquoi notre critique s’efforce de différencier les propriétaires et les tenanciers des médias d’une part et, de l’autre, les soutiers de l’information qui désinforment, quand ils le font, sans toujours le vouloir : tout simplement parce qu’ils ont intériorisé des contraintes marchandes (l’audience, la diffusion, le formatage) comme des qualités professionnelles. Cette même critique invite à distinguer les exécutants dociles et complaisants, heureux de n’être que des rouages, et les rouages indociles ou récalcitrants qui tantôt se résignent à faire ce qu’on leur demande « parce qu’il faut bien vivre », tantôt tentent et parfois réussissent à introduire quelques grains de sable dans la machine.

Une critique explicative n’est pas condamnée à être doctrinaire. Notre critique ne jure pas en permanence par Marx et par Bourdieu. Elle tire le meilleur parti possible de l’analyse économique des médias (quand elle n’est pas libéralo-capitaliste), de la sociologie des journalismes (quand elle porte sur des positions sociales et des relations et non sur de simples descriptions). À ce titre, nous devons faire flèche et faire feu des meilleurs bois parmi les critiques des médias qui existent en dehors de nous et en tirer parti, pour préciser et renouveler notre critique, pour ne pas être condamnés au ressassement de vérités premières. Certes, dans la mesure où elles changent peu (mais elles changent…), les mêmes causes produisent les mêmes effets : notre critique est inévitablement répétitive, mais elle ne devrait pas être routinière. Les meilleurs bois nous incitent à actualiser sans cesse ses contenus et ses formes [1].

(2) Notre critique est normative. Notre critique n’est pas seulement explicative, mais elle évalue les transformations des médias, les évolutions du journalisme et de ses pratiques, les qualités et les défauts des informations.

Une critique normative n’est pas condamnée à être idéaliste. Notre critique n’oppose pas un journalisme idéal dont nous inventerions les normes au journalisme réellement existant. Ce journalisme prétendument idéal aurait toutes les chances d’être strictement partisan et élitaire. Notre critique, au contraire, prend pour normes les idéaux, voire les mythes, auxquels se réfère le journalisme réellement existant et les met à l’épreuve de la réalité. Vous dites « indépendance des journalistes », « pluralisme des opinions », « diversité et exactitude (voire objectivité) des informations » ? Vérifions !

Dans tous les cas, cette critique n’est pas prioritairement destinée aux journalistes ou, plus généralement, aux professionnels des médias. Elle s’adresse à la fois aux acteurs et aux usagers de l’information et de la culture. Elle s’efforce de contribuer à une éducation aux médias, dont les enjeux démocratiques ne sont pas exclusivement pédagogiques et à une contestation des médias qui ne se limite pas à leur examen académique.

B. Une critique intransigeante, une critique politique

(1) Une critique intransigeante

Notre critique est indépendante. Acrimed est une association qui ne dépend d’aucun pouvoir (économique, médiatique ou politique), elle n’est affiliée à aucun parti politique, elle ne se prévaut d’aucune école ou groupe de pression et n’est financée par aucun mécène capitaliste. Et parce qu’elle est indépendante, notre critique peut, sans transiger sur ses valeurs et ses
analyses, se livrer à une dénonciation sans complaisance de l’ordre médiatique et de ses gardiens.

Notre critique est intransigeante parce qu’elle ne se laisse pas intimider par les médias dominants et l’éditocratie qui les dirige. Parce qu’elle énonce sans fard et dénonce sans pruderie, mais sans jamais renoncer à expliquer, cette critique s’expose à la vindicte des tenanciers des médias, des chefferies éditoriales et des experts consacrés par ces derniers. Qu’importe ! Nous n’entendons pas nous laisser intimider par leur pouvoir. Ce pouvoir et le « pouvoir » des médias, ce sont aussi et peut-être surtout ceux qui leur sont concédés par ceux qui les subissent. L’« autorité » des sommités médiatiques (et particulièrement celle des experts pour médias) est d’abord celle que leur confère leur omniprésence. Ce « pouvoir » et cette « autorité » s’incarnent dans des personnes. Pourquoi faudrait-il taire leurs noms, du moins quand ces noms incarnent des positions de pouvoir – que d’autres « noms » pourraient occuper ? Avec les mêmes effets, si rien ne change.

Si une telle critique peut déboucher sur des réformes, tant mieux ! mais ce n’est pas en émoussant son tranchant qu’elle espère y parvenir. Si une telle critique est incompatible avec les règles de la bienséance médiatique que cherchent à imposer ceux qui contrôlent l’accès aux médias dominants, tant pis !

(2) Notre critique est intransigeante, mais elle n’est pas sectaire

 Tout ce qui n’est pas semblable à nous n’est pas uniformément contre nous. Notre critique hiérarchise ses cibles. Sa radicalité ne se mesure pas à sa virulence. Elle ne s’adresse pas à des consommateurs de contestation d’autant plus contestataires qu’ils se bornent à consommer leurs indignations. Elle ne confond pas position et posture.

 Notre critique ne cultive pas un splendide isolement qui, quelle que soit son audience, nous condamnerait à la marginalité. Elle distingue ceux qu’il faut convaincre de ceux qu’il faut combattre. Elle ne confond pas ses adversaires et ses partenaires, les divergences de fond et les divergences de détail qui ne sont parfois que de simples différences. Mieux : elle cherche à faire converger ces différences pour bâtir un front commun.

Pour autant, une telle critique n’est ni un exutoire, ni un divertissement de dilettante. Elle s’efforce de rendre sensible la nécessité, voire l’urgence de transformations du monde des médias et, par conséquent, de formuler et de justifier les propositions correspondantes. C’est donc une critique politique.

(3) Une critique politique

Notre critique est politique. Mais en quel sens et dans quelles limites ? Cette critique n’a pas pour objectif d’opposer une orientation politique aux orientations politiques des médias. En ce sens ce n’est pas une critique de parti-pris (qui pourrait être celle d’une formation politique) que nous opposerions aux partis-pris politiques des médias que nous critiquons.

Notre critique est politique d’abord et principalement parce qu’elle entend faire de la question des médias et des journalismes une question politique – la principale (sinon la seule) question politique qui nous occupe et fait l’objet de prises de position publiques. Elle est politique parce qu’elle attribue les dépendances des journalistes, les mutilations du pluralisme et les ravages de la mal-information à des faits de domination économique, sociale et politique, communément et génériquement contestés par la gauche quand elle est de gauche : une « gauche de gauche » dont il ne nous appartient pas de donner une définition partisane.

Si notre critique est une critique politique, c’est en raison de ses fondements et de ses objectifs.

 Les fondements de notre critique ne sont pas, en effet, sans conséquences. Comment pourrait-il en être autrement s’il est vrai que ce sont les formes d’appropriation des médias, les contraintes capitalistes auxquelles ils sont assujettis, les rapports de concurrence commerciale qui les régissent, les rapports de force et de lutte au sein du microcosme médiatique qui conditionnent et infléchissent à la fois les orientations éditoriales, la dépendance des journalistes et les mutilations du pluralisme ?

 Les objectifs politiques de notre critique sont cohérents avec sa radicalité. C’est logiquement qu’ils prennent pour cibles non seulement les effets du libéralisme économique, mais aussi des formes précises de domination sociale et politique. C’est non moins logiquement que cette critique de l’ordre médiatique existant, des fonctions qu’il remplit et des conditions sociales et politiques de sa reproduction est une critique politique qui nourrit des propositions alternatives.

Comment s’étonner dès lors si nous en appelons à une gauche de gauche – associative, syndicale et politique – qui serait en mesure, quels que soient ses contours et ses différences, de poser, à nouveau et enfin, les questions de l’information et de la culture comme des questions démocratiques et politiques essentielles – et de contester, proposer, mobiliser en conséquence ?

Les journalistes prétendent souvent (mais pas toujours) à « l’objectivité » et à la « neutralité ». Nous n’en demandons pas tant. Informer, c’est choisir : encore faudrait-il que ces choix ne soient pas arbitraires et mutilés. Acrimed prétend à l’exactitude et non à « l’objectivité » ou à la « neutralité ». Invoquer la neutralité, c’est entretenir une illusion qui dissimule tous les partis pris. Une prétendue neutralité de la critique neutraliserait toute critique. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que cette neutralité soit exigée par toutes celles et tous ceux qui veulent se dérober à toute critique, à commencer par la nôtre.

C’est pourquoi, sans en faire un programme et encore moins notre programme, nous n’hésitons pas à nous prévaloir de la critique du capitalisme et de l’Europe libérale, de celle du sexisme et du racisme, des guerres impériales et des oppressions coloniales. Entre autres… Mais Acrimed ne critique pas directement les médias pour les positions idéologiques et politiques qu’ils adoptent

Mais précisément parce que nous défendons le pluralisme, cette critique politique n’est pas ou pas prioritairement une critique de parti pris contre les partis pris des médias ou de certains d’entre eux. En démasquant la propagande à sens unique, il ne s’agit pas de faire de l’observation critique une simple occasion de contre-propagande, ou de contester une orientation éditoriale pour formuler une orientation politique alternative.

La question politique qui nous occupe est celle d’une nécessaire transformation des médias. Notre critique est celle de leurs formes d’appropriation et la mise à l’épreuve des idéaux dont se prévaut le journalisme.

(4) Notre critique est politique, mais elle n’est pas partisane

Acrimed n’est pas la commission médias d’un parti politique (réel ou imaginaire), d’un syndicat généraliste (ou catégoriel), d’une association globalisante (ou spécifique).

Nous n’avons pas vocation à statuer sur le fond des sujets traités par les médias. Nombre de critiques auxquelles nous avons recours ne sont, pour l’essentiel, que des éclairages. Qu’il s’agisse de la critique du libéralisme économique (car il en existe de toutes sortes, y compris au sein de la gauche qui n’est pas vraiment de gauche) ou de l’Europe libérale (car elle comporte de nombreuses variétés, des partisans d’une Europe sociale à ceux d’une sortie de l’Union européenne). Qu’il s’agisse du racisme ou du sexisme. Qu’il s’agisse des questions dites « environnementales » (car l’écologie est très diverse, et qu’il existe par exemple des partisans du nucléaire au nom de l’écologie) ou des questions internationales (des droits qui doivent être défendus, mais de plusieurs points de vue) et des guerres qui sont menées (qui ne méritent aucun suivisme). Entre autres…

Tout cela bien que nous puissions nous prévaloir de la critique du capitalisme et de l’Europe libérale, de celle du sexisme et du racisme, des guerres impériales et des oppressions coloniales. Mais tout cela, d’abord et toujours, pour mettre en évidence les dépendances du journalisme, les mutilations de la diversité des informations et de la pluralité des opinions, les inexactitudes et les mensonges qu’alimentent notamment des partis pris dissimulés.

II - Quels rapports aux médias ?

Quels rapports entretenir avec les médias, et en particulier avec les médias dominants ? Inlassablement, nous soumettons cette question aux associations, aux syndicats, aux formations politiques, aux acteurs des mobilisations sociales qui, sans doute, se la posent sans nous. Inlassablement, nous leur proposons quelques analyses du « champ de bataille » et nous les interpellons, non pour leur prescrire ce qu’ils doivent faire, mais pour qu’ils ne se bornent pas à traiter les médias comme des instruments, plus ou moins dociles, mais neutres.

Mais quelles sont les réponses qu’Acrimed, pour son propre compte et en fonction des particularités de son action, apporte à cette question ? Discutées lors d’une Assemblée Générale tenue en juin 2007, les quelques propositions qui suivent ne marquent qu’une étape dans un débat toujours ouvert.
À quels médias l’association Acrimed s’adresse-t-elle directement pour faire connaître ses analyses et ses propositions ? À quelles conditions l’association Acrimed intervient-elle dans les médias qu’elle observe et qu’elle critique ?

Si Acrimed n’est presque jamais invité dans les grands médias, ce n’est évidemment pas en raison de ces conditions !

A. En toute indépendance…

(1) Indépendante, l’association Acrimed, consciente des risques d’instrumentalisation, de récupération et de banalisation, fait d’abord connaître ses critiques et ses propositions par ses propres moyens et ses propres médias. Mais elle s’appuie aussi, pour les diffuser, sur d’autres médias et sur d’autres forces : sur les médias alternatifs dans la mesure où ils sont la critique en acte des médias dominants et pour peu qu’ils pratiquent ouvertement la critique de ces mêmes médias ; sur les médias qui soutiennent les mouvements sociaux au sein de la galaxie de la gauche de gauche et pour peu qu’ils respectent notre indépendance ; sur les syndicats et associations de journalistes dans la mesure où ils défendent le droit d’informer dans toutes ses dimensions et pour peu qu’ils se battent pour une information libérée des contraintes imposées par sa marchandisation ; sur les composantes du mouvement altermondialiste dans la mesure où elles contestent l’ordre marchand et pour peu qu’elles intègrent à leur combat la contestation de l’ordre médiatique existant. C’est à ces priorités que sont subordonnées nos interventions dans d’autres médias.

(2) Démocratique, l’Association Acrimed entend naturellement exercer sa vigilance sur elle-même. Elle veille à garder la maîtrise du choix de ses porte-parole, refuse de l’abandonner à des journalistes (voire à des acteurs collectifs) en quête de « personnalités » et cherche à éviter toute personnification de son action collective, alors même que les médias (confortés en cela par un individualisme sans frein) concourent à cette forme de politique de la dépolitisation qui dégrade le débat public et la vie démocratique en spectacle médiatique : une dégradation dont nous ne saurions être les acteurs consentants ou les témoins silencieux.

(3) Critique à l’égard des médias dominants, Acrimed entend tirer les conséquences de cette critique, en choisissant elle-même ses modes d’intervention, sans se soumettre aux conditions imposées par ces mêmes médias. Son rôle principal est d’informer sur ces médias et sur leurs sollicitations et non de répondre à ces sollicitations ; de contester leurs insuffisances, voire leur nocivité, et non de leur servir d’alibi ou d’en tirer parti. Nous n’entendons pas laisser banaliser ou neutraliser cette critique en acceptant sans broncher des conditions et les formats d’expression qui débouchent, souvent sans que les journalistes le veuillent et même sans qu’ils le voient, sur une information-marchandise appauvrie, notamment par le culte de l’image, de l’instantané, de la brièveté et de la rapidité, ainsi que par la polémique vide pour plateau télé ou par « tribunes » interposées. Si elle se laissait couler dans ce moule, la critique des médias, ne résisterait pas mieux que d’autres « produits » déjà déglutis et digérés par les grands estomacs médiatiques.

(4) Acteur du débat public, Acrimed entend contribuer à son animation en multipliant les espaces de discussion et de confrontation, sans se laisser séduire par les formes médiatiques des débats, généralement à sens unique, même quand ils sont à plusieurs voix ou quand ils accordent un strapontin ou des « niches » aux contestataires. Nous n’entendons pas concéder aux médias de masse le monopole auquel ils prétendent. Se juger soumis à l’alternative compromission médiatique / silence social reviendrait à concéder aux tenanciers des médias une immense victoire : l’idée qu’il est impossible de s’informer et de débattre, d’agir et de vivre sans eux. Or débattre de ce que disent les médias, ce n’est pas prioritairement s’ébattre en leur sein. Mais, qu’il s’agisse d’informer, d’argumenter ou de débattre, Acrimed, si elle n’entend pas se soumettre aux conditions imposées par les médias dominants, n’entend pas non plus renoncer à s’exprimer dans ces médias, à participer en leur sein aux conflits sur le droit d’informer et de débattre dont ils peuvent être la cible et l’instrument et à faire prévaloir dans ce but ses propres conditions d’expression.

Reste à déterminer ce qu’elles peuvent être, sans transiger sur les quelques principes qui précèdent et qui valent particulièrement pour une association de critique des médias susceptible d’intervenir dans les médias qu’elle critique.

B. … Face aux médias dominants

(1) Exercer notre droit d’informer. Les journalistes invoquent, généralement à juste titre, le droit d’informer. Mais certains d’entre eux prétendent le monopoliser. Notre droit d’informer n’est pas moins respectable que le leur. Et pour être respecté, il doit être compatible avec ce que nous voulons dire et la façon de le dire. Qu’il s’agisse d’entretiens ou de « tribunes » dans la presse écrite, d’interviews ou de participations à des débats dans l’audiovisuel ou sur Internet, notre participation doit avoir pour seul objectif de faire connaître nos positions, nos prises de position et nos interventions pour ce qu’elles sont et telles qu’elles sont, sans en émousser le tranchant ni en diluer l’originalité. Bref, en refusant de servir de caution décorative, disposée à laisser neutraliser sa contestation et banaliser ses analyses, sous prétexte de se faire connaître ou reconnaître (y compris des médias, des espaces ou des émissions qui nous sont les moins défavorables). Si nous devons chercher à nous faire connaître ou reconnaître, c’est pour ce que nous pensons et ce que nous sommes.

C’est plus facile à dire qu’à faire. Mais l’on ne se protège pas des risques en refusant de les prendre… sous certaines conditions.

Les conditions que nous nous posons et que nous posons à notre expression dans les médias dominants sont partie intégrante de notre critique. En l’occurrence il s’agit de rendre (et de nous rendre) difficiles les gestes trop faciles.

Nos acceptations comme nos refus doivent être toujours circonstanciés. Mais bien qu’ils varient selon les circonstances (et n’obéissent pas, en tous points, à des prescriptions, à tous égards, impératives), on peut se fixer quelques règles générales.

(2) Savoir refuser. Nous devons refuser les contraintes qui contreviennent à notre droit d’informer conformément à ce que nous avons à dire. Nous devons refuser :

L’injonction de rapidité : le journalisme, ordinairement, impose des réactions à chaud sur les sujets les plus divers. Répondre séance tenante aux injonctions des journalistes sur les sujets de leur fantaisie interdit généralement que cette réponse soit autre chose qu’une réaction superficielle dénuée d’intérêt et/ou une réaction individuelle, déconnectée de toute délibération collective. C’est pourquoi nous devons veiller à ce qu’elle ne soit ni l’une ni l’autre dans les rares cas où une réaction instantanée semblerait s’imposer.

L’injonction de brièveté : le journalisme, ordinairement, propose et se propose de faire bref. Sauf exception (appel à une action, par exemple), cette exigence est incompatible avec le contenu de notre critique. Elle expose au simplisme, alors même que l’on nous accuse généralement d’être simplistes : comment pourrions-nous répondre à des invitations à nous tirer une balle dans le pied ? C’est pourquoi nous devons veiller au nombre de signes qui nous sont alloués et au temps de parole qui nous est imparti.

L’injonction de confiance : le journalisme, ordinairement, revendique la maîtrise de la rédaction ou du montage des propos qu’il recueille. Si nous n’avons pas la maîtrise du contexte (que nous devrons, si nécessaire, savoir refuser), nous devons avoir la maîtrise des propos qui nous sont attribués, et exiger, sauf exception, la relecture avant publication (ou laisser libre le journaliste de se servir de nos propos mais sans les citer).

L’injonction de bienséance : le journalisme, ordinairement, considère qu’en nous interrogeant il nous fait une faveur qui nous oblige à ne pas le contredire ou à nous taire sur le média pour lequel il travaille. Soucieux de préserver notre indépendance critique et de ne pas devenir l’instrument d’un grand média contre un autre, nous devons essayer, chaque fois que la situation l’exige, d’informer des éventuels manquements du média ou de l’interlocuteur qui nous accorde la parole, en sachant déjouer les pièges d’une apparente « tolérance » destinée à témoigner de l’ouverture d’esprit de notre hôte et à donner l’image d’une association qui aboie mais qui ne mord pas.

(3) S’inscrire dans le débat public. Le débat médiatique constitue un moyen habituel de civiliser, de discipliner (voire de soudoyer) les opposants à l’ordre médiatique existant. Nous n’avons pas pour vocation de jouer les contestataires (ou les « experts ») de service et de promouvoir nos propres professionnels du débat dans les médias. C’est pourquoi nous devons exercer une vigilance particulière sur l’objet du débat, sur la nature des médias et des émissions concernés, le dispositif du débat et les participants.

Dans tous les cas, il est exceptionnel que toutes les conditions requises puissent être réunies. L’exiger reviendrait à préconiser sans le dire le boycott systématique des médias dominants ou à n’accepter que quelques « niches » dont nous ferions ainsi la promotion. Ne pas se laisser enfermer dans cette alternative ne va pas sans risques. Mais se servir des médias dominants sans leur être asservis, les traiter comme des espaces de confrontation et donc de conflits, refuser d’endosser le rôle d’une association obscure, obtuse et rétive aux débats, qui confond son indépendance avec son insularité : tout cela n’impose aucune compromission. Si des compromis peuvent s’avérer utiles, voire nécessaires, c’est dans les limites d’une position dont les présupposés doivent être connus publiquement. Voilà qui est fait.

Si un autre monde est possible, d’autres médias le sont aussi.
Pour qu’un autre monde soit possible, d’autres médias sont nécessaires.

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Annexe I : Appel pour une action démocratique sur le terrain des médias (1996).

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Annexe II : Les fondements explicatifs de notre critique des médias

La critique des médias, des journalismes et des informations n’est pleinement critique que dans la mesure où elle est explicative. Deux disciplines offrent alors leurs services : l’économie et la sociologie.

1. La critique des médias se fonde sur l’économie des médias

Tout ne s’explique pas par l’économie, mais rien ne s’explique sans elle.

1.1. Rien ne s’explique, dans le monde des médias sans examen de leur économie. Notre critique est une critique des formes d’appropriation des médias, des logiques économiques qui les gouvernent, de la marchandisation de l’information et de la culture qui en découle.

1.2. Mais tout ne s’explique pas, dans le monde des médias, par leur économie. Les contraintes économiques s’exercent sur le microcosme social des journalistes qui ne dépend pas d’elles, du moins directement et mécaniquement, et sans, le plus souvent, qu’ils les perçoivent comme telles. Un économisme à coute vue ne permet pas de comprendre ce microcosme qui est l’objet même de la sociologie des médias et des journalismes.

2. La critique des médias se fonde sur la sociologie des médias

Pour ne pas verser dans un économisme à courte vue, notre critique s’étend aux conditions sociales et politiques d’exercice des métiers du journalisme : aux rapports de compétition et de domination qui règnent dans les médias, ainsi qu’aux formes de subordination des médias aux gouvernants et à l’organisation des pouvoirs publics.

Une telle critique n’est pas une critique académique, c’est-à-dire une critique qui s’abrite derrière ses prétentions scientifiques pour s’en tenir à l’étude de son objet et à la mise à distance (critique par conséquent) des préjugés. C’est une critique qui s’adosse à la sociologie. Mais quelle sociologie ?

2.1. La sociologie peut être critique dans les sens et selon les modalités les plus divers.

 La sociologie peut être critique, en un premier sens, dans la mesure où elle rend visible ce qui est visible (pour reprendre, en dehors de son contexte, une expression de Michel Foucault), mais en s’efforçant de généraliser des observations partielles et de fonder cette observation généralisée : ce n’est pas négligeable, mais c’est insuffisant.

Ce n’est pas négligeable, quand ce qui peut être considéré comme immédiatement ou aisément visible, ce sont les caractéristiques sociales (origines, formations, âge, sexe, statut) des journalistes, mais aussi l’ampleur et la composition des rédactions, la répartition des métiers et des spécialités, etc.

 La sociologie est ou peut-être critique en un second sens, parce qu’elle rend visible ce qui est caché : les conditions (sociales) de possibilité de ce que l’on observe. Des logiques sociales sous-jacentes et non des intentions maléfiques et concertées, voire des complots ou des conspirations, auxquels nous renvoient quelques esprits forts en falsifications qui ne veulent rien savoir d’autre que ce qu’ils prétendent voir ou qu’ils promettent de savoir.

2.2. Pour aller du visible au moins visible, plusieurs formes de sociologie peuvent offrir leurs services. Parmi elles, on peut en distinguer deux, très schématiquement, il faut l’avouer :

 une sociologie qui s’efforce de rendre compte des interactions entre des acteurs, qu’il s’agisse des interactions entre les journalistes eux-mêmes ou des interactions entre les journalistes et d’autres interlocuteurs, des mondes économique, politique ou culturel.

 une sociologie qui s’efforce de rendre compte des relations entre des positions sociales et des effets des contraintes économiques et sociales qui pèsent sur ces positions et des effets des filtres (pour parler comme Chomsky) qui conditionnent l’information.

Ces deux approches ne sont nullement exclusives. Mais les apports de la première (qui séduit les journalistes car ils ont ainsi l’impression que l’on parle dans les termes qu’eux-mêmes utilisent de leur vie quotidienne) ne prennent tout leur sens qu’en fonction de la seconde (que nombre de journalistes aiment beaucoup moins…)

Les interactions entre les acteurs du microcosme médiatique, d’une part, et entre eux et les autres acteurs sociaux, d’autre part, se réfèrent à des règles, tacites ou explicites, qui peuvent être respectées ou transgressées. Une sociologie des interactions qui met ces règles à jour et les confronte aux pratiques professionnelles, ainsi qu’aux justifications et rationalisations de leurs pratiques avancées par les acteurs, peut être qualifiée de procédurale. Cette sociologie qui s’attache aux interactions professionnelles en entérinant les contraintes économiques et sociales qui pèsent sur elles, se condamne elle-même à n’être rien d’autre qu’une critique déontologique, rehaussée des couleurs de la science – critique déontologique qui remplit les mêmes fonctions et reprend les mêmes motifs que la critique interne/endogène périodiquement produite par le monde médiatique.

Dans une toute autre perspective, certains sociologues analysent les relations entre des positions sociales qui gouvernent les pratiques professionnelles et qui obéissent à des déterminations plus générales qui relèvent des structures économiques et politiques. Une sociologie qui se réfère à ces relations et à ces déterminations peut être sommairement qualifiée de structurale.

En permettant de saisir les chaînes d’interdépendance qui relient le monde journalistique aux autres sous-espaces qui constituent le champ du pouvoir, de comprendre comment les individus les mieux dotés en capitaux sociaux et culturels occupent les positions de pouvoir au sein des rédactions, ou encore comment des journalistes, par le seul jeu des concurrences professionnelles, et parfois à leur corps défendant, peuvent accréditer des versions de l’information et des visions du monde relayant toutes les formes de domination, cette sociologie structurale recèle des potentiels critiques puissants.

Cela dit, opter pour une telle sociologie n’implique, pour une association, aucune allégeance particulière à un auteur ou à une école. Tout simplement parce que nous n’avons pas pour objectif de développer la sociologie, mais de nous appuyer sur elle. Nous ne sommes, collectivement du moins, pas plus bourdieusiens, chomskiens, marxistes que n’importequoi-istes, contrairement à ce qu’affectent de croire les testeurs de vins qui se contentent de lire les étiquettes qu’ils collent eux-mêmes.

Acrimed

Action-CRItique-MEDias [Acrimed]. Née du mouvement social de 1995, dans la foulée de l’Appel à la solidarité avec les grévistes, notre association, pour remplir les fonctions d’un observatoire des médias s’est constituée, depuis sa création en 1996, comme une association-carrefour. Elle réunit des journalistes et salariés des médias, des chercheurs et universitaires, des acteurs du mouvement social et des « usagers » des médias. Elle cherche à mettre en commun savoirs professionnels, savoirs théoriques et savoirs militants au service d’une critique indépendante, radicale et intransigeante.

http://www.acrimed.org

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