L’arène internationale, aussi nécessaire que complexe, s’est révélée être un espace de lutte, d’échanges et de réflexions présentes de manière claire obscures dans la période qui a suivi l’année 2011, soit « l’année au cours de laquelle nous avons rêvés dangereusement » ainsi que l’a baptisée Slavoj Žižek [1]
• Les mouvements qui ont éclaté en 2011 ont constitué une vague de protestations globales, formée de mouvements nationaux ayant des caractéristiques spécifiques bien qu’ils se soient fortement influencés les uns les autres et qu’ils aient été connectés cognitivement et symboliquement. Le cadre de référence de la contestation des cinq dernières années a été celui de l’État et/ou de la nation (dans les cas où les deux ne coïncident pas), marqué autant par une opposition aux gouvernements étatiques et régionaux qu’à la Troïka (plutôt en direction des premiers dans le cas espagnol, vers les seconds dans les cas grec et portugais).
• Absorbé par la magnitude de leurs crises nationales-étatiques respectives, les mouvements, organisations et campagnes des pays de la périphérie européenne n’ont pas généré une dynamique de collaboration internationale intense et peu nombreuses sont les initiatives importantes visant à une articulation transfrontalière à avoir abouti. Il y a eu des rencontres et des projets, mais toutes de faibles portées et avec peu de conséquences pratiques. Certaines d’entre elles ont été impulsées par les nouveaux mouvements sociaux associés à la poussée qui a succédé le 15M, tels que les rencontres Agora 99 à Madrid (novembre 2012) ou à Rome (novembre 2013). Tandis que d’autres relevaient de collaborations entre les nouveaux réseaux indignés et les restes du mouvement antiglobalisation, comme Firenze 10+10 (novembre 2012) ou l’Altersummit à Athènes (juin 2013). Jusqu’à maintenant, la principale mobilisation coordonnée contre les effets de la crise demeure la journée United for a Global Change du 15 octobre 2011, sous l’impulsion du 15M de l’Etat espagnol, mais elle a manqué de continuité réelle.
• Parallèlement, l’incapacité de longue haleine de la Confédération européenne des syndicats (CES) à proposer une quelconque réponse à l’austérité imposée par un projet d’intégration européenne face à laquelle la CES a traditionnellement eu de fortes dépendances idéologiques, organisationnelles et économiques. [2]
L’européanisme abstrait et unilatéral, d’un côté, et la cooptation par en haut au travers d’un dialogue social européen vide, de l’autre, empêchent la CES d’articuler une alternative à l’Europe du capital. L’institutionnalisation de l’action syndicale national-étatique dispose ainsi de son corollaire européen sous la forme d’une intégration subalterne à la logique du projet de l’Union européenne, ce qui débouche sur l’impuissance et la paralysie de l’action syndicale revendicatrice à l’échelle du continent.
• La faiblesse de l’action coordonnée internationale contraste avec les « années altermondialistes », suite à la naissance de ce mouvement en 1999 lors du sommet de l’OMC à Seattle jusqu’en 2003-2004, au cours desquelles l’altermondialisme s’est transformé brièvement en un acteur défini et visible à même d’agir de manière articulée à l’échelle internationale ainsi que d’être une référence symbolique partagée.
La vague altermondialiste a été bien plus « épidermique » que l’indignation contre l’austérité ouverte en 2011 et elle n’a effleuré que la surface de la structure sociale, mais elle se projetait par définition sur l’arène internationale, faisant montre d’une dynamique sans précédent, quoique fugace, au sein de cette dernière.
• Au cours de la deuxième moitié de la première décennie de ce siècle, le mouvement altermondialiste a cessé d’être une référence et un catalyseur des résistances sociales. Les campagnes et mobilisations internationales perdirent de leur centralité ainsi que de leur capacité d’agrégation. L’axe des protestations s’est déplacé vers le national/étatique et le local. Les principales structures de l’altermondialisme, comme les Forums sociaux, ont perdu le lien avec les réalités nationales, s’autonomisant vis-à-vis des processus réels. L’héritage des « années altermondialistes » n’a toutefois pas disparu puisqu’il s’est retrouvé dans de multiples initiatives internationales thématiques et sectorielles (campagnes, journées d’action globale…), mais avec un impact modéré et une base militante limitée. L’exception a été l’éclosion du mouvement en faveur de la « justice climatique » suite au sommet de la COP15 à Copenhague en 2009, qui bénéficia d’une grande visibilité et d’un rayonnement certain (qui s’est poursuivi, de façon inégale, lors des sommets postérieurs), avec toutefois le problème latent de sa déconnexion avec les résistances nationales/étatiques et locales contre l’austérité néolibérale, où l’urgence sociale a relégué à un second plan la reformulation écologique du modèle économique actuel.
• Les échelles nationales/étatiques et internationale sont actuellement disloquées : mouvements et organisations à base sociale réduite qui se projettent vers une action internationale et déconnectées des mobilisations concrètes nationales/étatiques et locales, d’un côté, alors que, de l’autre, des mouvements de lutte se centrent sur les urgences nationales et locales face au bulldozer des coupes budgétaires.
Il en découle un double défi : enraciner territorialement l’activisme international et propulser au-delà des frontières les luttes nationales. En d’autres termes, articuler le national/local avec l’international et l’européen – ainsi que l’inverse.
• Tout cela n’enlève en rien l’importance de certaines expériences de protestation internationale au cœur de l’Europe austéricidaire tels que les journées Blockupy depuis 2012 ; des coordinations, peu visibles mais utiles, visant à l’échange d’expériences, des organisations à l’origine des audits citoyens de la dette dans le cadre du Réseau international pour l’Audit citoyen (ICAN en anglais). Et, surtout, la campagne internationale croissante et persistante contre le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP), l’initiative en cours la plus importante et la plus globale qui, d’une certaine manière, combine l’héritage de l’altermondialisme avec celui de la phase ouverte suite à la crise de 2008 et l’explosion populaire de 2011.
• La géopolitique des résistances politico-sociales n’a pas contribué non plus à une articulation internationale, du fait que son épicentre réside dans des pays périphériques, la Grèce, l’Etat espagnol et le Portugal au premier rang, avec un degré d’internationalisation de ses mouvements et organisations sociales relativement bas ainsi qu’une capacité réelle et symbolique limitée pour mener une dynamique d’européanisation de la lutte. Cela contraste avec la période d’« antiglobalisation » dans laquelle se trouvait la France (depuis les grèves de novembre-décembre 1995 contre la « réforme » de la sécurité sociale jusqu’à l’explosion populaire contre le contrat première embauche – CPE – qui visait à une précarisation de la jeunesse en 2006) et l’Italie (depuis le contre-sommet de Gênes en juillet 2001 jusqu’au mouvement contre la guerre en 2003, en passant par la manifestation de mars 2002 de la CGIL contre la modification de l’article 18 du Statut des travailleurs [3]).
Les deux pays se trouvent actuellement dans une situation de bas niveaux de résistance sociale, de décomposition de la gauche politique ainsi qu’à une montée de l’extrême droite pour le premier et d’alternatives démagogiques sans contenu pour le second. L’Hexagone et la botte italienne occupent non seulement un lieu important au sein de la géopolitique européenne, mais aussi pour la gauche elle-même. Sans doute, européaniser la lutte à partir de la périphérie méditerranéenne hellène et ibérique est plus difficile qu’à partir de l’axe France-Italie.
Penser la rupture après Syriza
Le Plan B apparaît sous l’impact traumatique de la capitulation de Tsipras devant la Troïka [4], un véritable seau d’eau froide pour les espérances de changement mais également une source valable de leçons stratégiques à tirer… afin de ne pas trébucher deux fois sur la même pierre, même si celle-ci se trouve sur un autre chemin ou un autre pays.
• Au cours de la période altermondialiste, la résistance sociale n’a pas envisagé la nécessaire « question politique ». Elle n’était pas orientée vers la formation de nouveaux instruments politiques, restant dans une logique d’autosuffisance du mouvement social. Les courants altermondialistes se situaient soit dans une perspective visant à influencer les institutions (que cela soit au moyen modéré du lobby ou par celle de la mobilisation dans les rues) ou dans une logique de « changer le monde sans prendre le pouvoir » (reprenant le titre du livre connu de John Holloway), orientée vers l’exode ou le contre-pouvoir permanent. Malgré cela, la radicalisation altermondialiste a également déplacé l’espace politico-électoral et créé des conditions plus favorables pour la gauche opposée au néolibéralisme, favorisant l’émergence de partis et d’initiatives politiques qui, par des cristallisations programmatiques et organisationnelles différentes, exprimaient électoralement le mécontentement d’une fraction, minoritaire, de la société. Mais les tentatives pour les articuler à l’échelle européenne n’ont pas dépassé le statut simplement formel ou de simples cadres de discussion.
• Dans le champ des forces qui évoluaient dans le giron des Partis communistes (ou post-communistes), à l’exception des partis « orthodoxes » du KKE et du PCP en Grèce et au Portugal, se sont constituées en Parti de la gauche européenne (PGE), sous l’autorité politique et morale, tout d’abord de Rifondazione Comunista (référence de ce champ politique depuis le contre-sommet de Gênes en juillet 2001 jusqu’à son auto immolation lors de l’entrée au gouvernement Prodi en 2006), puis ensuite de Die Linke en 2007.
Mais le PGE n’a pas dépassé le stade d’un espace de rencontres des sommets de forces politiques nationales/étatiques, disposant de peu de visibilité européenne, d’une faible capacité d’action commune, ainsi que d’énormes contradictions et limitations stratégiques ainsi que d’une dépendance envers les besoins et les virages tactiques du « parti-phare » du moment.
Dans le champ anticapitaliste, à partir du début des années 2000, sont nées les Conférences de la gauche anticapitaliste européenne. Avec un poids important de la LCR française (présente au Parlement européen depuis 1999 et dont le candidat à la présidentielle, Olivier Besancenot, avait obtenu 4,25% en 2002), ainsi que la participation du Scottish Socialist Party écossais, le Bloc de gauche portugais, l’Alliance Rouge-verte danoise (ces deux derniers membres également du PGE), Rifondazione au début de celles-ci ainsi que diverses forces mineures d’autres pays, la Conférence a tenu des rencontres régulières de format limité pendant plusieurs années, mais elles n’ont pas mené à quelque chose de plus. En 2008, à l’occasion du quarantième anniversaire de mai 1968 et en plein processus de lancement du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) par la LCR en France, de nouvelles rencontres des forces radicales ont été convoquées.
Mais la crise ultérieure ainsi que le déclin du NPA, tout comme la perte de la centralité de la France dans les luttes sociales suite à l’éclatement du krach financier, ont mis un terme à cette seconde tentative.
Les pressions des situations propres à chaque pays, les urgences immédiates qui ne correspondent pas toujours pour chaque force politique, la logique nationale/étatique de la concurrence électorale (à l’exception partielle des élections européennes), la déconnexion entre le politique et le social de la période précédente ainsi que les crises, les flux et les reflux propres à un moment historique de transition, dont ont souffert nombre de partis de référence [5] pour divers espaces de la gauche (Rifondazione, Die Linke, le NPA et Syriza), expliquent les bilans très limités des coordinations transfrontalières européennes sur le terrain partidaire depuis les débuts du nouveau millénaire.
• Le Plan B émerge actuellement comme une initiative sociopolitique, au sein duquel des forces politiques et des organisations sociales cohabitent et où la discussion politico-stratégique est présente, dans un format qui mêle réflexion partidaire et activisme social et où se combinent les échos des forums sociaux et les agoras des campements [lieux occupés et autogérés].
Il fait cependant face à un scénario où les forces de rupture avec l’austérité présentent un développement très inégal à l’échelle européenne, prennent forme dans des expériences très diverses et évoluent dans un contexte mondial où la majorité des pays du continent, à l’exception de ceux qui ont vu se dérouler des processus de lutte décisifs, le mal-être social est canalisé par l’extrême droite.
Peu de forces politiques peuvent aujourd’hui pousser en direction d’une européanisation de la réflexion stratégique au sujet de la rupture, plus encore dès lors que les principales expériences se situent à la périphérie géopolitique non seulement de l’UE mais également de la gauche européenne elle-même. L’« espérance Syriza » s’est évanouie en un temps record, et l’Unité populaire a échoué en Grèce dans sa tentative d’articuler une alternative défensive à Tsipras. Le Bloc portugais manque de rayonnement européen suffisant et Podemos ne dispose pas, depuis sa fondation, au-delà de ses relations avec Syriza ainsi que certaines figures publiques de la gauche internationale, d’une politique active sur le terrain européen. Quant au travaillisme de Corbyn ou la gauche indépendantiste écossaise représentée par RISE [6] ils se situent en partie hors des périmètres des dynamiques continentales, trop éloignés pour tirer le char.
Défis
Suite aux journées de Madrid, le Plan B [7] fait face à deux grands défis, dans le cadre de l’absence de forces politiques et de mouvements sociaux qui jusqu’ici ont pu faire office de levier ou de moteur international des résistances et des alternatives.
Le premier : développer une critique cohérente des politiques d’austérité et de l’UE, ne restant pas dans des approximations trop superficielles. Il s’agit de savoir gérer une pluralité énorme d’approches sur des thèmes clés (l’euro, analyse de l’UE, la conception du changement politique et social…) dont l’accord fondamental réside dans le rejet d’une « voie à la Tsipras » de capitulation devant le pouvoir financier. Mais ce n’est que le commencement, le point de départ. L’arrivée doit être la formulation d’horizons stratégiques pluriels partagés qui tracent un sentier alternatif de rupture. Une rupture qui est la précondition d’un changement en positif.
Le deuxième : formuler les tâches pratiques qui aillent au-delà de la simple organisation de nouvelles rencontres. Nous devons renforcer des campagnes internationales ou des rencontres de mobilisation globale qui offrent une perspective concrète à un nouvel internationalisme à partir d’en bas. C’est là que le processus des Forums sociaux européens a piétiné, étant incapable, au-delà du lancement de la journée du 15 février 2003 contre la guerre en Irak, de passer des rencontres et de leur préparation propre à une phase mettant en orbite des campagnes et des actions communes. Pour cela, la convocation d’une journée de mobilisation internationale le 28 mai est une initiative excellente qui synthétise à la fois la signification des luttes sociales des cinq dernières années ainsi que les tentatives de construire de nouveaux outils politiques. Le défi est aussi simple qu’ambitieux : synchroniser des espérances et des efforts au-delà des frontières.
* Article publié le 22 février 2016 sur un blog du quotidien en ligne espagnol Publico.es.
* Notes, incises et traduction A l’Encontre :
http://alencontre.org/europe/etat-espagnol-lorsque-le-plan-b-cest-le-plan-a.html
Notes
[1] Slovène, philosophe, sociologue, psychanalyste marxo-lacanien – comme il se définit – qui n’hésite pas à s’aventurer sur tous les terrains, avec une audace confondante qui se termine, souvent, par une confusion, un brouillamini remarquable, mais des plus remarqués par une certaine intelligentsia londonienne ou parisienne – A l’Encontre
[2] Lire à ce propos et avant que la crise de 2008 développe tous ses effets : Jean-Marie Pernot, in Politique européenne, Les syndicats à l’épreuve de l’Europe, sous la direction de P. Hassenteufel et JM Pernot, n° 26, décembre 2008. – Rédaction A l’Encontre)
[3] lequel permet la réintégration d’un travailleur licencié de manière « abusive »
[4] en juillet 2015, avec une première étape déjà explicite en février, l’accord de février ayant été inspiré par Yanis Varoufakis – réd. A l’Encontre
[5] avec plus d’une naïveté politique, souvent, pour des raisons politico-idéologiques et par manque de connaissances des sociétés dans lesquelles plongeaient ces partis – réd. A l’Encontre
[6] Respect, Independence, Socialism and Environmentalism, RISE-Scotland’s Left Alliance, créé en août 2015
[7] La discussion du « plan B », marquée par la présence médiatique de Yanis Varoufakis, a été d’une grande pauvreté politique. Comme l’a souligné par deux fois Zoé Konstantopoulou, Varoufakis a non seulement prétendu être un joueur de poker plus astucieux que l’Eurogroupe ou Schäuble et ses alliés ; Varoufakis aurait donc pu faire reculer les véritables instances de l’UE, l’Eurogroupe et la BCE. Mais il propose aujourd’hui une « démocratisation » de l’Union européenne, jusqu’en 2025. Et cela dans le cadre des institutions de l’UE, et à partir d’un bloc politique interclassiste réunissant aussi bien des courants « conservateurs éclairés », de droite, que des structures syndicales comme la CES ou des forces dites anticapitalistes. Une telle opération, dans une période marquée par la conjonction de crises économiques et sociales et de véritables guerres, ne peut que déboucher sur une impasse. A resurgi ainsi l’orientation de démocratisation propre à la social-démocratie de l’après-guerre ou antérieure à cette dernière. (Réd. A l’Encontre)