Comment s’organise le mouvement à Madrid ?
L’organisation est axée principalement sur la revendication de réappropriation de l’espace public pour reconstruire un espace de convivialité, un vivre-ensemble, essayer de recréer une communauté dans le centre même de la capitale du pays. L’occupation de l’espace public ici ou telle qu’on l’a vue en Tunisie ou en Égypte devient une Agora, un lieu d’où émergent de nouvelles générations sur la scène politique.
Le mouvement de Sol se déborde lui-même jour après jour. La grande part d’improvisation fait qu’il n’y a pas de minimum stratégique qui donnerait plus ou moins une voie vers laquelle aller. On a vu dès le début que la dynamique d’assemblées générales (AG) ne fonctionnait pas pour prendre des décisions sur le court terme. La gestion quotidienne s’est développée à travers les commissions, des groupes de gens qui répondent à des tâches concrètes pour le campement, ainsi que des groupes de travail qui se chargent des tâches d’élaboration donnant une continuité au mouvement.
Qu’est-ce que qui fait leur efficacité par rapport à d’autres expériences ?
Elle vient, je crois, du fait d’avoir un espace physique permanent, au centre de la ville, qui facilite le rassemblement. On part d’expériences qui se sont développées dans le cadre du monde universitaire mais qui restaient cloisonnées. Ici, les gens apprennent à se connaître non seulement en ayant des débats mais aussi en répondant à des défis concrets.
Il faut tenir compte du fait que 80% des gens qui font partie de ce mouvement n’ont jamais participé à une assemblée ou à une commission. Ils doivent se mettre ensemble pour penser comment résoudre les problèmes et cela crée une habitude de vivre-ensemble qui renforce les groupes de travail. C’est pour ça qu’on ne peut pas exiger du mouvement qu’il répète et reprenne, dès le début, les dynamiques des expériences militantes passées car ce n’est pas du tout le profil majoritaire.
D’où viennent les financements, les possibilités pratiques, le matériel, tout ce qui est utilisé sur la place ?
On a décidé dès le début qu’on n’acceptait pas d’argent sauf pour payer les amendes de ceux qui ont été arrêtés. Pour l’instant on a juste fonctionné avec des donations matérielles des gens et les infrastructures logistiques qu’ont mis à disposition différents centres sociaux qui travaillaient à Madrid et qui, en fait, étaient déjà des points de convergences des mouvement sociaux. Ils ont simplement déplacé leur travail au campement.
Comment se prennent les décisions, comme les plateformes de revendications ?
Il y a une élaboration préalable au niveau des groupes de travail qui pour l’instant n’a rien donné. L’un des problèmes du mouvement est que nous avons eu pendant dix jours des AG tous les jours qui n’avaient pas vraiment de capacité de décision. Tout était révocable. On pouvait décider un truc à midi et le défaire le soir. Tous les jours, en fonction des gens qui venaient, on prenait des décisions différentes. Par conséquent, les gens ne voyaient pas de traduction concrète à leur travail et à leurs discussions.
Les AG font de plus en plus figure de « happening », pour les médias, pour leur montrer qu’on est très démocratiques – ce qui est vrai – ainsi que pour un besoin autoréférentiel, pour se compter.
Nous essayons de débloquer cette situation, et l’implantation réelle dans les quartiers de la ville va peut-être nous y aider en apportant de nouveaux questionnements.
Quelles sont les forces organisées présentes ?
Le discours est plutôt : « on ne veut pas de partis, on ne veut pas de syndicats ». Les militants qui participent ici, même s’ils sont organisés, le font en tant qu’individus. Le campement a commencé avec surtout des gens de « Democracia real ya ! », qui est déjà un groupe assez hétérogène. Ensuite il y a des militants de l’autonomie ouvrière, qui gèrent pas mal les centres sociaux, c’est un courant qui a une force importante.
Il y a des gens plus proches de l’anarchisme, qui gèrent d’autres centres sociaux et qui ont aidé à la partie logistique. Après il y en a d’autres mais on ne les connaît pas, on a du mal à les reconnaître et à les identifier. Il y a enfin les syndicats indépendants et des militants de partis politiques comme nous.
Les mouvements des différentes villes sont-ils coordonnés ?
Au début c’était très spontané mais au bout d’une semaine on s’est rendu compte que l’outil de communication n’était pas suffisant, qu’il fallait un outil d’extension pour se coordonner avec d’autres campements, surtout ceux qui commençaient à avoir une puissance importante comme Barcelone – qui est quasiment devenue la ville référence depuis les événements du 27 mai – ou Valence. La plupart des autres villes ne sont pas autonomes. Elles suivent l’exemple de Sol, en calquant le fonctionnement parfois de manière caricaturale. De la même manière, leur destin dépend en grande partie de Madrid et Barcelone.
Quelles sont aujourd’hui les principales limites du mouvement ?
Il y en a plusieurs : une expression de rage et de révolte comme celle-là est insoutenable sur le long terme si on ne lui donne pas une certaine continuité, c’est-à-dire une vision stratégique qui pourra la canaliser. Mais dans la mesure où l’on commence à construire cette vision stratégique à partir du point minimum, on va commencer à voir les différences politiques entre les uns et les autres.
Par ailleurs, c’est peut-être cette illusion pré-politique qui a poussé les gens à sortir le 15 mai et à maintenir le campement. Elle produit un rejet de toute forme d’organisation ou de mobilisation qui peut ressembler à ce qu’on avait avant. Si on veut relier le campement à une mobilisation sur la question sociale, le chômage par exemple, on va entendre dire : « ça ressemble à l’action syndicale, on n’en veut pas ».
Mais face à cela, il y a une prise de conscience accélérée, le temps peut permettre de résoudre cette question, même s’il reste un énorme travail à faire pour surmonter cette méfiance.
Propos recueillis par Flora Marchand et Amaël François