D’abord, comme d’autres commentateurs avant lui, Mario Roy fait l’amalgame entre décroissance et simplicité volontaire, la première étant présentée comme le « cadre théorique » de la seconde. En fait, il faudrait davantage comprendre que la simplicité volontaire n’est qu’une des composantes de la décroissance. La simplicité volontaire relève d’une posture individualiste qui, d’une certaine façon, peut très bien s’acclimater du système actuel, alors que la décroissance doit être envisagée dans une perspective globale et implique un changement de paradigme dans notre façon d’appréhender le monde. Elle constitue un projet politique, là où la simplicité volontaire se cantonne sur le terrain de l’action individuelle.
Dans son article, M. Roy se demande si, au fil des millénaires, il serait possible de ne pas reconnaître les bienfaits qu’a eu la croissance dans le devenir de l’humanité. Voilà une façon très « occidentalo-centriste » de voir les choses, celle de résumer l’histoire humaine à une trame linéaire mue par l’idée de croissance. En fait, les sociétés fondées sur la croissance constituent un phénomène plutôt récent dans l’histoire humaine qui trouve ses assises dans le renouveau de la pensée de la Renaissance et l’essor de la Révolution industrielle. Bien entendu, loin de nous l’idée de rejeter du revers de la main certaines des avancées qu’a connues le monde depuis le XVIe siècle ; il nous faut cependant reconnaître l’impasse que constitue une société qui fonde sa raison d’être sur l’idée d’une croissance infinie. C’est une réalité physique qu’il n’est jamais inutile de rappeler : un tel postulat se bute à la finitude de notre monde.
Du même souffle, M. Roy affirme qu’aucune société s’étant engagée dans la voie de la décroissance n’en a tiré d’avantages, une position qui s’inspire des thèses de David S. Landes. Mais on pourrait lui opposer d’autres auteurs qui ont a contrario démontré que nombre de sociétés ont forcé leur propre anéantissement par la mauvaise utilisation de leurs ressources, comme par exemple Jared Diamond qui en a répertorié plusieurs dans son ouvrage Effondrement. En fait, son analyse démontre la méprise souvent faite par plusieurs opposants de la décroissance qui n’arrivent pas à reconnaître l’aspect volontaire de la démarche des objecteurs de croissance. Avec la façon dont nous utilisons les ressources de la planète et les crises économiques qui se succèdent, nous sommes en quelque sorte déjà engagés sur la voie de la décroissance. Pour nous, plutôt que la subir avec tous les risques que cela comporte, nous estimons qu’il faut la préparer. Le but fondamental étant de retrouver, à l’échelle du globe, l’équilibre qui s’est brisé et réconcilier l’humanité avec elle-même sous une forme émancipée des contraintes impossibles à maintenir pour les écosystèmes de la biosphère. Il nous faut d’une certaine façon renouer avec le sens des limites. Il faudrait ainsi considérer le terme de décroissance comme un « mot-obus » visant à bousculer les consciences, pour reprendre la formule du politologue Paul Ariès. Puisque dans les faits, il faudrait davantage parler d’a-croissance - pour reprendre l’expression de l’économiste Serge Latouche - la décroissance pour la décroissance n’ayant pas plus de pertinence que la croissance pour la croissance.
La position défendue par Mario Roy et plusieurs économistes est en fait celle de la « fin de l’histoire » qui voit le capitalisme comme horizon indépassable des sociétés humaines et considère ce système comme le plus à même de traduire les aspirations et instincts humains. C’est en ce sens qu’il affirme avec assurance et sans rire que vendre et acheter sont des actes instinctifs chez l’être humain en les mettant en outre sur le même plan que le fait de penser, de communiquer ou d’ordonner le monde. Même le grand Adam Smith, souvent vénéré chez les partisans de la vulgate néolibérale, n’allait pas aussi loin dans la Richesse des nations et avait la prudence de laisser en suspens la question des origines de notre propension à « échanger ». Le philosophe écossais avait l’excuse en 1776 de ne pas savoir grand chose des sociétés non occidentales - l’archéologie en était à ses débuts et l’ethnologie n’existait pas encore. Deux siècles plus tard, nous savons que le fait de vendre et d’acheter n’a rien d’un phénomène universel. Bien des humains ont vécu sans marchandises - ou en tout cas sans leur donner la place centrale qu’elles occupent aujourd’hui dans nos vies. C’est cette centralité que nous refusons aujourd’hui. Non pas pour imiter des sociétés du passé, ce qui n’aurait aucun sens, mais pour inventer de nouvelles manières de vivre ensemble en pariant sur cette magnifique capacité humaine à créer des mondes différents les uns des autres.
M. Roy affirme aussi dans sa critique - sans aucune démonstration de quelque sorte - que la décroissance « dégouline de cette bonne vieille vulgate marxisante que tout le monde connaît bien ». Sans nous attarder à l’aspect inutilement méprisant d’une telle accusation, celle-ci mérite cependant que l’on s’y arrête puisque c’est une critique qui revient régulièrement et qui masque une des distinctions profondes qui caractérisent la décroissance par rapport à d’autres courants plus traditionnels de la gauche. Si d’aventure on lit un peu ce qui s’écrit sur la décroissance, on ne tarde pas à découvrir que les partisans de « la bonne vieille vulgate marxisante » sont généralement très critiques à l’égard de nos idées. Pourquoi ? Le marxisme traditionnel reproche essentiellement au capitalisme de reposer sur l’exploitation d’une classe par une autre. Le problème qui est dénoncé, c’est celui d’une redistribution inéquitable des richesses produites. Pour nous, objecteurs de croissance, le problème essentiel n’est pas là. Nous reprochons d’abord au capitalisme d’avoir instauré dans nos sociétés une course effrénée à la production de marchandises à laquelle nous sommes forcés de participer sous peine de mort sociale, et qui finira par rendre la planète invivable, tant sur un plan écologique que social, si nous n’y mettons pas rapidement un terme. De ce point de vue, le capitalisme d’État inventé par l’Union soviétique ne vaut pas mieux que le capitalisme libéral défendu par Mario Roy et consorts. Bref, si on veut faire mouche, il ne faut pas se tromper de cible : nous sommes avant tout contre le productivisme, qu’il soit de droite ou de gauche.
Il n’est pas non plus inutile de rappeler que la réflexion sociale en vue de faire cesser la soumission de la justice et de la vie au dictat de la croissance marchande - et ce fort heureusement - n’est nullement limitée aux épigones de Marx. Cette remise en question de l’irrationalité de la croyance dans la croissance comme infrastructure du bonheur collectif est relativement indépendante des étiquettes politiques, car les externalités de la croissance et les conséquences nuisibles de notre manière thermo-industrielle de produire et de consommer sont de plus en plus visibles et inquiétantes. Pas besoin d’être particulièrement marxiste pour penser que la dissolution des sociétés néolibérales dans l’économie globalisée n’est en rien un progrès de l’humanité. Il suffit seulement d’un peu de culture.
Vient ensuite cette critique souvent formulée à l’endroit du mouvement de la décroissance et voulant que celle-ci ne soit qu’un luxe d’une société riche. Justement, la décroissance visant à diminuer les inégalités entre le Nord et le Sud, c’est pour éviter que les pays du Sud nous suivent dans cette impasse de la croissance que nous avons le devoir moral de nous engager dans la décroissance au Nord.
M. Roy termine finalement sa critique avec cette conviction que le remède aux problèmes du monde moderne n’est pas la décroissance, mais de continuer à consommer autant si ce n’est pas davantage, mais autrement. En cela, l’éditorialiste fait partie de ces nombreuses personnes – pas nécessairement mal intentionnées – qui fondent leur espoir dans ce nouvel avatar du développement durable qui prend la forme d’un capitalisme vert, d’une croissance verte. Pour nous, cela ne fait que déplacer le problème. Les voitures auront beau fonctionner uniquement à l’électricité, s’il y en a autant sur les routes, c’est tout aussi problématique. Qu’elle soit verte, jaune ou rouge, une croissance infinie dans un monde fini constitue une impasse. Un cul-de-sac civilisationnel auquel nous tentons de proposer des voies de sortie réellement durables.
Mouvement québécois pour une décroissance conviviale