Une nouvelle manifestation à Moscou a été appelée via facebook pour samedi le 10 décembre. Mais cette fois les autorités ont rompu avec leur pratique de plusieurs années et ont autorisé un rassemblement de jusqu’à 60,000 personnes dans la Place du marais (lieu d’exécutions d’ennemis de l’État sous les Tsars), non loin du Kremlin. Entre 25,000 et 50,000 ont participé. Des protestions ont eu lieu dans des villes à travers le pays.
Encore plus étonnant, les chaînes de télévision, qui sont contrôlées par l’État, ont donné une couverture substantielle à l’événement. Une nouvelle manifestation est maintenant planifiée pour le 24 décembre. Dans une longue émission annuelle pendant laquelle le Président répondait aux questions de téléspectateurs, Poutine a affirmé le droit légitime de protester, même s’il perçoit dans les manifestations la main cachée de forces étrangères.
La cause immédiate des protestations est la falsification des résultats électoraux, selon lesquels le parti du pouvoir a quand même perdu quelques 15% de l’électorat par rapport aux résultats de 2007 (49% contre 64%). En fait, ce résultat n’est pas loin de ce que les sondages donnaient au parti à la veille des élections. Mais de toute manière, le truquage des scrutins n’est pas nouveau en Russie. Déjà en décembre 1993 les résultats du référendum qui a adopté la constitution en vigueur (il a été tenu suite au bombardement par le Président Boris Eltsine du Soviet suprême, le parlement démocratiquement élu d’alors) ont été falsifiés. Ce qui est plus, cette constitution donne un pouvoir quasi-absolu au Président, reléguant la Douma, la législature, à un rôle plutôt consultatif. (Notons, en passant, que la création de ce régime super-présidentiel a eu l’appui enthousiaste des États occidentaux, les mêmes qui condamnent aujourd’hui l’absence de démocratie en Russie.) Finalement, même si le décompte n’était pas falsifié, les abus de pouvoir que s’est permis le régime avant et pendant la campagne électorale rendaient la compétition profondément inéquitable.
Les protestations, les plus importantes depuis plusieurs années, expriment en fait un profond ras le bol général du régime poutinien. Pendant ses premières années au pouvoir (il a succédé à Eltsine en 2000) Poutine a joui d’une popularité réelle, grâce surtout à la reprise économique après sept années de profonde dépression. Peu importe que la reprise ait commencé déjà en 1999 grâce à l’envol des prix de pétrole et à la chute de la valeur du rouble. Et même si Poutine a poursuivi la même politique sociale néolibérale que son prédécesseur, dans l’esprit populaire il était associé à un certain retour à l’ordre et à la stabilité (au moins les salaires et les pensions étaient maintenant payés régulièrement) après une décennie de profonds bouleversements sociaux qui ont ébranlé la société.
Mais l’effet de la comparaison des deux régimes a fini par s’user face au problèmes sérieux qui continuent d’affliger le pays : les inégalités criantes et la pauvreté de la grande majorité (selon une étude publiée récemment dans la revue de l’Agence de statistique officiel, 73% des Russes vivent au-dessous du seuil de faible revenu) ; le déclin démographique et une espérance de vie fortement réduite par rapport aux sociétés occidentales ; la corruption généralisée (le régime est littéralement une kléptocratie) ; l’arbitraire du pouvoir ; une politique sociale profondément antipopulaire ; et enfin la dépendance continue de l’économie de l’exportation des hydrocarbures. À tout cela il faut ajouter le refus de revoir les privatisations criminelles des années 1990, sans doute le plus grand vol de l’histoire de l’humanité et une véritable bombe à retardement.
L’atmosphère est telle qu’une grande partie de la population rêve d’émigrer - 20% selon les sondages ; 40% de la population d’entre 18 et 35 ans. Selon le Vérificateur général, environs 1,25 millions (d’une population totale de 142 millions) ont émigré pendant la dernière décennie. « L’exode est comparable, » déclare-t-il, « à celui qui a suivi la Révolution bolchévique. » Selon un chercheur de l’Institut de géographie à Moscou, « le potentiel intellectuel du pays s’érode, puisque c’est avant tout les plus actifs, les plus mobiles, et les plus éduqués qui quittent. »
Le plus étonnant est que même les plus fortunés partagent cette attitude. Selon un sondage mené auprès de 25 grands entrepreneurs, 84% gardent leur argent à l’extérieur du pays. Il est aussi à la mode de placer les enfants en pension à l’étranger. Selon S. Polonskii, un magnat de l’immobilier, « Aujourd’hui, nous tous, les hommes d’affaires, si vous demandez à n’importe qui, avons fait nos bagages et sommes prêts à partir. »
Selon le journaliste Dmitrii Orechkine, “l’explication systémique de la vague d’émigration est la même qu’a offerte [le poète] Blok [1880-1921] de la mort de Pouchkine [le poète le plus aimé des Russes (1799-1837)] : un manque d’air. Il est de plus en plus difficile pour un individu libre et autonome de respirer dans la Russie de Poutine. Il n’y a pas de place pour un tel individu. »
Est-ce que cela veut dire que la Russie est à la veille de son « printemps » ? Ce genre de chose ne peut être prédit. D’un côté, le régime s’est évidemment épuisé. Sa légitimité, telle qu’elle existe encore, est très fragile. Elle est au fond plébiscitaire. D’où la volonté de concentrer le pouvoir au centre. Mais de l’autre côté, le peuple est atomisé et sans orientation politique claire. Les soi-disant dirigeants de l’opposition, qui déchirent leurs chemises aujourd’hui en défense de la démocratie, sont des anciens ministres néolibéraux du régime eltsinien. Et on peut observer marcher de leur côté des nationalistes russes semi-fascistes.
La « démocratie dirigée » de Poutine se distingue quand même d’une dictature « classique » en ce qu’elle laisse de l’espace significatif (beaucoup plus qu’il y avait en URSS avant la Perestroika) à l’organisation populaire et à l’action collective autonomes. Mais, à part des épisodes relativement brefs et des manifestations localisées, cet espace reste largement inoccupé. Les organisations populaires, qui commençaient à renaître vers la fin de la période soviétique, ont été ébranlées sous l’impact de la thérapie de choc et des politiques néolibérales. Les deux partis de la gauche modérée qui sont au parlement, le Parti communiste et la Russie juste, constituent des oppositions au fond loyales, qui évitent l’action extraparlementaire, la seule capable d’influencer ce régime.
On ne peut qu’espérer que les protestations des derniers jours vont ouvrir une nouvelle période de mobilisation et d’organisation populaire indépendante et soutenue.
*Professeur à l’UQAM, militant de QS, et l’un des fondateurs de l’École de la démocratie ouvrière en Russie.