Édition du 19 novembre 2024

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Pourquoi ce livre ? – Abdellah Fraygui, Abdallah Moubine, Vincent Gay : Des vies pour l’égalité. Mémoires d’ouvriers immigrés

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/02/13/pourquoi-ce-livre-abdellah-fraygui-abdallah-moubine-vincent-gay-des-vies-pour-legalite-memoires-douvriers-immigres/

Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse

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Le projet de ce livre est né de rencontres lors d’une recherche de socio-histoire consacrée à la place des travailleurs immigrés dans les grèves de l’automobile des années 1980 [1]. Ces grèves se situent à un moment charnière de l’histoire de l’immigration de la seconde moitié du 20e siècle. En effet, de nombreuses usines automobiles, particulièrement en région parisienne, ont, à partir des années 1960, voire avant pour certaines, fait massivement appel à une immigration issue en grande partie des anciennes colonies françaises [2]. Ce sont les travailleurs issus de ces migrations qui ont largement assuré le développement et la croissance des entreprises automobiles pendant de nombreuses années. La fin des Trente Glorieuses, l’entrée en crise économique et surtout les plans de restructurations de l’industrie automobile modifient cette situation à la fin des années 1970. Désormais, les embauches stagnent puis diminuent, les plans de réduction d’effectifs se multiplient et le travail se transforme. Outre les travailleurs âgés, les ouvriers immigrés sont les premiers touchés par ces restructurations. Cantonnés aux postes les plus durs et les moins bien rémunérés, leurs carrières sont celles d’« OS à vie [3] » à qui l’on propose très peu de formations et d’évolutions professionnelles. Dès lors qu’il faut restructurer les entreprises, diminuer la masse salariale et se débarrasser du travail non qualifié, le verdict tombe : les ouvriers immigrés doivent quitter les usines. Les licenciements et les aides au retour dans leurs pays d’origine sont là pour les y inciter. Bien sûr, tous ne sont pas concernés par ces mesures, et bon nombre d’immigrés font leurs carrières entières là où ils ont commencé à travailler dès leur arrivée en France. C’est le cas des ouvriers qui livrent ici leurs témoignages.

La violence sociale qui se manifeste pour ceux qui sont poussés hors des usines à un moment donné traverse la plupart des carrières des ouvriers immigrés. Violence du travail souvent harassant, violence du comportement des petits chefs… Selon les usines, cette violence se fait plus ou moins forte. Dans les usines dont il va être question ici, les phénomènes de mépris et de discrimination sont particulièrement aigus, surtout pour les ouvriers qui refusent de courber l’échine, qui osent relever la tête, qui se syndiquent, qui luttent et s’organisent. C’est le cas d’Abdellah Fraygui et d’Abdallah Moubine. Le premier a travaillé dès son arrivée en France en 1967 à l’usine de Poissy, dans les Yvelines, à une trentaine de kilomètres de Paris. Cette usine a changé à plusieurs reprises de propriétaire et de nom : Simca, puis Chrysler entre 1970 et 1978, puis Talbot, marque du groupe PSA, jusqu’en 1987, date à partir de laquelle l’usine produit des Peugeot et des Citroën. Pour le salarié qui a traversé les différentes périodes de l’usine, ces différents noms se mêlent, se superposent, quelle que soit l’époque évoquée. Outre ces changements de propriétaire, l’usine de Poissy a pendant longtemps incarné ce que certains syndicalistes appelaient les usines de la peur [4]. Marquée par le poids de la Confédération française du travail (CFT), qui prend le nom de Confédération des syndicats libres (CSL) en 1977 [5], l’usine a été un cas exemplaire de collaboration entre un patronat de choc et un syndicat pro-patronal, permettant de museler toutes les voix discordantes, y compris pendant les grandes périodes d’agitation sociale comme en mai-juin 1968 [6]. L’autre marque automobile à connaître un fonctionnement interne de même nature est Citroën, où la CFT s’installe à partir de 1968. C’est dans une usine de cette marque, à Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, dans la proche banlieue parisienne, qu’Abdallah Moubine est entré en 1973 et a passé l’essentiel de sa carrière. L’usine de Saint-Ouen a été achetée par Citroën en 1924 et a toujours été une usine d’emboutissage fabriquant les pièces pour les usines d’assemblage. Elle a fait partie d’un tissu industriel automobile dense autour de Paris, aussi bien en Seine-Saint-Denis que dans les Hauts-de-Seine, où les usines ont fermé les unes après les autres à partir des années 1980. Celle de Saint-Ouen a été l’une des dernières à fonctionner, après la fermeture de celle d’Aulnay-sous-Bois en 2014, mais elle a fermé ses portes en 2021, presque un siècle après son ouverture.

Outre leur expérience d’ouvriers de l’automobile, Abdellah Fraygui et Abdallah Moubine ont d’autres points communs. Ils sont nés au Maroc, à sept ans d’intervalle, ont émigré en France à peu près au même âge, vers 20 ans, et sont devenus l’un et l’autre militants : syndicalistes à la CGT dans leurs usines respectives et délégués du personnel ; membres pour l’un du Parti du progrès et du socialisme (PPS) [7], l’ex-Parti communiste marocain, et pour l’autre de l’Association des travailleurs marocains en France (ATMF). Deux parcours proches donc, mais non similaires, qui permettent de mieux comprendre les formes de politisation des immigrés marocains des années 1960 et 1970, inscrites à la fois dans la société française et dans les événements qui secouent le Maroc.

Lors des entretiens menés pour l’étude des grèves des années 1980, qui seront largement évoquées dans ce livre, Abdellah Fraygui et Abdallah Moubine ont tous les deux fait part de leur désir de témoigner, de raconter leurs expériences d’ouvriers, d’immigrés et de militants. Ayant eu l’occasion à plusieurs reprises de contribuer à cette histoire de l’immigration par leurs témoignages lors d’évènements publics, ils n’en avaient livré alors que quelques fragments de vie qui ne déployaient pas l’entièreté de leurs existences, ce que permet ce livre aujourd’hui. Pour Abdellah Fraygui, il s’agit de « raconter aujourd’hui les circonstances très difficiles dans lesquelles j’ai atterri en France, la façon dont à l’époque nous avons milité. Raconter ça aujourd’hui à des jeunes en se demandant : est-ce qu’ils vont me croire ? Parce que lorsqu’on écoute d’anciens ouvriers immigrés à propos des usines dans lesquelles nous avons travaillé, même nous qui avons connu cela, on a du mal à y croire. C’était pourtant la France, pas un pays du tiers-monde, pas le régime d’apartheid d’Afrique du Sud, la France où l’on a acquis les droits universels. Alors, est-ce que la liberté de chacun de nous s’arrête aux portes de l’entreprise ? Si c’est le cas, on n’est plus dans une République. Ce livre, c’est dire ça, que les libertés ça se gagne, mais ça se perd aussi. Et nous, les anciens, nous avons le devoir de transmettre notre savoir, nos expériences, à tous ceux qui vont nous suivre. » Pour Abdallah Moubine, qui a par ailleurs contribué à la réalisation d’un documentaire sur les chibanis et a raconté une partie de sa propre histoire dans une pièce de théâtre [8], « après le travail, après la retraite, l’ATMF a pris une grande partie de ma vie, et à travers ça j’ai fait plusieurs expériences : un documentaire de cinquante-deux minutes de portraits de chibanis accompagné d’une exposition et une pièce de théâtre. Faire un livre, c’est particulier. Je suis d’Agadir et à l’université il y a une section où les jeunes sont demandeurs d’éléments d’histoire de l’immigration. On est souvent invités pour parler de la vie des chibanis, des usines, des grèves… Et à chaque fois, on nous dit : “pourquoi vous n’écririez pas quelque chose ?” J’ai quatre filles et quand elles ont vu la pièce de théâtre où je jouais une vie d’immigré, elles ont eu envie d’en savoir plus. On n’est pas des écrivains, mais la tête est pleine de souvenirs qui sont à transmettre. »

De tels témoignages sont rares. Malgré l’intérêt, relativement récent, des sciences sociales pour l’histoire de l’immigration, malgré la publication au cours des années 1960 et 1970 de nombreux témoignages ouvriers, peu de livres ont été consacrés à la parole d’ouvriers immigrés. Ce livre comble donc en partie un vide et contribue ainsi à produire une histoire par en bas en circulant entre grande histoire et petites histoires, à observer les différentes scènes de ces récits : le Maroc et comment on y grandit dans les années 1950-1960, l’usine, le syndicat, les quartiers, les associations et mouvements politiques de gauche… On suit alors des trajectoires qui sont à la fois exemplaires de celles de nombreux ouvriers immigrés qui arrivent en France au cours des années 1960-1970, et particulières tant elles sont modelées par le militantisme qui suscite un certain rapport à la société française et aux populations immigrées. Contrairement à une partie des travailleurs immigrés de cette période, Abdellah Fraygui et Abdallah Moubine ont suivi un cursus scolaire, inachevé, qui leur permet de maîtriser le français, à l’écrit comme à l’oral, avant même leur arrivée en France. Le rapport à l’immigration diffère entre les deux puisque Abdallah Moubine rejoint en France son père et travaille dans la même usine que lui jusqu’à la mort de ce dernier ; il découvre donc l’usine en partie à travers l’expérience de son père et des hommes de sa génération, avec lesquels il va marquer une certaine rupture quant à ses rapports à l’ordre usinier, à la discipline et à la révolte. Abdellah Fraygui est par contre le premier parmi sa famille proche à émigrer en France, où il ne connaît quasiment personne. Leurs trajectoires professionnelles sont semblables, notamment du fait des discriminations syndicales qu’ils subissent et qui les freinent d’autant plus dans leurs carrières, du moins jusqu’à la fin des années 1990. Cependant si Abdellah Fraygui travaille sur les chaînes de montage une grande partie de sa carrière, Abdallah Moubine devient assez rapidement cariste, il conduit un chariot élévateur pour transporter des pièces dans l’usine, son poste est moins éreintant et plus reconnu que celui des ouvriers à la chaîne.

On verra également à la lecture de ces témoignages comment naissent la politisation et l’engagement. En effet, hormis une expérience très furtive en 1965, ni l’un ni l’autre ne sont confrontés à des expériences militantes avant leur arrivée en France, bien que quelques traces de politisation ou de curiosité politique peuvent émerger au sein de leurs familles ou à la suite de la lecture de journaux marocains. C’est donc véritablement en France, dans les expériences de travail et de vie de quartier que s’entament des débuts de politisation et de parcours militants. Pour Abdellah Fraygui, la fréquentation d’un lieu où se rencontrent de jeunes militants maoïstes puis la rencontre avec un responsable de la CGT de son usine vont le guider vers le syndicalisme. L’adhésion syndicale ne se traduit toutefois pas immédiatement par une action militante dans l’usine de Poissy, la clandestinité des militants étant de mise pour ne pas risquer le licenciement. Cette adhésion à la CGT se double ensuite d’une entrée au PPS rencontré lors d’une fête de L’Humanité, un parti politique composé alors surtout d’étudiants et qu’Abdellah Fraygui contribue à ouvriériser. Il pénètre ainsi au milieu des années 1970 dans l’écosystème [9] syndicalico-partisan communiste, mais à cheval sur une frontière, le PPS étant une organisation avant tout marocaine qui cherche alors à s’implanter dans l’immigration marocaine en France. De son côté, Abdallah Moubine découvre le syndicalisme après d’autres expériences militantes et associatives, liées au fait qu’il habite à Gennevilliers. Cette ville accueille alors une population ouvrière importante et de très nombreux immigrés, en particulier marocains. Grèves d’usine, luttes dans les foyers, activités culturelles, la ville regorge d’initiatives auxquelles contribuent les jeunes travailleurs immigrés de sa génération, qui se retrouvent pour certains d’entre eux dans des groupes politiques d’extrême gauche et à l’ATMF, une association qui tout en gardant des liens avec le Maroc se préoccupe avant tout des conditions d’existence des immigrés marocains en France. La politisation de ces ouvriers immigrés se forme donc d’abord hors des usines même si elle est en bonne partie le fruit de ce qui se vit dans les ateliers en termes d’injustices et d’atteintes à la dignité. Elle est ensuite réinvestie à travers le syndicalisme, lors des grèves ou plus quotidiennement dans la défense des salariés. Elle illustre également que, comme chez les ouvriers français, elle n’est pas univoque mais est traversée de débats et de controverses liés aussi bien aux orientations et aux pratiques des organisations françaises qu’aux questions plus strictement marocaines, concernant les relations au pouvoir du roi, au nationalisme marocain, à la question du Sahara occidental… Les récits de cette politisation et de ces militantismes permettent de rompre avec une image trop souvent entretenue d’ouvriers immigrés dociles, n’osant pas contester les autorités ni revendiquer leurs droits.

Comme on l’a dit, le livre est le résultat de très nombreuses heures d’entretiens et de discussions plus informelles à deux, trois ou quatre personnes. Il n’est pas présenté sous la forme d’un dialogue ou de réponses à des questions, car bien souvent les récits s’éloignent de leur point de départ, et l’on a préféré effacer la présence du sociologue menant ces entretiens. Mais les discussions collectives ont mené à des réactions de l’un ou de l’autre des protagonistes, que nous avons tenté de mettre en forme afin de constituer ces mémoires qui dessinent un pan de l’histoire populaire en France trop souvent laissé dans l’ombre.

Abdellah Fraygui, Abdallah Moubine, Vincent Gay : Des vies pour l’égalité.
Mémoires d’ouvriers immigrés
https://www.syllepse.net/des-vies-pour-l-egalite-_r_89_i_942.html

[1] Vincent Gay, Pour la dignité : ouvriers immigrés et conflits sociaux dans les années 1980, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2021.
[2] Le nombre de salariés de l’industrie automobile connaît une croissance continue entre 1945 et 1979. Après 1979, les effectifs ne cessent de chuter malgré une croissance quasi régulière du nombre de véhicules produits jusqu’en 1990, puis une diminution d’abord lente puis accélérée après 2005.
[3] Les OS (ouvriers spécialisés) sont les ouvriers sans qualification, cantonnés le plus souvent à une seule tâche répétitive (c’est en ce sens qu’ils sont « spécialisés » car attachés à cette unique tâche). Pour le sociologue Abdelmalek Sayad, les ouvriers immigrés sont condamnés à être des « OS à vie » du fait que leur travail est fondamentalement un travail non reconnu, déqualifié, parce qu’il est effectué par des immigrés et qu’il n’évolue que très peu au cours de leurs carrières.
[4] Daniel Bouvet, L’usine de la peur, Paris, Stock, 1975.
[5] Sur la CFT (Confédération française du travail), la CSL (Confédération des syndicats libres) et ce qu’on a appelé le « syndicalisme indépendant », voir l’encadré p. 73.
[6] L’ordre règne à Simcaville, un film de Jean-François Comte et Catherine Moulin, 1968.
[7] Parti du progrès et du socialisme (PPS), ex-Parti communiste marocain.
[8] Wareware no moromor, création du metteur en scène japonais Hideto Iwai, T2G Théâtre, 2018.
[9] Selon le titre du livre de Georges Lavau, À quoi sert le Parti communiste français ?, Paris, Fayard, 1981.

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