Édition du 17 décembre 2024

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États-Unis

Pourquoi Trump en 2024

Le populisme économique ; l’épuisement de la démocratie libérale ; la destruction de l’éducation, en particulier de l’enseignement supérieur : voilà les trois facteurs qui permettent de comprendre la nette victoire de Donald Trump face à Kamala Harris.

8 novembre 2024 | tiré d’AOC.media

Les électeurs de Trump ne forment pas un bloc monolithique. Bien sûr, il y a toujours les membres du Ku Klux Klan, les incels, les nazis, les alt-right, les hyper-masculins et les hyper-racistes – tous ceux qui se repaissent des promesses délirantes de Trump, de ses insultes nauséabondes et de ses manières grossières.

Il y a aussi ceux qui sont animés par la haine des « libéraux », dont ils absorbent quotidiennement le mépris ou le simple dédain. Il y a des chrétiens, des sionistes et même des islamistes (de la dernière heure) qui attendent de Trump qu’il serve mieux leur cause que ne l’a fait le régime Biden-Harris. Il y a ceux qui veulent une frontière sud du pays fortifiée et l’expulsion des migrants récents. Il y a des propriétaires de petites entreprises qui veulent des impôts moins élevés et moins de restrictions, et d’anciens travailleurs des mines et de l’industrie qui réclament des emplois aussi bien rémunérés que les emplois autrefois protégés par les syndicats.

Mais rien de tout cela n’explique le triomphe de Trump hier, son exploit historique d’être le premier candidat républicain à la présidence à remporter la victoire populaire depuis 2004. Comment l’expliquer alors ? Par trois facteurs clés : le populisme économique de Trump dans un contexte où les démocrates sont devenus le parti de l’élite ; l’épuisement de la démocratie libérale en tant que forme viable ou digne de confiance ; la destruction de l’éducation, en particulier de l’enseignement supérieur aux États-Unis.

Le populisme économique

Depuis 2015, Trump défend une position économique anti-establishment. Celle-ci n’est peut-être pas sincère – il bénéficie d’un large soutien du capital et des ultra-riches – mais elle répond aux inégalités extrêmes et croissantes aux États-Unis. Ces inégalités, bien sûr, sont le résultat d’une politique néolibérale de délocalisations, d’externalisation de la production (outsourcing) et de démantèlement des syndicats ; de la spéculation qui a propulsé le coût du logement dans la stratosphère ; et de la privatisation des infrastructures, depuis les transports « publics » jusqu’à l’enseignement supérieur. Trump s’adresse directement à la colère et au dénuement des familles de la classe ouvrière et de la classe moyenne qui n’ont pas les moyens d’assurer leur propre subsistance ni d’envisager un avenir meilleur pour leurs enfants. Au début de sa campagne, Kamala Harris a fait quelques incursions dans ce domaine, en promettant de mettre fin à la « flambée des prix » et d’accorder de petites subventions pour l’accession à la propriété. Mais depuis les années Clinton, le parti démocrate est devenu le parti des diplômés et (par conséquent) des plus aisés, un parti fidèle au statu quo, même si l’Obamacare et la loi sur la réduction de l’inflation ont apporté quelques nouveaux projets dans ce cadre. De plus, la campagne de Harris a largement laissé de côté les questions de politique économique au cours des dernières semaines, se concentrant plutôt sur l’inaptitude de Trump à assumer la présidence d’une démocratie.

L’épuisement de la démocratie libérale

Cela fait des décennies que la démocratie libérale, dans ses institutions et ses valeurs, se délite. Elle a été sapée par les ambitions néolibérales visant à la remplacer par les marchés et les technocrates, attaquée par les partis et les mobilisations de droite, dévoyée par les tribunaux. Ses liens étroits avec le capital n’ont jamais été aussi palpables. En outre, ce modèle est inapte à contrôler les forces mondiales, telles que la haute finance, ou à résoudre les problèmes mondiaux, comme le changement climatique ou les vastes mouvements de population. En conséquence de tout cela, la démocratie libérale a perdu l’estime et la confiance de millions de personnes qui la considèrent, non sans raison, comme jouant contre eux. La rhétorique ouvertement anti-démocratique de Trump n’est ni particulièrement dérangeante ni importante pour ces personnes. Ce qu’elles veulent, c’est un dirigeant fort qui ne s’inclinera pas devant d’autres puissances politiques ou économiques, qui améliorera leur vie et qui saura vaincre une partie des dangers et de la précarité que tout être humain sensible ressent au XXIe siècle. Si cela implique un modèle politique différent – autoritaire ou néo-fasciste – alors qu’il en soit ainsi. Là encore, la campagne de Harris n’a cessé de marteler l’idée que la démocratie était en jeu. Mais combien d’électeurs s’en souciaient ?

La déséducation

Trump a depuis longtemps et ouvertement ciblé et courtisé ce qu’il appelle « les non-éduqués » pour en faire sa base électorale de prédilection. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont bâti l’un des systèmes éducatifs les plus démocratiques au monde, offrant une éducation gratuite, accessible et de bonne qualité à la plupart des hommes blancs, et ensuite aux minorités raciales et aux femmes également. À partir des années 1970, tous les aspects de ce système ont été mis à mal : le financement public a été supprimé, les frais de scolarisation ont grimpé en flèche, les effectifs des classes se sont accrus et la qualité s’est effondrée. En outre, les programmes d’enseignement ont été politisés et contestés, l’enseignement professionnel (formation à l’emploi) a été valorisé au détriment du savoir et des formes de pensée plus générales, et la droite est montée au créneau contre les universités, jusqu’à mener aujourd’hui des campagnes directes contre le « lavage de cerveau totalitaire » de celles-ci. Combinée à des médias sociaux cloisonnés et à des médias grand public fortement politisés, cette déséducation rend les citoyens exceptionnellement manipulables et identifie l’éducation elle-même à l’élitisme et au « wokisme », c’est-à-dire aux démocrates.

Mis bout à bout, ces éléments montrent à quel point la campagne de Kamala Harris était déconnectée des préoccupations des gens et de son époque, tout comme l’est le parti démocrate. En effet, beaucoup de ceux qui ont voté pour elle ne l’ont pas fait parce qu’elle incarnait leurs préoccupations ou leurs espoirs, mais simplement pour faire barrage à Trump et au fascisme. La campagne Harris n’a pas abordé les conditions économiques cautionnées et favorisées par son parti depuis des décennies, ni n’a-t-elle été en mesure d’évoquer la crise de la démocratie libérale et de la citoyenneté, crise qui appelle un nouveau modèle de démocratie. Le parti républicain de Trump nous conduit vers une version de ce modèle. Le parti démocrate finira-t-il par prendre conscience qu’il doit en promouvoir une autre ? Qu’il doit défendre un modèle au service du plus grand nombre et de la planète et non de quelques-uns et des profiteurs ? Un modèle qui dissocie capital et démocratie pour construire un projet d’État porteur de transformation ? Un modèle qui prend au sérieux une citoyenneté démocratique éduquée, plutôt qu’un électorat manipulable ? Bref, un modèle adapté aux pouvoirs, aux problèmes et aux possibilités du XXIe siècle ?

Traduit de l’américain par Hélène Borraz.

Wendy Brown

Politiste, Professeure à l’Institute for Advanced Study (Princeton)

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