Le parti justifie cette pratique à partir d’arguments faibles et incohérents qui ne résistent pas à l’examen critique et à l’épreuve des faits, comme en témoigne les piètres résultats obtenus lors de l’élection partielle dans Jean-Talon.
Cette position de QS est intenable d’un point de vue éthique et politique, car elle contrevient aux valeurs solidaires ; et elle s’avère inefficace voire contreproductive d’un point de vue stratégique, car elle ne permet pas d’atteindre les gains escomptés.
Commençons par identifier les arguments fallacieux de la direction du parti, afin de mieux les déconstruire.
Premièrement, la campagne de boycott de Meta serait purement symbolique et donc inutile. Le porte-parole Gabriel Nadeau-Dubois a affirmé le 12 septembre dernier : « Je pense que, dans ce cas-là en particulier, on voit les limites de ce boycott-là. Vous avez vu les chiffres de trafic sur ces plateformes-là qui n’ont pas diminué, on voit les limites de ces gestes symboliques là. Nous, on pense qu’il faut du vrai courage politique pour remettre ce monde-là [Meta] à leur place. »
Or, en quoi une campagne de boycott serait-elle incompatible avec un « vrai courage politique » pour réguler les plateformes ? Cet argument ressemble étrangement à un faux dilemme : soit on boycotte Meta (avec une efficacité discutable), soit on décide d’encadrer les géants du numérique (avec une efficacité encore discutable, comme en témoigne le gouvernement canadien et sa loi C-18). Or, ne peut-pas pas marcher et mâcher de la gomme en même temps ?
Bien sûr, la campagne de boycott ne fera pas changer d’idée à Meta du jour au lendemain. Mais cela contribue à augmenter la pression sur l’entreprise, tout en incarnant des gestes de solidarité avec les acteurs concernés. Rappelons d’ailleurs que la loi C-18, malgré ses imperfections, a commencé à porter fruit, avec Google qui a accepté de verser 100 millions de dollars aux médias canadiens. QS semble croire que la décision unilatérale de Meta de bloquer les contenus médiatiques au Canada serait inéluctable, et là pour rester pour « des mois, voire des années ». Or, il s’agit d’abord du chantage d’une firme multinationale qui veut éviter de payer trop de redevances et d’empêcher la multiplication de législations contraignantes ailleurs dans le monde.
QS accepte donc ce chantage au lieu de se tenir droit et de trouver d’autres moyens de rejoindre son public. Si le trafic sur les réseaux sociaux Facebook et Instagram est toujours aussi important dans les derniers mois, le fait de désinvestir d’une plateforme numérique hostile à l’écosystème médiatique d’ici représente un geste courageux qui indique la direction à suivre pour le reste de la société, au lieu de se mettre à la remorque d’un géant capitaliste.
Deuxièmement, dans un courriel officiel du parti, il est indiqué que : « 90% de la population québécoise est présente sur les réseaux sociaux. Cette proportion est encore plus grande chez les jeunes, notre public et base de soutien principale. Comme parti politique, nous avons à la fois la responsabilité de rejoindre l’électorat, mais aussi le besoin de le faire, pour la bonne santé de notre organisation. Lorsque l’on décide de ne pas faire de publicité sur Meta, on accepte de ne pas aller à la rencontre de nombreuses personnes. Or, le travail d’un parti, c’est d’aller à la rencontre des électeurs et des électrices, en période électorale ou non. »
Le parti fait donc appel à la « responsabilité » de rejoindre les électeurs, notamment les « jeunes », en affirmant que cela fait partie de la fonction centrale d’un parti politique. Or, l’idée présupposée ici est que sans publicité sur Meta, on ne pourra plus rejoindre les jeunes et l’électorat visé, nous condamnant ainsi à l’invisibilité médiatique. Cela est étrange, notamment parce que les jeunes désertent de plus en plus Facebook et Instagram (pour se tourner vers TikTok notamment), et l’électorat peut toujours être rejoint par d’autres canaux de communication : télévision, radio, porte-à-porte, d’autres outils et plateformes numériques. Tout se passe comme si QS était absolument obligé de passer par Meta pour rejoindre sa base électorale, comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort pour l’organisation, alors que ce n’est pas le cas.
Troisièmement, il y a l’argument de la santé organisationnelle et financière, qui découle de la visibilité médiatique attribuable à la publicité sur les médias sociaux. Dans le courriel du parti aux membres en date du 16 septembre, on prétend que : « faire de la publicité sur Meta nous permet d’entrer en contact avec de nouvelles personnes, de recruter de nouveaux membres et de faire du financement populaire. Nous le faisons depuis des années. Ces trois actions sont fondamentales à la santé organisationnelle de Québec solidaire, et c’est dans cette vision à moyen et à long terme que nous avons fait ce choix. Depuis plusieurs années, nous utilisons également la publicité pour faire de la mobilisation politique.
Sans cette publicité, il serait vraiment ardu de rejoindre des gens que nous n’avons jamais contactés. »
Bref, la santé organisationnelle et financière de QS serait structurellement dépendante de la publicité achetée sur Meta, sans quoi les finances du parti seraient durement touchées. On voit ici un grave problème de dépendance du parti envers les GAFAM et les technologies addictives du capitalisme algorithmique : sans elles, nous ne pouvons être visibles, notre existence politique est menacée, nous ne pouvons être entendus, et nous sommes donc menacés de disparition. On voit là le sophisme de la pente glissante.
Quatrièmement, il y a l’argument du « nous ne sommes pas les seuls » à commettre une action problématique (ne pas boycotter dans ce cas-ci). Le courriel du 16 novembre souligne que : « de nombreux partis politiques fédéraux, toutes familles politiques confondues, ont maintenu leurs placements. Même certains médias québécois continuent de faire de la publicité sur Meta, comme Le Devoir, Noovo, Le Soleil ou la Montreal Gazette. Québec solidaire ne fait donc pas cavalier seul ; nous sommes toutes et tous dépendants de ces plateformes pour exister dans l’espace public et rejoindre les gens. »
Pour reprendre une analogie formulée par Catherine Dorion à l’égard du troisième lien, on voit ici l’argument de la « ligne de coke » : regardez, je ne suis pas la seule organisation accro aux algorithmes de Facebook ; il y a aussi tel individu, tel groupe et telle personne qui consomment tout autant que moi. Bref, nous sommes tous également addicts à ce système, donc je vais continuer à consommer et à garder le même comportement. Seul un vrai changement à grande échelle fera une différence, soit quand tout le monde décidera d’arrêter de consommer en même temps, ou quand on interdira la coke par la loi. Vous voyez l’analogie.
Malheureusement, ce piteux argumentaire ne tient pas la route d’un point de vue factuel, et la dure défaite de QS dans Jean-Talon devrait nous servir de leçon. Alors que QS avait récolté 8117 votes (23,76%) en 2022, il est passé à 4380 votes (17,42%) lors de la partielle de 2023 dans Jean-Talon. Qui plus est, le vote des jeunes n’est pas sorti lors de cette élection, ce segment de l’électorat semblant pour ainsi dire démobilisé. Le tout avec de la bonne publicité achetée sur Meta.
Pendant ce temps, bien que la CAQ ait perdu cette circonscription (passant de 32,5% à 21,5%), le PQ est passé de 18,7% à 44% de 2022 à 2023. Or, ces deux partis sont parvenus à ces scores sans faire de publicité sur Meta, alors que QS et le PLQ faisaient bande à part, témoignant de leur faiblesse politique. Tandis que la CAQ et le PQ étaient « solidaires » des médias québécois avec le boycott de Meta, QS et le PLQ apparaissaient comme de piètres joueurs, en difficulté sur la glace, ayant absolument besoin de la publicité achetée sur une plateforme numérique pour mobiliser leurs bases. Et les résultats montrent que ce « choix stratégique » n’a pas payé dans les urnes.
Qui plus est, un autre argument pragmatique en faveur de l’abandon des publicités sur Facebook et Instagram est le problème du « caillou dans le soulier » qu’une telle proposition représente sur le plan médiatique. Alors que QS devait déjà se justifier devant les médias (et auprès de ses membres mécontents) en septembre dernier face à cette décision discutable, le récent passage des porte-paroles à l’émission Tout le monde en parle du 3 décembre montre que cette décision embarrassante continue encore de miner la crédibilité du parti, en dévoilant son incohérence idéologique. Comme l’a bien rappelé Guy A. Lepage, cette position est difficile à défendre d’un point de vue de gauche.Gabriel Nadeau-Dubois a tenté de peine et de misère
de réitérer l’argument de la responsabilité et du « on est tous dépendants de ces plateformes, les autres le sont aussi comme nous », mais il continue encore ces rationalisations et verbiages de politicien pour défendre une position intenable. Et ça paraît, avec Émilise qui avait l’air inconfortable à côté de Gabriel sur le plateau de télé.
Bref, le soutien de QS à Meta est carrément devenu gênant, tant pour les membres que pour le parti dans l’espace médiatique. Et la même ritournelle risque de se poursuivre, tant que le parti n’aura pas changé sa position. Au lieu de faire des gains et passer à l’offensive en imposant ses idées, QS reste sur la défensive et donne une impression de faiblesse, de dépendance, de soumission face à l’ordre dominant.
Or, pourquoi le parti s’entête-t-il dans cette voie ?
Je fais l’hypothèse que des employé·e·s et responsables des communications du parti dépendent fortement de cette plateforme à cause des « indicateurs de performance » et des « métriques » que Meta permet en termes d’identification de nombre des vues, de profilage des individus et des électeurs, pour savoir qui sont les personnes qui sont « atteintes » par les messages et publicités du parti. Cela est fort utile certes d’un point de vue communicationnel, de recrutement et de financement, mais cela représente aussi des coûts importants pour le parti, notamment au niveau du temps, de l’énergie et des ressources financières investies dans Meta pour « rejoindre » les électeurs du parti.
Bien que ce phénomène ne soit pas nouveau, il est probable que les employé·e·s des communications fassent pression sur le comité de coordination nationale pour maintenir cette ligne pro-Meta, car abandonner la publicité sur cette plateforme les rendrait potentiellement « myopes » dans leurs fonctions.
Cela témoigne de deux choses : 1) les communications du parti sont devenues fortement dépendantes des fonctionnalités et du monopole radical des plateformes du capital algorithmique ; 2) le parti n’envisage actuellement pas d’autres alternatives en termes de moyens de communication pour rejoindre ses électeurs, comme la publicité dans les médias locaux et régionaux, l’utilisation d’autres outils numériques, l’embauche de personnel pour le travail de terrain, les appels téléphoniques, les assemblées de cuisine, le porte-à-porte, etc. Il s’agit là bien sûr d’activités plus chronophages que des dizaines milliers de dollars balancés dans la pub dans la méga-machine de Meta ; mais ces activités sont beaucoup stimulantes, concrètes et mobilisantes que du contenu sponsorié sur son fil d’actualité le matin.
Enfin, cette position est symptomatique de la faiblesse actuelle de QS par rapport à ses principaux rivaux politiques : si la CAQ commence à tomber en raison de ces décisions politiques nuisibles aux classes moyennes et populaires, aux services publics et à l’environnement, elle ne baisse pas en raison d’un retrait de publicités sur Meta. De son côté, le PQ bénéficie d’une image « d’intégrité politique » qui était celle de QS jadis, alors que QS apparaît maitenant comme un parti « opportuniste », bien intégré au système dominant, préférant respecter le cadre établi plutôt que de confronter les règles du jeu.
Cette inversion de rôles entre le pari de la « respectabilité » et celui du « risque » s’est joué notamment lors de la question du Serment au roi de l’Assemblée nationale à l’automne 2022. Ce geste « symbolique » a été particulièrement payant pour le PQ et son porte-parole Paul St-Pierre Plamondon, alors que QS faisait figure de deuxième joueur, préférant ne pas « boycotter » mais appuyer timidement cette mesure, au lieu de se tenir debout.
Résultat : le PQ, qui avait presque disparu de la carte électorale en 2022 est maintenant premier dans les intentions de vote des derniers sondages, devant la CAQ, et ce sans publicité achetée sur Meta. Seul le PLQ se retrouve dans la même position inconfortable que QS, avec la supposée nécessité de rester coûte que coûte sur Meta afin de ne pas trop reculer dans les sondages. Bref, on voit bien que la situation de dépendance aux publicités de Meta représente une position de perdant.
Rappelons que QS est un parti de gauche, qui prétend à la redistribution de la richesse, au dépassement du capitalisme, au financement adéquat des services publics, à la lutte contre les inégalités sociales, à la démocratisation des institutions politiques et de l’économie. Toutes ces positions sont en contradiction avec le soutien actif et financier à Meta, qui participe à la concentration de la richesse, à l’apothéose du capitalisme algorithmique, au sous-financement des médias publics et privés, à l’amplification des inégalités sociales, à l’effritement de la démocratie, etc.
Si l’argument « on n’a pas le choix » tenait la route, on pourrait comprendre. Malheureusement, d’autres partis ont décidé de boycotter Meta avec de bons résultats, et témoignent donc que cette posture fataliste n’est pas la seule option possible. Soutenir Meta dans ce contexte est un choix, un piètre choix, tant d’un point de vue moral que d’un point de vue stratégique. Cela nuit à l’image publique de QS, à l’intégrité du parti, et nous entête dans une dépendance malsaine à l’égard des plateformes capitalistes au lieu de nous pousser à explorer de nouvelles voies. En termes plus simples, on y voit là un signe d’acharnement, qui affaiblit le parti au lieu de lui donner des forces. L’argument de la « responsabilité » de rejoindre les électeurs sert de cache-sexe à un manque de courage politique, et représente donc, au final, un brin de lâcheté.
Pourquoi ne pas prendre l’argent dépensé dans la publicité sur Meta pour l’investir davantage dans les médias régionaux du Québec, en embauchant des responsables à la mobilisation locale, en soutenant les réseaux militants, ou encore en misant sur de nouvelles stratégies de communication qui outrepassent les algorithmes de Meta ?
QS manque actuellement d’imagination politique, et la dépendance à Meta amplifie ce problème. Un autre monde médiatique est possible, et cela commence par avoir le courage de ses convictions. Débarrassons-nous de ce caillou dans le soulier, et passons aux choses sérieuses. Trouvons de nouveaux canaux de communication, afin de respecter l’intelligence de nos membres, de nos militant·e·s et de l’électorat.
Comme le dit le dicton autogestionnaire : « le patron a besoin de toi, tu n’as pas besoin de lui ». Idem pour Meta dans ce cas-ci : la compagnie a besoin de nous pour valoriser notre attention et générer des profits, mais nous n’avons pas besoin de Meta pour exister politiquement.
Ce texte a d’abord été publié sur la plateforme En commun, via mes Carnets politiques de réflexions stratégiques sur la gauche qui prendra le relais de mon blogue Ekopolitica. En commun est une plateforme numérique libre, développée par l’OBNL Projet collectif.
https://praxis.encommun.io/n/GMJ8N351elGW68EhmkLECtIT9Uo/?fbclid=IwAR1XLZy4j8aBkZ56qOHDiJ3igU3DNuC3jUDmGaJuzFXfGeK01ZBNpaKGooQ
Jonathan Durand Folco
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