Édition du 17 décembre 2024

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Immigration

La fabrique des migrations : Les candidats au départ, des vaches à lait très prisées (2/4)

Qu’est-ce qui pousse des milliers d’Africain·es à s’exiler alors que les dangers de la route sont connus, tout comme les terribles conditions de vie dans certains pays « d’accueil » ? Dans cette série du magazine ZAM déclinée en quatre épisodes, cinq journalistes décryptent les mécanismes de la migration. Ce deuxième épisode s’intéresse au « business » de l’exil.

Tiré d’Afrique XXI. Cet article a été publié en anglais dans le cadre d’une enquête transnationale menée par une équipe de journalistes dans cinq pays africains en partenariat avec le magazine ZAM, et intitulée « Migration is not the West’s problem, it is Africa’s » (« La migration n’est pas le problème de l’Occident, c’est celui de l’Afrique »). Cette enquête s’intéresse aux raisons qui poussent de nombreux Africains à prendre la route de l’exil pour l’Europe, le Golfe ou l’Amérique. L’équipe d’enquêteurs et d’enquêtrices est composée de : Emmanuel Mutaizibwa (Ouganda), Elizabeth BanyiTabi (Cameroun), Ngina Kirori (Kenya), Theophilus Abbah (Nigeria) et Brezh Malaba (Zimbabwe). L’ensemble a été coordonné et édité par Evelyn Groenink, rédactrice en chef des enquêtes de ZAM.

En partenariat avec ZAM Magazine, Afrique XXI publie l’intégralité de cette série. Article traduit de l’anglais par Jade Haméon.


« Il peut prier pour votre visa », promet l’apôtre Goodwin, du haut de sa tribune dans le centre évangélique Zoe Ministries, situé sur les rives du lac Victoria, juste à côté de Kampala, la capitale ougandaise. « Beaucoup ont déjà été aidés. Ils ont voyagé, ils travaillent aux États-Unis. Vous n’avez qu’à apporter des offrandes et il fera des miracles pour vous. »

Les milliers de personnes rassemblées ici en ce mardi soir attendent que le « prophète » Elvis Mbonye, qui porte une robe blanche et des oreillettes, et dont les miracles de prospérité découleraient de sa connexion directe avec Dieu, accomplisse précisément cette tâche. Avec impatience, ils écrivent leurs prières et les placent, avec des billets de banque, dans des enveloppes qu’ils remettent ensuite à des disciples de passage. Dans cette congrégation de la classe moyenne, les « bénédictions » ne sont pas données : les billets de bronze coûtent l’équivalent de 85 dollars (79 euros), les billets d’argent 185 dollars, les billets d’or 210 dollars et les billets de platine 275 dollars.

Les fidèles hurlent et applaudissent lorsque le prophète monte sur scène, lève les yeux au ciel et commence à prier. « J’y crois ! », déclare avec ferveur une jeune femme à côté du reporter de ZAM, Emmanuel Mutaizibwa. Son nom est Grace Zawedde. « Je crois que je vais pouvoir aller aux États-Unis. » Ses yeux brillent.

Un autre mardi, quelques mois plus tard, une femme monte sur scène pour affirmer que les offrandes qu’elle a déposées aux pieds du prophète (qui, selon le site Religion Unplugged, pèserait aujourd’hui 115 millions de dollars) ont porté leurs fruits. Non seulement son visa a été avancé de dix mois, juste à temps pour qu’elle puisse s’envoler vers l’Amérique, affirme-t-elle, mais elle a aussi immédiatement trouvé un emploi. Au milieu des acclamations qui fusent, personne ne lui demande ce qu’elle fait alors à Kampala.

Suicide suspect à Douala

À Douala, au Cameroun, deux jeunes femmes viennent de rentrer, traumatisées et sans le sou. Elles racontent à Elizabeth BanyiTabi, membre de l’équipe de ZAM, que l’homme qui leur avait promis un voyage aux États-Unis les a abandonnées à Lagos, au Nigeria. Elles ont eu beaucoup de mal à revenir, disent-elles en pleurant. Elles indiquent avoir fait confiance à l’homme parce qu’il était bien habillé, bien soigné, et qu’il s’exprimait bien. Il leur avait dit qu’il était médecin aux États-Unis et qu’il voulait vraiment les aider à avoir un avenir meilleur. Elles lui avaient versé, chacune, un acompte de 1 million de francs CFA, soit environ 1 523 euros, pour obtenir le visa promis.

Quelques semaines plus tard, un scandale éclate à Douala. Le vice-consul de France, Christian Hué, est retrouvé pendu dans une chambre de sa villa : un suicide, apparemment, alors que l’on évoque une affaire de faux visas. Des sources officieuses ont indiqué aux médias locaux que M. Hué avait illégalement délivré près de 500 visas Schengen (Union européenne) après avoir subi un « chantage à l’information sensible » de la part d’un homme d’affaires camerounais « qui a des antécédents de fraude ». L’homme a été arrêté le 13 septembre 2023 à l’aéroport de Douala, à son retour de France : il est accusé d’avoir facturé à ses clients 6 000 dollars par visa, ce qui lui aurait rapporté près de 3 millions de dollars. Les médias ont établi un lien entre cet homme et des cercles influents, proches du gouvernement, ainsi qu’avec le groupe français Bolloré, très présent au Cameroun. Mais il a été libéré peu après son arrestation.

Ni la police ni le consulat français n’ont commenté l’affaire jusqu’à présent, mais la délivrance de visas pour la France au Cameroun, déjà en baisse après une série de manifestations anti-françaises dans la région, semble s’être tarie. « Les derniers événements n’ont pas arrangé la situation », confirme à Elizabeth BanyiTabi un diplomate français qui a requis l’anonymat.

Des complices haut placés

Des personnes bien informées, des fonctionnaires ou encore des agents d’organisations travaillant pour les migrants et les réfugiés ont bénéficié de la lucrative exploitation financière des candidats à l’exil. Un rapport de 2023 du Bureau de surveillance et de lutte contre la traite des personnes du département d’État américain mentionne « la corruption et la complicité des fonctionnaires dans les crimes de traite » comme des « préoccupations importantes » au Cameroun, tandis qu’une enquête récente du projet Museba a révélé l’implication de fonctionnaires de l’État camerounais et d’agents du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) dans une escroquerie consistant à vendre de faux papiers de réfugiés à des candidats à l’émigration.

Au Nigeria, un rapport publié en 2023 par le même bureau du département d’État américain signale l’implication de responsables de la sécurité et du personnel gouvernemental dans le trafic de migrants dans les camps de réfugiés. Un migrant renvoyé au Nigeria par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) après avoir échoué dans sa traversée du Sahel a indiqué au journaliste de ZAM Theophilus Abbah que le personnel de l’OIM avait aidé certains de ses compagnons d’infortune « à essayer à nouveau ». Interrogée sur cette accusation, l’OIM au Nigeria n’a pas répondu.

L’enquête de ZAM a mis au jour la complicité des autorités dans le trafic de migrants en Ouganda également. « Ces filles sont protégées en haut lieu », assure un fonctionnaire de l’immigration à un travailleur des droits de l’homme à propos d’une rangée de jeunes femmes à l’aéroport qui espèrent se rendre en Arabie saoudite (voir l’épisode 1). Un rapport publié en 2020 par l’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée indique que « les tentatives de lutte contre la traite des êtres humains à partir de l’Ouganda sont sapées par des liens corrompus entre de fausses agences de recrutement (de travailleurs du Golfe) et des personnes occupant des postes de pouvoir ».

Emmanuel Mutaizibwa, de ZAM, rapporte en outre l’existence d’une « planque » dans le district de Busia, juste après la frontière kényane, où les femmes ougandaises passent au Kenya pour se rendre dans le Golfe. « Un homme a pris nos passeports et 15 000 shillings [92 dollars, NDLR]. Nous avons ensuite été transportées sur des motos. Une fois la frontière franchie, quelqu’un nous a rendu nos passeports, tamponnés », raconte une jeune femme qui a fait le voyage.

La passivité des autorités

L’Ouganda gère officiellement un « programme stratégique d’externalisation de la main-d’œuvre » qui vise à « faciliter le recrutement (légal) des travailleurs migrants ougandais pour leur offrir des opportunités d’emploi décent et promouvoir la protection de leurs droits et de leur bien-être dans les pays de destination ». L’accord bilatéral d’exportation de main-d’œuvre avec l’Arabie saoudite a été officiellement suspendu en décembre 2022 à la suite de plaintes pour mauvais traitements et torture, mais les modalités pratiques de cette suspension, contre laquelle de nombreuses agences de recrutement ont protesté, font toujours l’objet d’un débat. En attendant, la majeure partie du trafic vers les pays du Golfe semble se poursuivre par des voies clandestines.

Au Kenya, un représentant du gouvernement a déclaré à Ngina Kirori, journaliste de ZAM, que les femmes migrantes devraient « simplement suivre le protocole conseillé » et ne pas faire appel à des agences de recrutement « malhonnêtes ». Mais, dans la pratique, la nuance est ténue, et le gouvernement n’a pas pris de mesures contre les agences considérées comme « malhonnêtes ». Un militant des droits civiques, qui a demandé à rester anonyme, critique cette attitude : « Lorsqu’il a été prouvé que toutes les procédures avaient été suivies (par les femmes), les mauvais traitements ont quand même été infligés. »

Le département d’État américain a signalé qu’au Kenya, en 2022, des syndicats de passeurs « se sont entendus avec divers services de police et d’immigration, notamment aux postes de contrôle frontaliers et dans les aéroports, pour transporter des victimes de la traite », ce qui a suscité « des inquiétudes sérieuses et persistantes quant à la complicité des agents publics dans les crimes de traite, entravant à la fois les efforts de répression et l’identification des victimes », ajoutant que « le gouvernement n’a fait état d’aucune mesure d’application de la loi à l’encontre des agents publics présumés complices ».

La manne des transferts de fonds

Les rapports sur la lutte contre la traite des êtres humains, comme ceux cités ci-dessus, font régulièrement référence aux migrants en tant que « victimes », tout en négligeant de mentionner qu’ils paient presque toujours leur transport eux-mêmes, souvent avec les économies de toute leur famille – et y compris les pots-de-vin nécessaires pour soudoyer les fonctionnaires corrompus. Selon l’ONG Migrant Rights, les agences de recrutement de main-d’œuvre tournées vers les États du Golfe demandent entre 600 et 2 200 dollars par personne aux candidats à l’émigration en Ouganda.

Les frais facturés par les agences au Kenya varieraient entre 300 et 1 200 dollars, en fonction de l’agence et du pays du Golfe concerné. Selon les statistiques gouvernementales, 80 000 Kényans et 87 000 Ougandais se sont rendus dans les pays du Golfe et au Moyen-Orient en 2022, ce qui signifie que, selon l’estimation la plus basse, environ 76 millions de dollars ont été versés par les migrants aux agences de placement cette année-là.

Les transferts de fonds constituent une source de revenus encore plus importante et plus directe pour les États. Selon des chiffres récents, les travailleurs migrants ont envoyé 187 millions de dollars à l’économie kényane depuis l’Arabie saoudite au cours des huit premiers mois de 2022. Au total, les transferts de fonds de la diaspora vers le pays se sont élevés à plus de 4 milliards de dollars, tandis que les transferts de fonds des Ougandais depuis l’étranger se sont élevés à 1,1 milliard de dollars en 2022. Le Cameroun, beaucoup plus petit (17 millions d’habitants, contre 45 millions en Ouganda et 53 millions au Kenya), a reçu près de 300 millions de dollars en 2021, tandis que le Zimbabwe, dont le nombre d’habitants est similaire à celui du Cameroun, mais dont beaucoup plus de citoyens résident à l’étranger, reçoit environ 2 milliards de dollars par an. Les envois de fonds vers le grand marché nigérian avoisinent les 20 milliards de dollars par an.

Selon les estimations des Nations unies, le total des envois de fonds de la diaspora vers l’Afrique s’élève à 91 milliards de dollars par an, soit à peu près le PIB du Kenya, trois fois celui du Zimbabwe et plus de deux fois ceux de l’Ouganda et du Cameroun. (Seul le PIB du Nigeria est beaucoup plus important, avec 440 milliards de dollars, bien qu’il soit en chute libre depuis une dizaine d’années).

Ces chiffres soulèvent une question cruciale : n’est-il pas beaucoup plus rentable pour les gouvernements africains de voir leurs citoyens prendre la route de l’exil plutôt que de leur fournir des emplois et des services publics sur place ? Interrogée par Ngina Kirori sur l’engagement du gouvernement à créer de meilleures conditions de travail au Kenya, où six personnes interrogées sur dix ont l’intention de voyager parce qu’« il n’y a tout simplement pas de perspectives ici », Roseline Njogu, secrétaire permanente aux Affaires étrangères, a répondu que cette question « devrait être posée aux services compétents ». L’Autorité nationale pour l’emploi n’a quant à elle pas répondu à ses questions.

Les passeports, une machine à cash

Les frais de passeport sont une autre source de profit pour les pays que des dizaines de milliers de personnes s’empressent de quitter. Selon le greffier général du Zimbabwe, le pays délivre 5 000 passeports par jour à un tarif de 120 dollars américains chacun, ce qui représente un chiffre d’affaires quotidien de 600 000 dollars. Au Cameroun, les passeports sont encore plus chers (180 dollars), alors que la production s’élevait à 1 500 passeports par jour en 2021, pour un chiffre d’affaires de 270 000 dollars par jour. En Ouganda, les passeports sont délivrés à raison de 2 000 par jour au prix de 67 dollars, ce qui rapporte à l’État 134 000 dollars par jour. Au Kenya, la production quotidienne de passeports est récemment passée de 1 500 à 5 000 au prix de 31 dollars, ce qui représente 155 000 dollars par jour. Au Nigeria, enfin, les passeports coûtent 30 dollars et sont délivrés au rythme de 5 000 par jour, mais le gouvernement a récemment annoncé qu’il passerait à 24 000 par jour pour faire face à la forte augmentation de la demande.

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Ngina Kirori

Ngina Kirori est une journaliste d’investigation et rédactrice en chef de Nation Media TV (NTV) au Kenya. En août 2021, elle s’est infiltrée dans un hôpital pour dénoncer un médecin qui agressait sexuellement et escroquait ses patientes. En 2022, elle a dénoncé un policier véreux qui libérait illégalement des suspects en échange de pots-de-vin.

https://afriquexxi.info/fr/auteur1204.html

Elizabeth BanyiTabi

Elizabeth BanyiTabi est une journaliste du journal The Post, le quotidien anglais le plus lu au Cameroun. Elle a également travaillé en ligne et à la radio. En 2021, elle a fait partie d’une équipe du Guardian qui a enquêté sur les conséquences de la noyade en Turquie d’un migrant d’origine camerounaise. Peu après, elle a enquêté sur l’impact des conflits armés sur les jeunes filles déplacées qui se sont tournées vers la prostitution pour survivre.

https://afriquexxi.info/fr/auteur1206.html

Theophilus Abbah

Theophilus Abbah a reçu le prix Editors’ Courage FAIR, a été sélectionné pour les prix Wole Soyinka Investigative Journalism et Daniel Pearl Investigative Journalism, et est titulaire d’un doctorat en linguistique judiciaire. Après une longue carrière de journaliste d’investigation, il dirige aujourd’hui la rédaction du quotidien nigérian Daily Trust.

https://afriquexxi.info/fr/auteur1211.html

Emmanuel Mutaizibwa

Emmanuel Mutaizibwa est le rédacteur en chef chargé des questions politiques et des enquêtes pour le Nation Media Group en Ouganda. Il est également le cofondateur de l’East African Centre for Investigative Reporting Ltd (EACIR), qui est publié par Vox Populi. Il a également écrit pour le Sunday Times d’Afrique du Sud et l’Institute for War and Peace Reporting (IWPR), basé à Londres.

https://afriquexxi.info/fr/auteur1212.html

Brezh Malaba

Brezh Malaba a édité les plus grands journaux du Zimbabwe. En 2021, il a cofondé The NewsHawks, qui s’est rapidement fait un nom en tant que principale plateforme de reportages d’investigation du pays.

https://afriquexxi.info/fr/auteur1216.html

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