Tiré du Bulletin ATTAC- Québec – no 73,
https://www.quebec.attac.org/?pour-une-lutte-politique-contre
…Mais si ces solutions vous apparaissent complexes à comprendre et somme toute, « techniques », vous n’êtes pas dans le tort. Alors que la lutte contre les paradis fiscaux a été alimentée depuis environ une quinzaine d’années par les différentes révélations du Consortium international de journalisme d’investigation (ICIJ) [3] et amplifiée par plusieurs mobilisations sociales (du mouvement Occupy aux mobilisations contre l’austérité libérale, voire les actuelles mobilisations environnementales liant justice climatique et justice fiscale et économique), les dernières avancées ont été, de manière générale, bien plus « techniques » et peu à la hauteur des aspirations collectives et des mobilisations politiques.
Qu’entend-t-on par « technique » ? Opposons ici ce terme à celui de « politique ». Une mesure technique s’inscrit dans le système économique et politique existant. Elle traite la question de la capacité des États à faire respecter leur régime fiscal comme un processus dont il faut améliorer l’output. Elle cherche les ajustements pour rendre l’environnement économique moins pire, sans toutefois le contester.
La figure la plus exemplaire de la solution technique à l’enjeu des paradis fiscaux est celle du BEPS (Base Erosion Profit Shifting), piloté par Pascal Saint-Amans, ancien directeur de l’OCDE. Le BEPS est un grand projet extrêmement complexe d’harmonisation fiscale et de taux unique d’imposition touchant près de 135 pays. M. Saint-Amans en est certes très fier, allant jusqu’à même titrer le livre qu’il a écrit sur l’histoire des négociations du BEPS Comment on a changé le cours de l’histoire. Pourtant, nombreuses ont été les voix critiquant le BEPS, non pas tant sur ses technicalités, mais quant à son manque de vision politique : il laisserait intact les montages corporatifs permettant aux multinationales d’éviter l’impôt, encouragerait la compétition fiscale entre les pays et ne redistribuerait pas assez de revenus fiscaux aux pays du Sud global, pour ne nommer que ces critiques [4] Certes, le BEPS est un projet important et ambitieux qui n’accouchera pas d’une souris, mais il laissera somme toute intact le système actuel des paradis fiscaux : le projet du BEPS restera technique.
Sans nier l’intérêt de ce qui a été réalisé, ce que nous, citoyens et citoyennes, militants et militantes, avons obtenu jusqu’à présent en matière de lutte contre les paradis fiscaux consiste surtout à ajuster le système fiscal existant pour le rendre un peu moins impuissant, à défaut de l’inscrire en opposition aux tendances du capitalisme à l’accumulation et à la croissance effrénée.
A contrario aux mesures « techniques », un projet « politique » serait animé d’un enracinement authentique dans l’environnement économique capitaliste, en ce qu’il lui serait opposé. Est politique ce qui, en ce sens, prend acte de l’état profondément contradictoire de notre économie, où la valeur engendrée par le travail est siphonnée par une clique bourgeoise par l’entremise de la propriété privée. L’action publique est proprement politique lorsqu’elle prend acte de cette organisation fondamentale des rapports sociaux et qu’elle « prend position » en vue de la ralentir au maximum, voire la subvertir et la renverser.
Concrètement, cela revient à défendre que, si l’impôt progressif sur le revenu sert à mieux redistribuer la richesse, le principe d’égalité au cœur même de cette action ne doit pas avoir pour objectif que de s’assurer que tous et toutes soient formellement égaux et égales, mais qu’on arrache du pouvoir des plus riches et des plus puissants pour le redonner aux masses. Ce rééquilibrage vise à rétablir le rapport de force, et pas qu’à s’acheter le dernier gadget de l’heure [5].
Du point de vue des paradis fiscaux, la question cruciale ne se résume plus alors qu’à savoir si l’État est capable ou non de s’assurer de bien faire respecter son régime fiscal, autrement dit si tous les contribuables sont également imposés, mais aussi et surtout de déterminer si la classe politique que nous élisons et qui prétend nous représenter a assez de courage pour s’inscrire en porte-à-faux des tendances financières internationales et faire du fisc un rempart contre la cupidité destructrice des plus riches et des grandes entreprises.
Alors qu’on s’alarme de l’inflation et que les bonzes financiers canadiens agitent l’épouvantail du danger des hausses salariales trop importantes, une poignée d’entreprises fixent outrageusement à la hausse le prix de leurs biens et de leurs services, refilant aux consommateurs des prix bien élevés [6] : il y a fort à parier que les profits générés finiront planquer à l’abri du fisc. Pendant ce temps, les investissements canadiens dans des paradis fiscaux continuent d’augmenter. Depuis 2010, les investissements directs étrangers dans les six paradis fiscaux recevant la plus grande part de ces « investissements » (on comprend ici qu’on emploie ce terme avec beaucoup d’ironie), soit les Bahamas, la Barbade, les Bermudes, les îles Caïmans, le Luxembourg et les Pays Bas, ont augmenté de 159,4 %, une croissance fulgurante [7]. Et à l’échelle mondiale, le très récent essai La société de provocation de Dahlia Namian dresse le portrait peu flatteur et révoltant de celles et ceux au sommet de la pyramide des avoirs : un de leur secret est qu’ils et elles sont aussi les clients privilégiés des paradis fiscaux. Pendant ce temps, la planète, et sa population, littéralement, brûle.
C’est tout cela qu’il faut avoir en tête quand il est question de paradis fiscaux, c’est de tout cela qu’il est question quand nous réclamons des solutions politiques à un problème intrinsèquement politique. Contre les bureaucrates qui promettent d’améliorer le statu quo, il faut rendre les élu-e-s politiques redevables de leurs décisions. Il ne s’agit pas seulement que le jeu soit légèrement moins inégal, mais de contribuer à radicalement le restructurer. Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que les paradis fiscaux ont directement participé à la financiarisation de l’économie et à l’amplification de la mondialisation [8] : le capitalisme mondialisé existe aujourd’hui grâce à l’évitement fiscal.
Cela dit, le corollaire du laisser faire bureaucratique en matière de lutte aux paradis fiscaux est celui de la bonne gouvernance, où la parole civile est noyée dans le partenariat efficace, la consultation de bonne volonté, le réalisme comme horizon institutionnel et le monopole des mécanismes étatiques aux mains d’une caste de technocrate [9] . En enfermant les tentatives cherchant à régler le problème dans le langage extrêmement complexe et technique de la fiscalité internationale, on rend les institutions impuissantes à canaliser la volonté populaire. La boucle est dès lors bouclée : les solutions techniques aux problèmes des paradis fiscaux protègent paradoxalement ces derniers.
Cela revient à déclamer sur un mode idéologique que les paradis fiscaux, c’est naturel et inévitable. On sait bien que c’est tout faux. Interdire le recours aux paradis fiscaux pour optimiser sa finance, criminaliser l’évitement fiscal abusif, percer pleinement l’opacité des centres financiers offshore, mettre sur pied une réelle coopération internationale fiscale, toutes ces solutions sont réalisables. C’est dès lors tout un nouveau sens qu’il faut donner à l’expression « courage politique » : prendre pleinement acte des aspirations civiles en tant qu’elles sont intégrées dans une économie leur nuisant pour protéger celles-ci des tendances de celle-là.
Comment y arriver ? La bataille, car c’en est bien une, sera difficile et alors que des efforts considérables ont déjà été investis, d’autres encore plus importants seront nécessaires… Mais plutôt que de sombrer dans le désespoir comme de s’accrocher à un espoir niais, je rappellerais plutôt l’importance de la colère : colère devant l’incapacité de nos institutions à canaliser nos aspirations collectives, colère face aux demi-mesures et aux promesses creuses, colère de se faire prendre pour des imbéciles par des gouvernements à la solde des intérêts du grand capital. Devant l’inaction des politiques face aux paradis fiscaux, face à leur retranchement dans des solutions « techniques », nous trouvons la légitimité de notre colère – et de notre action.
Notes
[1] Le RBU vise à révéler au public l’identité des personnes bénéficiant réellement des activités d’une entreprise. Il sera actif au Québec à compter d’avril 2023.
[2] La Règle générale anti-évitement (RAGE) est la dernière ligne de défense du régime fiscal canadien et permet à l’ARC de modifier une déclaration d’impôt si elle juge que le contribuable abuse de bénéfices fiscaux. Unanimement dénoncée pour son incapacité à bien fonctionner, le gouvernement libéral a entrepris des consultations importantes en septembre 2022 pour revoir son fonctionnement.
[3] N’oublions pas non plus l’épouvantable affaire KPMG, qui a certainement joué un rôle dans la prise de conscience au Canada de la perversité des paradis fiscaux
[4] L’Independent Commission for the Reform of International Taxation (ICRICT) offer une lecture critique pertinente et exhaustive du BEPS : https://www.icrict.com/icrict-documentsoecd-submission.
[5] Ces réflexions sont librement inspirées du texte de David Ireland What Marxist Tax Policies Actually look like : https://brill.com/view/journals/hima/27/2/article-p188_6.xml?language=en.
[6] Ainsi que le montre l’économiste progressiste Jim Standford : https://centreforfuturework.ca/2022/10/21/{who-wins-who-loses-in-the-fight-against-inflation/.
[7] Statistique Canada, Tableau 36-10-0008-01, calcul de l’auteur
[8] Ainsi que le rappel Franck Jovanovic dans son récent Finance offshore et paradis fiscaux.
[9] Alain Deneault, dans Gouvernance, a porté un coup d’épée essentiel contre le régime délétère de la gouvernance
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