Édition du 19 novembre 2024

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Arts culture et société

Platon : Un incontournable de la philosophie

Pistes pour une prochaine lecture-critique approfondie (Texte 60)

«  La façon la plus sûre de caractériser la tradition philosophique européenne est qu’elle consiste en une série de notes de bas de pages (sic) à Platon », Alfred North Whitehead.

Tout au long de ces trois dernières années, nous avons rédigé cinquante-neuf textes autour de l’œuvre complète de Platon. Ce qui correspondait, au départ, à une modeste « intrusion impromptue d’un politologue dans le champ lexical d’une discipline intellectuelle connexe à la sienne » s’est transformé en une démarche de réalisation en duo d’un résumé de la totalité de Platon Oeuvres complètes. Après ce long parcours, nous vous proposons un dernier texte dans lequel nous entendons dégager un certain nombre de réflexions susceptibles de nous servir éventuellement dans le cadre d’un travail d’approfondissement de la pensée originale de ce grand maître à penser de l’Occident.

Issu d’une famille bien en vue, pratiquant la lutte et aspirant à devenir chef d’État, qui aurait cru que l’influence d’un agitateur et d’un corrupteur de la jeunesse en Socrate aurait pu avoir sur lui un effet à ce point tel qu’il deviendrait l’un des plus illustres philosophes antiques et, de surcroît, de toute la philosophie jusqu’à aujourd’hui. Platon a vécu entre 428 et 348 avant notre ère. Malgré son éloignement dans le temps, ses écrits conservent toute leur pertinence afin d’analyser et, par conséquent, de comprendre certains aspects de notre vie en société et même au XXIe siècle. Or, jusqu’à quel point est-il permis d’affirmer, à l’instar de Whitehead, que toute l’histoire de la philosophie est « une série de notes de bas de pages (sic) » lui faisant référence ou encore, comme le soutient Simone Weil, que « Rien ne surpasse Platon » ? Bien qu’il ne faut point sous-estimer son oeuvre magistrale, la prudence et la « sagesse » imposent d’éviter tout enthousiasme disproportionné, comme c’est le cas avec les précédentes assertions. Certes, la démonstration de la justesse de ces deux points de vue exige encore du travail et, en l’occurrence, de poursuivre l’étude et l’analyse de l’oeuvre de Platon dans un parallèle nécessaire avec l’Histoire et assurément avec la réalité de notre quotidien.

Chose certaine, Platon a eu une longue vie, qui s’est échelonnée sur plus de 80 ans. Sa rencontre avec Socrate fut déterminante et eut incontestablement pour effet d’alimenter sa réflexion analytique en même temps que d’influencer son parcours de citoyen engagé dans la Cité. Dès la jeune vingtaine, il se destinait pourtant à la vie politique. Mais la condamnation à mort de Socrate par la majorité, en 399 avant notre ère, l’amena à se consacrer principalement, non uniquement, à la réflexion abstraite. Durant son activité philosophique, Platon combattit des sophistes (notons dans ses dialogues les allusions à Protagoras, Gorgias, Critias, Thrasymaque, Hippias, Prodicos, Euthydème) et fut mis en relation avec différentes écoles philosophiques (notamment l’École de Pythagore, de Cratyle qui était disciple d’Héraclite — celle ionienne —, de Parménide et de Zénon — celle des Éléates). Platon était un homme de réflexion, mais aussi un citoyen qui voulait contribuer à réformer la Cité ou, si l’on préfère, la vie en société. Même s’il connut des échecs importants dans ce domaine, il sut pourtant alimenter une réflexion à l’étonnement, et ce, dans un double but : l’élévation de l’individu (soi-même) et l’amélioration de la Cité. Y est-il parvenu ? Voilà une question qui mérite d’être posée encore aujourd’hui.

Dans le Dictionnaire Robert 2, Platon est désigné comme un « idéaliste à tendance mystique ». Ce descriptif est en partie vérifiable et réfutable, dans la mesure où, dans ce dernier cas, elle ne rend pas justice aux préoccupations concrètes véhiculées dans certaines parties de son œuvre. Platon est certes l’auteur de nombreux dialogues qui portent sur les Idées (Parménide), l’amour (Le Banquet), le beau (Phèdre), la nature (Timée), la science (Théétète), l’immortalité de l’âme (Phédon) et la vertu (Ménon). Il est par contre intéressé à la politique, comme déjà insinué (en songeant à la République et à ses autres écrits Les lois, Le politique et la Lettre VII). Dans République, il décrit la Cité idéale et nous propose une analyse de la division du travail qui a sûrement inspiré les réflexions de Smith, de Ricardo et de Marx. Que dire maintenant de son livre Les lois[1], dans lequel sa préoccupation du réel est constamment présente, c’est-à-dire dans la démonstration explicite d’une volonté d’instaurer une morale pratique aux comportements humains au sein de la Cité ; car la Cité est à l’image de ses citoyens au même titre que ces derniers sont modelés par celle-ci. Platon contribua donc à la mise en place d’un nouveau système de démonstration qui visait principalement à prouver hors de tout doute que l’opinion (fausse ou vraie) est fort différente de la connaissance. C’est grâce à la dialectique qu’une telle réfutation de l’opinion se révèle possible, et ce dans le cadre de sa démarche originale. Et cette méthode n’a de pouvoir que lorsque la réflexion impose de considérer un point de vue et son contraire, pour en arriver à une réponse suffisamment acceptable, c’est-à-dire reflétant le plus possible la vérité. Cet effort, qui doit appartenir à toute personne aspirant à diriger, doit aussi participer à l’idéal de perfectibilité de toute personne évoluant au sein de la Cité. Dans cette perspective, la Cité elle-même doit devenir juste et vertueuse, ce qui implique de reconnaître et d’éviter les signes de dégénérescence. De là intervient la typologie des régimes politiques de Platon, qui constitue en même temps un cycle dont l’étape tenant compte de l’état le plus dégradé de gouvernement évoque un renversement de situation par lequel il peut être amélioré et susceptible de renouer avec la vertu.

Socrate et Platon : une première rupture avec leurs prédécesseurs

Rappelons encore que Platon est un philosophe[2] de la période historique de l’Antiquité grecque. Celle-ci dure environ douze siècles et débute avec Thalès de Milet (625 à 547 avant notre ère) et se clôt vers l’an 600 de notre ère où apparaît le Moyen-Âge chrétien. Les premiers philosophes grecs sont à la recherche de la vérité à travers l’application d’une nouvelle méthode qui s’éloigne de la parole poétique plutôt considérée comme le fruit de l’aphorisme ou de l’intuition. Pour Thalès de Milet, toute réalité dérive de l’eau, alors que pour son disciple, Anaximène, tout dérive de l’air. Avec Socrate et Platon, comme l’a bien compris Nietzsche, on tend à introduire des ruptures avec le souffle des poètes et des prophètes. Le mythe cède la place, en partie, non en totalité, à une recherche de la vérité réglée par des démonstrations et des arguments qui relèvent d’une procédure logique. En ce sens, le résultat de la démarche ne vise pas uniquement à connaître, mais à déboucher sur une morale, voire une manière de vivre. Le mot sophos désigne deux choses chez Socrate et Platon : le « sage » et le « savant » ; « le savoir » et « l’agir » à partir de la sagesse s’associent ici, au point de dire que le « savoir » et le « savoir-être » (ou le « savoir-vivre ») ne font qu’un. Grâce à Socrate, Platon put réaliser que les « opinions » jugées « solides » et « vraies » ne sont, la plupart du temps, que du vent. Ce fut donc Socrate qui indiqua à Platon la voie à suivre pour transcender les fausses certitudes et atteindre le « vrai », la rigueur des idées et la force ou la puissance des valeurs.

Quelques mots sur le relativisme des « sophistes »

Les sophistes étaient des rhéteurs qui vendaient un enseignement visant à jouer sur les mots et à manipuler les raisonnements de telle sorte que la persuasion soit obtenue par l’effet charismatique de celui qui sait manipuler la parole et non par la démonstration ou la mise en évidence de la vérité. Cette démarche discursive, fondée sur des assises douteuses, hérissa Socrate pour qui il existe une Vérité morale que doit dévoiler le philosophe.

Chez les sophistes, « L’homme est la mesure de toutes choses » (Protagoras) ; autrement dit, il importe de connaître les choses humaines avant le monde inanimé, d’accorder la vérité de tout ce qui existe seulement à partir du point de vue humain, d’où cet ajout : « ce qui semble à chacun est la ferme vérité ». Voilà donc que s’exposait un relativisme jugé abusif et fortement dénoncé sinon combattu par Socrate et Platon.

Si les sophistes concevaient l’humain à partir de son existence en société, il importe d’interroger également leur définition de cette société. Selon Protagoras, elle répondait au besoin des hommes de se défendre contre les dangers qui les menacent et les assaillent ; elle reposait donc sur un contrat initial visant à assurer une mutuelle protection. En ce sens, les individus posséderaient une capacité unique qui leur viendrait de Zeus, voire le don du respect du droit et de la justice. Voilà une vision réductrice de la société humaine, c’est-à-dire limitée aux lois auxquelles les citoyens doivent obéir, lois qui n’ont pourtant aucun caractère divin et soumises aux aléas, les rendant ainsi diverses et changeantes. Par cet état de fait insinué, la loi résulterait d’une convention humaine et ne serait nullement quelque chose de naturel. Puisqu’il n’y aurait aucun absolu en matière politique, celui qui souhaiterait réussir dans cette arène devrait alors se former à vaincre ses adversaires dans la discussion et les controverses publiques. De là, le rôle et le devoir des sophistes, véritables professeurs de l’enseignement de l’art de terrasser les opposants dans la controverse politique. Chose certaine, Platon multiplia les attaques à l’endroit des sophistes et de leur vérité relative, puisque la vérité est plutôt « une », selon lui, tandis que les opinions sont multiples.

Les sophistes versus Platon et Socrate face à la vie politique

Protagoras, penseur présocratique considéré par Platon comme sophiste, estimait que tout citoyen a le droit de participer au gouvernement de la cité (Protagoras, 319c – 324c). Il était même d’avis que certains ont cette aptitude plus développée que d’autres (Protagoras, 328a), ce qui leur confère le droit, conformément à la nature des choses, de commander autrui et de définir en leur nom la vérité et la justice, soit deux principes régulateurs de l’action. Voilà exposé le terrain de l’individualisme et sa conséquence dangereuse, à savoir l’immoralisme, tel que le professaient Thrasymaque (République, 338c) et Calliclès (Gorgias, 482c et suivants). Selon eux, la justice n’était autre chose que « l’intérêt du plus fort » ; il est dans la nature des choses que le « meilleur » gouverne pour son plus grand bien. Cette position, qui rappelle l’idée que « l’homme est la mesure de toute chose », ne suscitait toutefois pas l’adhésion de Socrate et de Platon. Dans cet art du discours, l’objectif consiste à convaincre, à persuader, voire à remporter la victoire lors d’affrontements verbaux. Ce qui prime n’est pas la valeur intrinsèque des arguments avancés, mais le triomphe obtenu par l’habileté à défendre son point de vue peu importe. En d’autres termes, le souci de Vérité cède le pas à la culture du vraisemblable ; l’important repose dans la victoire soumise au jeu des apparences qui sert à séduire les destinataires du discours, autant dans la vérité que le mensonge. Or, chez Socrate et Platon, le discours n’a de valeur et de sens que lorsqu’il exprime la vérité, traduisant ainsi l’essence du réel. Les deux philosophes se disaient à la recherche de la voie qui permettait de passer de la discorde (l’éristique) à l’accord des esprits dans le but d’atteindre la vérité. Selon eux, la poursuite à tout crin du succès suscite la frénésie des égoïsmes et des passions. En plus, les rivalités qui assurent le triomphe du supposément meilleur ouvrent la voie à la tyrannie, en raison du fait que la reconnaissance des droits « du meilleur » identifiée au plus puissant (ou au plus doué naturellement) fondera l’apparence de légitimité de cette tyrannie. En définitive, Socrate et Platon soutenaient à leur époque que la promotion de l’idée que « l’homme est la mesure de toutes choses » a pour conséquence de régler l’ordre du réel sur les caprices de certains intérêts humains.

Qui est la mesure de toutes choses ? L’homme ou Dieu ?

Un renversement de perspective s’opéra alors en Grèce antique, dans la mesure où l’humain ne peut être séparé du monde ni être sa seule éventualité. L’homme (l’humain) se situe dans le monde en tant que celui-ci constitue un ordre, ce qui suppose que la conduite humaine doit nécessairement s’intégrer dans cet Ordre associé au Cosmos. Qui plus est, la justice n’est pas autre chose que la conformité des actions humaines (individuelles et collectives) à l’ordre naturel qui harmonise le tout (Théétète, 151 et suivants). Dans Les lois, Platon avança même que « Dieu doit être la mesure de toutes choses » (IV, 716c), faisant en sorte que la philosophie se voyait investie de trouver et de fixer la mesure divine. Justement parce que la philosophie est connaissance de l’Être et science de l’Être ; elle doit permettre d’aller au-delà des apparences, devenir une réflexion sur l’essence du réel englobant le Divin, l’Univers et l’Homme. Chez Platon, l’homme politique, soit l’homme de gouvernement, devait être un philosophe (ou un « savant ») et, par conséquent, son éducation devait nécessairement en être une philosophique. Telles sont les grandes idées développées dans trois de ses principaux ouvrages consacrés à la politique, c’est-à-dire République, Le politique et Les lois.

Mais par quelle méthode peut-on accéder à la philosophie ? Une réponse nous est donnée : la dialectique ou l’art du dialogue qui repose sur trois étapes ou procédés. Dans un premier temps, il y a constatation des contradictions inhérentes aux données en provenance des sens ou des jugements d’opinion ; dans un deuxième temps apparaît la mise à l’épreuve, sur une interrogation précise, en vue de montrer l’inconséquence par rapport aux hypothèses posées au départ ; puis dans un troisième temps, s’impose la sortie de ces deux procédés négatifs visant à s’affranchir de fausses croyances et l’ouverture au procédé positif consistant à la définition de l’essence. En bref, cette démarche consiste à passer de l’aporie à la connaissance. Une autre question s’impose toutefois : comment disposer les esprits, qui ont par avance des sentiments favorables ou défavorables (des esprits prévenus et débordants de préjugés), à la recherche libre conduisant à la Vérité, alors que pour Socrate, comme pour Platon, cette science ne s’enseigne pas ? Du moins, personne ne peut atteindre la Vérité ou la Vertu primaire, mais peut s’en approcher en prenant conscience de ses manifestations multiples à travers des dérivés terrestres. Chose certaine, l’humain constitue un être divisible, en songeant au corps et à l’âme. Cette dernière d’ailleurs porte en elle la Vérité. Par conséquent, accéder au vrai signifie prendre conscience de ce qu’une personne porte en elle-même ; cela exige de propulser hors de soi cette connaissance innée, dans le cadre d’une activité difficile possible de comparer à un accouchement (Théétète, 149a – 151d).

La connaissance des choses à travers la réminiscence

S’initier à la philosophie de Platon implique d’approcher la dyade « connaissance » et « opinion » ; la première ne peut porter que sur des vérités éternelles et immuables, tandis que les réalités quotidiennes et temporaires, mouvantes et provisoires, nous orientent vers la seconde (peut-être vraie) qui n’est pas nécessairement utile. En ce sens, les opinions n’ont aucun rapport avec la connaissance. Mais d’où provient-elle alors ? Selon Platon, la réponse s’oriente vers la réminiscence. Notre âme traverserait, semble-t-il, un cycle de réincarnation et sa (re)naissance, tellement traumatisante, nous ferait oublier ce que nous savons ou plutôt avons appris dans nos vies terrestres passées. Néanmoins, il serait possible de renouer avec cette connaissance à la condition de développer une méthode pouvant être apprise auprès d’un maître, précisément à la manière de Socrate, c’est-à-dire encore en pratiquant la maïeutique ou l’accouchement des âmes. C’est dans Ménon que l’idée d’une connaissance prénatale appartenant à l’âme indépendamment de tout apprentissage est exposée de manière systématique et surtout argumentée.

Dans ce même écrit, il est aussi exposé que nous ne pouvons chercher que ce que nous connaissons déjà (Ménon, 80d), supposant donc que ce ne serait que par un dialogue avec soi-même que l’esprit ramènerait à la vie la vérité qui sommeillerait en nous et qui aurait été seulement oubliée. Savoir consiste à se ressouvenir et tout progrès de connaissance n’est que réminiscence (Ménon 81b ; Phédon 72e). Pour rendre compte de ce phénomène, Platon recourut aux mythes (Phèdre, 246a – 249d), dans une démonstration selon laquelle l’âme aurait eu une ou plusieurs existences antérieures sur Terre ; existence(s) pendant laquelle (lesquelles) elle aurait pu contempler les réalités intelligibles. Elle serait venue sur Terre pour s’incarner, mais sa traversée de la plaine de l’Oubli aurait effacé son aptitude à se souvenir (République, X, 614 — le mythe d’Er), ce qui expliquerait la réminiscence. Cette théorie, en vertu de laquelle l’âme serait un intermédiaire entre l’Intelligible et le monde sensible, s’exprime aussi dans la conception de l’amour développée par Platon dans son ouvrage Le Banquet.

Dans sa vie antérieure, l’âme aurait suivi les dieux et contemplé les Idées. Au moment de sa naissance, elle aurait peut-être tout oublié, mais aurait su conserver, au fond d’elle-même, le souvenir de l’Intelligible rattaché au Beau. Chez Platon, le Beau représente le « vestibule du Bien » (Philèbe, 64c) et les désirer — le Beau et le Bien — prendrait la forme d’un élan dirigé vers l’atteinte d’un objet sensible qui refléterait un rayon de la Beauté éternelle (Phèdre, 249d), ce qui serait possible uniquement par une réminiscence de la Beauté. Tel est l’Amour décrit dans le discours que Socrate attribua à la prêtresse Diotine ; amour qui se révélerait comme une méthode de connaissance différente de celle rationnelle ou intellectuelle, mais qui l’inspirerait et la soutiendrait dans son élan et ses efforts de connaissance. Tout être deviendrait ici un mélange du Même et de l’Autre, voire un mélange d’être et de non-être qui se définirait par la suite dans sa relation avec les autres. Tout dans l’Univers serait constitué par deux éléments, c’est-à-dire l’infini (l’indéterminé qui est multiplicité) et le fini (ou l’indéterminé qui est unité). En résulterait un mixte, à la fois dans une détermination de l’indéterminé et dans une unification du multiple.

La mort de Socrate

La mort de Socrate affecta profondément Platon, puisque accusé à tort, pour ne pas dire injustement, et ce à cause de la crainte des tyrans et de l’ignorance de la majorité (du régime démocratique), dans un paradoxe sur la justice et la sagesse, alors que son « apologie » révéla l’incapacité de ses juges à savoir cerner la véritable sagesse. Platon en conclut que la philosophie de Socrate n’avait pu être comprise dans la cité-État de son époque, en raison du fait que celle-ci était corrompue et profondément injuste. Voilà la motivation qui l’aurait poussé à vouloir la rendre plus juste et conforme aux exigences de la sagesse (la droite raison), ce qui impliquait forcément de pourvoir à l’éducation des personnes intéressées à l’exercice du pouvoir ; d’où l’association nécessaire de la Philosophie et de la Pédagogie.

Le philosophe devait devenir chef d’école, ce qui mena à la création de l’Académie dont Platon fut le fondateur et le directeur. Son départ d’Athènes, pour entreprendre divers voyages et pérégrinations, le conduisit à Mégare, en Égypte, et à Syracuse, où il tenta de gagner à ses idées politiques nul autre que Denys l’Ancien. Mais ce fut un échec, puisque le tyran l’expulsa de ses terres, forçant Platon à retourner à Athènes et, dès lors, de fonder son Académie qu’il dirigea de 387 (environ) jusqu’au moment de sa mort survenue en 348 avant notre ère. Il y dispensait une formation en mathématiques et en philosophie[3], tout en préparant ses membres à jouer un rôle politique. Platon était d’avis que c’étaient les mathématiques (la géométrie plus spécifiquement) qui fondaient l’objectivité (la certitude) en science et, par conséquent, en philosophie tout autant.

L’œuvre de Platon

Retenons que les spécialistes divisent l’oeuvre de Platon en trois grandes périodes : la première période s’étend sur environ quinze années (de 399 à 385 avant notre ère) et comporte deux sous-périodes : de « jeunesse » (-399 à -390)[4] et de transition[5] ; la deuxième période, dite de « maturité », va de 385 à 370[6] avant notre ère ; puis, la troisième de 370 à 347[7].

Il devient intéressant de suivre, en fonction de ces périodes, l’évolution de sa pensée, voire son développement philosophique. Notons que pendant la période de jeunesse, sa fougue de nouveau converti et sa déception envers le gouvernement de son époque contribuèrent à sa propre « apologie » de la science de la sagesse, alors qu’il s’efforça d’en cerner les contours et d’opposer ses premières définitions de la vertu aux sophistes et aux poètes (en songeant notamment à Protagoras, Hippias mineur et Ion), pour gagner ainsi en maturité. Il souligna l’importance des noms donnés aux choses et aux êtres (Cratyle), tout en poursuivant son effort de conceptualisation des facteurs essentiels à l’existence individuelle et commune, notamment à travers ses questionnements au sujet du Bien, du Beau et de l’Amour (Le Banquet et Phèdre) qui complétaient ceux sur le courage (Lachès) et la piété (Euthyphron) de la période précédente, dont la réflexion se révélait inévitablement datée et située, dans le sens où il évoluait sous un pouvoir militaire et accordait foi à une croyance mythologique organisée à l’intérieur d’un panthéon de divinités. Si l’existence et l’immortalité de l’âme servirent à remonter vers des causes plus élevées pour justifier les phénomènes (Phédon), l’utilité de la philosophie devait s’enraciner dans les affaires terrestres et permettre ainsi d’unir les volontés idéelles aux intérêts matériels (République). Comme nous l’avons vu, son désir de réformer l’État et d’espérer le retour de la Cité idéale, car l’âge d’or provient du passé, lors d’une époque où les humains côtoyaient les dieux et respectaient les vertus (Timée), les oeuvres issues de la période de transition exposent en effet un désir d’associer l’homme vertueux à la Cité vertueuse en complément des justifications citées dans la République, par le biais de définitions plus précises du Beau, du Bien, de la Vertu, de l’homme politique recherché, de l’éducation à lui consentir et des pièges à éviter (Ménon, Gorgias, Euthydème, Hippias majeur notamment). Ce processus aboutit aux oeuvres de vieillesse, à la fois plus catégoriques et pressées de fournir des directives sur la morale des conduites humaines nécessaire à la Cité à concrétiser (Les lois, Le Politique, Le Sophiste), mais surtout une méthode à la théorie des Formes qui donnait un sens et une essence à la réalité (Parménide), faisant en sorte de mettre en lumière son détachement de Socrate qui n’avait pu sortir du discours avec soi-même et autrui pour approcher la Vérité. Au final, Platon aspirait aussi à démontrer que son utopie ne rimait pas avec folie, mais s’apparentait plutôt à une espérance, voire, comme déjà dit, à un retour possible de l’ancienne Athènes vertueuse qui s’était confrontée jadis aux Atlantes (Critias et Timée). Platon croyait en un cycle de régression et de progression, en la possibilité de renouer avec l’âge d’or, à condition de revenir à la connaissance des vertus et de s’y appliquer. Car l’Archétype ne change pas ni ses dérivés davantage saisissables. Il suffit de refaire surgir ce qui a été oublié, ce qui a été perdu en chemin, en raison des concupiscences et de la corruption de l’âme. Retrouver le sens de la vertu, tel est l’enseignement promis par la philosophie en vue d’atteindre éventuellement les qualités de l’humain juste et vertueux qui évoluera dans une cité juste et vertueuse.

En définitive et pour dire les choses autrement, Platon voulait prolonger la mémoire de Socrate et y ajouter du sien. Il chercha à établir un ordre politique différent fondé, comme nous venons de le souligner, sur des principes moraux. Il s’agissait de définir les vertus essentielles du citoyen parfait, au nombre de quatre, à savoir le courage, la sagesse, la justice et la tempérance (la modération). Cela impliquait l’existence de normes absolues ne dépendant ni de la tradition (transmises par les poètes) ni des conventions arbitraires (selon les prétentions des sophistes). Mais voilà, pour atteindre et saisir ces « normes absolues » que réclame l’éthique, il fallait postuler l’existence d’une faculté qui existait à l’extérieur de l’opinion, c’est-à-dire l’intellect. Une distinction entre l’intellect et l’opinion en impliquait ou en requérait une aussi entre leurs objets respectifs, puisque l’opinion a pour domaine les choses sensibles plongées dans le devenir (le mouvant d’Héraclite), tandis que l’intellect permet de mieux saisir les réalités immuables, voire absolues, pour ne pas dire les Idées.

La philosophie et la politique étaient indissociables pour Platon, d’où son souhait de la réalisation d’une Cité fondée non pas sur la richesse ou la force militaire, mais sur le savoir, d’où l’allusion au Philosophe-Roi. Pour ce faire, un principe de base devait émerger : trouver les lois susceptibles de devenir les assises de la justice au sein de cette Cité à rendre idéale. Et cette vision normative[8] prit forme dans la République. Platon devint alors le promoteur d’un courant qui persistera jusqu’au milieu du XIXe siècle en philosophie politique : celui de l’utopie[9].

Retenons de son œuvre l’importance de la réfutation dans le processus de production de la connaissance et surtout l’obligation pour les intellectuel.le.s de bien définir les concepts. C’est uniquement à ces deux conditions qu’il s’avère possible de faire progresser le savoir et de savoir également de quoi au juste il est question dans une démonstration abstraite. De son « Allégorie de la caverne » nous retenons y avoir trouvé une voie qui mène des illusions de la chambre noire à la splendeur de la lumière qui éclaire la vérité.

Tout est dans Platon ? Non. Par contre, plusieurs éléments issus de sa sagesse nous le rappellent, encore aujourd’hui, autant chez plusieurs philosophes ou différentes approches philosophiques que chez ceux et celles qui souhaitent vivre dans un monde meilleur, plus juste, plus vertueux.

Guylain Bernier

Yvan Perrier

26 mars 2023

18 h 02

[1] Dans Les lois, Platon se prononce sur des sujets comme l’aménagement du territoire de la cité, l’éducation, la criminologie, etc.

[2] C’est Pythagore qui aurait forgé le mot philosophie. Un philosophe est un ami (phila) de la sagesse (sophia, voire « savoir » ou « connaissance » en grec ancien). Cette idée que la philosophie et le politique sont liés remonte minimalement aux phythagoriciens qui se présentaient à leur époque comme des réformateurs politiques (Maire, 1966, p. 17).

[3] Rappelons l’inscription qui apparaissait au fronton de l’Académie : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ».

[4] Durant cette période, Platon aurait composé les ouvrages suivants : Hippias mineur, Euthyphron, Ion, Lachès, Charmide, Apologie de Socrate, Criton et Protagoras. Cette sous-période se clôt par la mort de Socrate en 399 avant notre ère.

[5] La période de transition ne compte que cinq années et va de 390 à 385 avant notre ère. Platon aurait écrit durant ce quinquennat les titres suivants : Gorgias, Ménon, Hippias majeur, Euthydème, Lysis, Ménexène, et une partie de République (Thrasymaque).

[6] Platon aurait composé durant cette période les ouvrages qui suivent : Le Banquet, Cratyle, Phédon, République II-X et Phèdre.

[7] Durant la troisième période qui va de 370 à 347 avant notre ère, Platon aurait rédigé Théétète, Parménide, Le Sophiste, Le Politique, Timée, Critias, Philèbe, Les lois I-XII et finalement Les Lettres. S’ajoute ici toute une série de dialogues apocryphes, c’est-à-dire des écrits dont l’authenticité n’est pas établie hors de tout doute.

[8] Par vision normative (ou approche normative) se comprend une démarche qui consiste à décrire le monde non pas tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être.

[9] Utopie vient du grec ou, qui signifie « non », et topos, voire « lieu », pour former l’expression « en aucun lieu », voire un pays imaginaire, là où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux. Voir à ce sujet les travaux de Thomas More, Tommaso Campanella, Fourrier, Owen, Marx et Engels.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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