Édition du 24 septembre 2024

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Arts culture et société

Platon : Lachès ou Sur le courage ; genre maïeutique (Texte 48)

Courage n’est ni témérité ni science des choses à craindre (discours aporétique)

«  Eh bien, pour le dire en un mot, lorsqu’on examine une chose en vue d’une autre chose, la délibération porte sur ce en vue de quoi on a entrepris l’examen, et non sur ce qu’on cherchait en vue d’une autre chose. » (185d)

«  Ce qu’il faut examiner, c’est donc la question de savoir si quelqu’un d’entre nous est expert dans le soin de l’âme, s’il est capable d’en prendre soin, et s’il a eu, à cette fin, de bons maîtres. » (185e)

Ce livre est un écrit de jeunesse de Platon. Il met en scène les personnages suivants : Lysimaque[1], Mélèsias[2], Nicias, Lachès[3] et Socrate. Il est question de l’éducation de la jeunesse en lien avec la notion de courage.

Lysimaque et Mélèsias veulent perfectionner l’éducation de leur fils pour qu’ils se rendent dignes du nom qu’ils portent, qui est celui de leur grand-père : Aristide et Thucydide. On se rappellera qu’à l’époque de la Grèce antique, les prénoms devaient permettre d’acquérir gloire et renommée[4]. Les quatre premiers personnages nommés ci-haut (Lysimaque, Mélèsias, Nicias et Lachès) viennent d’assister à une séance de combat en armes (l’hoplomachie) donnée par un maître d’armes et ils demandent aux deux généraux si cet exercice, comme ils l’ont entendu dire, peut être bon pour la jeunesse ? Quelle est, par conséquent, la valeur éducative de l’hoplomachie en regard de la notion de courage ? Autrement dit et en poussant plus loin, savoir manier les armes procure-t-il davantage de courage ou pas ?

Le texte se divise en trois grandes parties[5]. Dans un premier temps, le problème de l’éducation (178a-190c) ; dans un deuxième temps, la recherche d’une définition du courage (190c-200a) et la conclusion qui ne procure pas de définition satisfaisante (200a-201c). Il s’agit donc d’un texte aporétique.

La place de l’hoplomachie dans l’éducation de la jeunesse (178a-190c)

C’est dans la première partie du texte que deux visions opposées s’expriment au sujet du potentiel de l’hoplomachie dans l’éducation de la jeunesse. Nicias est d’avis que le combat est un art excellent en ce sens, tandis que Lachès le juge inutile. Entre-temps, Lysimaque invite Socrate à exprimer son point de vue sur l’objet de la discussion et, selon ce dernier, cette question ne se tranche pas à la pluralité des suffrages (184d) ; il faut soumettre le litige à un « expert » (185a) (un maître compétent) qui aura un avis plus éclairé sur le sujet. En l’absence d’un tel maître, Socrate propose une autre façon de chercher une réponse satisfaisante, afin de savoir par quel moyen il s’avère possible de mettre la vertu dans l’âme des jeunes personnes (185e) ? Il faut, en tout premier lieu, clarifier ce à quoi correspond le vaste sujet qu’est la vertu, mais, de manière plus spécifique, Socrate invite ses interlocuteurs à examiner quel aspect de la vertu peut éveiller la pratique des armes. Ces derniers sont dès lors amenés à se demander qu’est-ce que le courage ? Car n’y a-t-il pas plus grande vertu que le courage pour celui qui a été éduqué au maniement des armes ?

Deux visions du courage :

La conception de Lachès (190e-194b)

C’est plus spécifiquement la deuxième partie du dialogue qui s’avère décisive. Ici, ce sont les deux stratèges militaires (les généraux Nicias et Lachès) qui sont invités à donner, un à la suite de l’autre, leur définition du courage. Lachès intervient le premier. L’homme courageux est, selon lui, celui qui tient ferme contre l’ennemi. Socrate trouve cette définition trop restrictive. Le courage ne trouve-t-il pas son application également dans d’autres aspects de la vie comme, à titre d’exemple, la domestication des passions individuelles ? Lachès revient à la charge en tentant de trouver une définition d’une portée un peu plus générale. Il déclare que le courage est une espèce de fermeté et qu’il s’agit là d’une des plus belles choses qui puisse exister. Toujours aux yeux de Socrate, la fermeté est certes une belle chose, mais uniquement quand elle se confond avec la rationalité, autrement il s’agit d’une chose laide quand elle est assimilable à la folie ou à l’ignorance. Être ferme ne signifie nullement l’absence de crainte face à l’ennemi ; il constitue un trait de caractère toutefois recherché chez les guerriers, afin qu’ils puissent exécuter leur maniement des armes de façon convenable — en respect de l’éducation acquise — lors de batailles réelles. Lachès poursuit en soutenant qu’il y a des circonstances où l’homme ignorant est plus courageux que le savant ; mais puisqu’il a admis au départ que l’ignorance est une chose laide et que le courage représente une belle chose, une belle contradiction apparaît alors dans son argumentation. En ce sens, si le courage est une belle chose — une vertu —, il devient difficile de l’associer à ce qui ne l’est pas, ce qui signifie que la personne qui expose un réel courage n’est pas ignorante de cette qualité ou aptitude, car elle la vit en toute connaissance de cause, au point d’être ferme face à l’ennemi, d’outrepasser ses peurs, ce qui n’a rien à voir avec la connaissance du maniement des armes, bien plutôt à sa qualité d’avoir pu maîtriser ses émotions, voire ses sentiments qui l’auraient fait défaillir.

La conception de Nicias (194c-200a)

Au tour de Nicias d’intervenir. C’est à partir d’une remarque formulée par Socrate à l’effet que chacun est bon dans ce qu’il sait et mauvais dans ce qu’il ignore que Nicias avance une définition du courage : la science de ce qui est à craindre et de ce qui ne l’est pas. Cette association-confusion de la science avec le courage fait fortement réagir Lachès, pour qui le courage ne peut pas être le fait des médecins, des agriculteurs et des artisans qui ont une connaissance uniquement théorique de ce qui est à craindre ou non dans leur métier. Les médecins sont-ils devins au point de savoir si la mort vaudrait mieux que le rétablissement de la santé ? Nicias répond que ce n’est pas le cas, les devins peuvent uniquement prédire l’avenir et ils ignorent tout de ce qui est préférable en matière de souffrance. C’est uniquement la connaissance concrète de cette souffrance qui caractérise le courage. Les animaux sauvages (les bêtes) ne sauraient en aucun cas être qualifiés de courageux ni les hommes qui affrontent le danger par ignorance, dans ce dernier cas, il s’agit de téméraires ou de fous.

Devant la définition de Nicias, Socrate soulève une objection qui consiste en ceci : si le courage est la science des choses à craindre, il appert que les choses à craindre se rapportent à l’avenir ; la science ne porte pas uniquement sur l’avenir, elle se rapporte également au présent et au passé. Si le courage se confond, s’identifie ou coïncide avec la science, il s’agirait alors de la science de tous les biens et de tous les maux. L’individu qui connaîtrait cette science de tous les biens et de tous les maux pourrait prétendre posséder la vertu tout entière. Il ne peut donc pas s’agir de la définition du courage, mais de la vertu en soi. En effet, le défaut de Nicias est d’avoir tomber dans la synecdoque, au point de généraliser le courage à un tout qui vaut beaucoup plus qu’une réduction à cette seule vertu ; connaître le courage ne signifie donc pas une connaissance de toutes les vertus. En plus, réduire le courage aux guerriers équivaut tout autant à minorer les possibilités, au point de renier le geste héroïque et courageux d’une personne ordinaire ayant mis sa vie en danger pour sauver celle d’autrui. Son aptitude à avoir outrepassé ses craintes du danger, selon les circonstances, insinue ici un désir supérieur attribué à faire ce qu’elle juge comme étant un plus grand bien ; à la différence du téméraire qui aura tendance à prendre des risques volontaires sans réel but méritoire, hormis de flatter son ego ou simplement de rechercher des sensations fortes. Comme le précise Socrate à sa façon, le courage n’implique pas un calcul, mais une volonté ; il ne s’agit pas d’une anticipation mais d’une action immédiate ; il ne s’agit pas d’une science de ce qui est à craindre et de ce qui ne l’est pas, mais d’une poussée caractérisant certaines personnes qui agiront en faisant fi de leurs souffrances potentielles pour en éviter d’autres dans un but favorable à un présent et à un futur relativement proche.

Conclusion (200a-201c)

Lachès et Nicias dressent un constat d’échec de leur discussion. Nicias quitte précipitamment les lieux, alors que Lachès se rend disponible pour poursuivre la discussion sur le point de départ du dialogue : qu’en est-il de l’éducation à donner aux jeunes ? Socrate a quand même réussi à préciser la place du maître dans le processus d’amélioration d’une personne et si c’est la vertu qui améliore (en la rendant meilleure) l’âme, c’est la vertu qu’il faut préalablement étudier et définir.

Pour conclure

Sont réfutées ici une après l’autre les opinions courantes sur le courage. Socrate se dit ignorant, il ne peut donc proposer une définition qui aurait pour effet de rendre-compte d’une manière universelle du courage ; cela aurait pour effet de faire de lui un savant. Néanmoins, il a su relever des pistes de réflexion qui, reliées entre elles, auraient pourtant permis d’approcher d’une définition sommaire et bienvenue, quoique ses interlocuteurs — Nicias et Lachès — aient exposé leur « fermeté », ou plutôt leur « fermeture », durant la tentative.

Nous pouvons conclure au sujet du présent dialogue que pour connaître l’essence d’une chose, il ne faut pas s’en remettre à l’opinion majoritaire des gens. Platon maintient le cap dans sa méfiance à l’endroit du règne de l’opinion de la majorité (la démocratie). La discussion se termine sur une absence d’une définition universelle du courage. Nous sommes donc en présence d’un discours aporétique. Mais la place et le rôle du maître dans le processus d’amélioration d’une personne sont nettement précisés et la méthode à suivre, pour étudier un objet, est clairement identifiée (190b-190c). Cela dit, l’intérêt du dialogue repose sur la nécessité de prendre le temps de connaître ce que nous savons et de pousser plus loin la réflexion pour en apprendre davantage, ce qui signifie un travail continuel de perfectibilité, c’est-à-dire de tendre vers la vertu, voire la vérité du bien.

Guylain Bernier

Yvan Perrier

26 août 2022

yvan_perrier@hotmail.com

Références

Dixsaut, Monique. 1998. « Platon ». Dans Dictionnaire des philosophes. Paris : Encyclopaedia Universalis/Albin Michel.

Platon. 2020. « Lachès ou Sur le courage ». Dans Luc Brisson (Dir.), Platon oeuvres complètes. Paris : Flammarion, p. 595-621.

[1] Fils d’Aristide le Juste.

[2] Fils de l’orateur Thucydire (à ne pas confondre avec l’historien).

[3] Nicias et Lachès sont deux généraux illustres.

[4] Voir Platon. 2020. « Cratyle ou Sur la rectitude naturelle des noms ». Dans Luc Brisson (Dir), Platon oeuvres complètes. Paris : Flammarion, p. 195-254.

[5] La première partie (le problème de l’éducation (178a-190c)) : valeur de l’hoplomachieen dans l’éducation (178a-184d) ; Demande d’un conseil sur l’hoplomachie (178a-181d) ; Avis partagés sur la valeur de l’hoplomachie (181e-184d) ; L’éducation se rapporte à l’âme (184d-190b) ; Première régression : il faut trouver un expert dans le soin des âmes (184d-187b) ; Intermède : dialectique et élegkhos (187c-189b) ; Deuxième régression : la question de la vertu (189c-190c). La deuxième partie : la recherche d’une définition du courage (190c-200a) ; les définitions de Lachès (190e-194b) ; première définition : le courage, c’est de rester dans les rangs (190e-192b) ; deuxième définition : le courage, c’est la fermeté réfléchie de l’âme (192c-194b) ; la définition de Nicias (194c-200a) : le courage est la connaissance de ce qui inspire la crainte ou la confiance ; Les objections de Lachès (195a-196b) ; Les objections de Socrate et la question de l’unité de la vertu (196c-200a). Conclusion (200a-201c).

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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