« En ce qui concerne le changement climatique, nous, les scientifiques, avons terminé notre travail. Maintenant, c’est aux sciences sociales de le faire », déclarait récemment Sylvie Jousseaume, la directrice de l’Institut des sciences de l’univers. Ce défi est complexe. La multiplication des recherches et études de cas en sciences sociales montrent qu’il n’y a ni solution miracle, ni modèle alternatif « clé en main ». Il y a, en revanche, de fausses pistes à écarter.
L’illusion d’une solution technique
Face au gaspillage effréné des ressources, le développement de technologies « plus vertes » se présente comme une solution. Mais les avancées technologiques peuvent-elles permettre de résoudre le problème de l’épuisement des ressources et du dérèglement climatique ?
Pour les écologistes, le problème est plus profond. Même si notre usage du pétrole devient plus efficace, nous continuerons de nous rapprocher de son épuisement et de contribuer au réchauffement climatique. Ivan Illich pointait déjà cet « effet rebond » qui limite l’impact des innovations : des voitures plus économes en pétrole conduiront à l’augmentation des déplacements et à la hausse des ventes d’automobiles ; donc pas forcément à moins de pollution.
Par ailleurs, lorsqu’une solution technique permet de remplacer l’usage d’une ressource rare, cela conduit généralement à déplacer la pression sur une autre matière première. Le défi du XXIe siècle est moins la « fin du pétrole » que le « pic de tout » (http://richardheinberg.com/bookshelf/peak-everything) : toutes les ressources naturelles se raréfient et seront bien plus difficiles à obtenir dans quelques décennies, y compris les métaux. Ajouté à la pression croissante sur l’eau et sur la terre, l’épuisement des matières premières nous rappelle qu’il ne peut y avoir de croissance infinie de la consommation matérielle sur une planète limitée. Impossible de faire l’économie d’un changement de nos modes de vie.
Une crise salvatrice ?
Mais d’où viendra ce changement ? Les engagements très limités des différents pays au cours de la COP21 ont renforcé une conviction partagée par une majorité d’écologistes depuis l’échec du sommet de Copenhagen en 2009 : les solutions proposées par les décideurs politiques ne seront pas à la hauteur du problème. Quatre décennies après leur émergence, les partis écologistes ont eu un impact considérable sur certaines pratiques et certaines politiques, mais n’ont pas « inversé la courbe de la pollution ». Le réchauffement climatique s’accélère et davantage de voitures sont produites chaque année.
Dans ce contexte, le scénario de la « crise salvatrice » trouve de nouveaux adeptes. Des militants et des penseurs influents de l’écologie politique estiment désormais que seule une catastrophe poussera l’humanité à mettre en œuvre les changements requis. Certains militants de la transition disent se préparer pour l’« après-catastrophe » en développant des modes de vie « résilients », capables de se perpétuer dans un monde qui aura drastiquement changé.
Cette conception est à la fois dangereuse politiquement et fausse sociologiquement. Au niveau politique, elle peut démobiliser, puisque ce n’est de toute façon qu’après cette catastrophe que les choses changeront. Au niveau sociologique, la connexion directe entre crise et changement social n’est nullement avérée. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que, malgré son ampleur, la crise économique et financière initiée en 2007 n’a pas empêché la poursuite de politiques néolibérales ni de la spéculation financière.
Appliquée au changement climatique, cette conception est d’autant plus aléatoire qu’il n’y aura pas de « climate change tipping day », ce jour où un événement conduirait l’humanité tout entière à prendre les mesures qui s’imposent dans la lutte contre le changement climatique. À bien des égards, nous sommes déjà plongés dans la catastrophe écologique. Tous les records de chaleurs sont battus, les glaciers des montagnes disparaissent, les îles du Pacifique sont menacées. Les conséquences dévastatrices du changement climatique ne se limitent pas aux « périphéries du système-monde ».
Elles se font sentir jusqu’aux États-Unis, avec la dévastation de la Nouvelle-Orléans par l’ouragan Katrina en 2005 et l’inondation de Manhattan en 2012 après la tempête Sandy. L’ampleur de ces catastrophes n’a pourtant pas conduit les États-Unis à rejoindre le protocole et ne les a pas empêchés d’augmenter considérablement leur production de pétrole grâce au gaz de schiste. À ceux qui rétorquent que des catastrophes d’une plus grande ampleur sont nécessaires pour une prise de conscience, on peut demander combien de déplacés climatiques et combien de Katrina seront nécessaires pour que ce scénario d’une catastrophe environnementale comme crise salvatrice s’accomplisse.
Le propos n’est pas ici de nier qu’une crise puisse avoir un impact significatif sur les décisions politiques. Cependant, aussi profonde soit-elle, une crise ne génère pas d’elle-même un changement de société. Cette possibilité dépend de la capacité d’acteurs sociaux à s’emparer de cette crise, à lui donner un sens, à soulever les questions posées par la conjoncture historique et à promouvoir des politiques, des visions du monde et une rationalité économique alternatives. Les acteurs sociaux qui y parviennent le mieux ne sont d’ailleurs généralement pas les plus progressistes. Dans les années 1970, les Chicago boys ont produit et utilisé des crises pour imposer les politiques néolibérales, notamment en Amérique latine. La multiplication des catastrophes écologiques et l’épuisement des ressources naturelles ne conduiront pas forcément au scénario progressiste d’une transition vers des sociétés plus justes et plus durables.
Les mouvements sociaux, éléments moteurs
Deux impératifs s’imposent dès lors pour penser la transition écologique. D’une part, nous ne pouvons échapper aux contraintes d’une planète limitée et devons davantage prendre en compte l’interdépendance entre les sociétés et la nature, ce qui reste peu le cas en sciences humaines. D’autre part, cette perspective ne doit pas nous conduire à adopter une perspective déterministe selon laquelle un type de transition résultera forcément de cette crise environnementale. Les scénarios pour notre avenir commun sont multiples. La manière dont les sociétés et l’humanité feront face aux défis environnementaux et climatiques dépend d’une confrontation d’acteurs aux perspectives et aux intérêts différents.
C’est tout l’enjeu des mouvements sociaux dont l’objectif est de questionner les normes en vigueur, de transformer les cultures, d’expérimenter des pratiques inédites, de proposer et de promouvoir des visions du monde alternatives et d’ouvrir ainsi de nouveaux horizons.
Pour y parvenir, le mouvement pour la justice climatique et la transition écologique s’appuie principalement sur deux cultures politiques et conceptions du changement social. D’un côté, des activistes et des intellectuels entendent transformer le monde et la vision du monde sur la base d’une analyse critique de la société actuelle et de propositions d’alternatives rationnelles, formulées au nom de l’intérêt général.
À partir de ces analyses, les activistes proposent une vision du monde et de ses problèmes, ainsi qu’une série de mesures concrètes (des normes environnementales, des politiques de l’énergie, des manières de promouvoir d’autres modes de consommation…) qu’ils défendent auprès des décideurs politiques et institutionnels, démystifiant ce qui est présenté comme la seule vision du monde et démontrant l’existence d’alternatives.
Une autre perspective, complémentaire, promeut un changement social à partir d’actes concrets ancrés dans le quotidien. Les mouvements deviennent des espaces d’expérimentation et de mise en œuvre concrète des alternatives, par exemple autour de l’alimentation ou de la promotion de savoirs et d’usages locaux. Ces pratiques concrètes sont étroitement connectées à d’autres visions de la vie et du monde, qu’elles contribuent à développer autant qu’elles en résultent. Contre le « formatage » induit par la publicité et la société de consommation, les « activiens » (ces « activistes de la vie quotidienne ») redéfinissent les critères d’une « vie bonne », dans laquelle les liens sociaux sont plus importants que les biens matériels.
Pour étendre ces alternatives au-delà de petits groupes, certains militants de la transition promeuvent désormais des convergences entre ces initiatives locales et des acteurs économiques et institutionnels qui partagent certains de leurs objectifs. Cette dynamique ouvre de nouveaux espaces pour des fertilisations réciproques entre des logiques ancrées dans l’expérience et celles des institutions. Elle laisse augurer d’une période particulièrement propice aux innovations sociales, dont Jean-Louis Laville et Olivier de Schutter soulignent tout le potentiel dans la perspective d’une société durable, mais aussi plus juste et plus démocratique.