Édition du 17 décembre 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Mexique. Pour lutter contre le « huachicol », AMLO décide la militarisation. Un pas de côté fort dangereux…

A peine un mois et demi après l’arrivée d’Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO) à la présidence de la République, comme prévu, s’est manifesté un événement qui est le signal initial d’une crise grave. A l’occasion de la lutte contre le vol de carburant [communément appelé huachicoleo : soit le pompage massif « clandestin » et mafieux du pétrole des oléoducs – cela pour des centaines de millions de dollars annuellement – pour le revendre, ce qui a suscité une riposte d’AMLO : transport du pétrole par camions-citernes, ce qui a créé des retards d’approvisionnement au plan régional et local] que son gouvernement a entrepris début janvier. Dès lors, AMLO a décidé d’approfondir la militarisation du Mexique que ses prédécesseurs Felipe Calderón du PAN (2006-2012) et Peña Nieto du PRI (2012-2018 – sous l’accusation répétée de corruption) ont commencé et étendu, semant violence et mort dans le pays depuis 2007.

Tiré de À l’encontre.

Le 16 janvier 2019, après une discussion de dix heures à la Chambre des députés, Morena (Movimiento de Regeneración Nacional, mouvement de soutien à AMLO), avec l’appui décisif de la fraction parlementaire du PRI, a approuvé une réforme constitutionnelle d’une importance décisive : la formation d’une Garde nationale qui sera dirigée par un état-major conjoint composé de responsables civils du Secrétariat de la sécurité nationale et de responsables militaires des Secrétariats de la Défense nationale et de la Marine.

Cette nouvelle institution hybride sera en fait le masque qui ne cache que l’intégration, la discipline et le commandement du contrôle militaire, de facto, de la nouvelle création du gouvernement d’AMLO : la Garde nationale. Il est proposé de commencer avec 35’000 membres de la police militaire et de la marine, de passer à 50’000 d’ici à 2020 et d’atteindre 150’000 d’ici à la fin de la période présidentielle de six ans. L’appareil répressif du régime s’en trouve sérieusement et résolument renforcé, puisqu’il s’agit d’éléments auxquels s’ajoutent les 270’000 hommes qui constituent les troupes des Secrétaires (Ministres) à la Défense (troupes terrestres : infanterie) et à la Marine (sans parler des milliers qui composent les institutions policières).

Les conséquences politiques de cette décision d’AMLO ne tarderont pas à aggraver la situation d’une crise majeure latente dans le pays depuis des années. La décision a été prise, en dépit des nombreuses interventions et déclarations de personnalités, de divers organes démocratiques et de défense des droits de l’homme nationaux et internationaux, ainsi que d’une section de son propre parti Morena, qui s’est déclaré contre cette initiative et a noté, avec une préoccupation légitime, le danger de suivre le cours des gouvernements précédents, engagés depuis plus de dix ans dans une orientation : faire confiance aux militaires et confier la sécurité publique dans leurs mains.

Dans ce contexte, il est impossible de ne pas souligner le fait central qui a constitué le résultat des élections présidentielles du 1er juillet 2018 où plus de 32 millions de Mexicains ont offert l’une des plus grandes victoires politiques historiques à un dirigeant national. AMLO a accédé à la présidence de la République principalement en raison de la lassitude de l’écrasante majorité de la population face à la direction politique du Mexique aux mains de deux partis dominants – et cela depuis des décennies –, le PRI et le PAN. Les promesses répétées d’AMLO de lutter contre ce qu’il a défini comme « la mafia du pouvoir » responsable de la crise sociale et humanitaire dans laquelle se trouve le pays sont tombées sur un sol fertilisé par ce malaise croissant. Le tsunami de votes qui la conduit AMLO au Palais national a été une sorte de rébellion civique électorale de millions de Mexicains qui ont mis leurs espoirs de changement dans le leader.

L’absence d’alternatives radicales et socialistes explique cette explosion de sentiments caudillista (en faveur d’un chef) caractéristiques des populations ayant une conscience sociale politiquement orpheline. Mais la persistance de la crise alimente son émergence dans les secteurs qui traversent les expériences de plus en plus contradictoires de la période actuelle. Et l’une de ces contradictions est précisément celle représentée par la Garde nationale. Les sentiments de changement seront frustrés et, de là, émergeront des secteurs déçus mais aussi beaucoup d’autres. L’approfondissement du mécontentement leur permettra, à leur tour, de radicaliser leur conscience du changement. [Voir sur l’analyse des élections et sur le processus AMLO-Morena les articles publiés sur ce site en date du 9 juillet 2018 et particulièrement du 20 décembre 2018 : « AMLO l’équilibriste ».]

L’armée au centre de la crise

Que s’est-il passé dans les mois qui ont suivi le 1er juillet 2018, comment cette inclination décisive d’AMLO s’explique-t-elle par l’approfondissement d’une voie qui a manifestement constitué un échec retentissant dans la réalisation de son objectif de « pacification du pays, de fin de la violence » ? Parce que tout indique que l’armée et, en général, les moyens militaires sont une source de violence aveugle, de corruption et d’expansion de la criminalité plutôt que son apaisement. Depuis 2007, lorsque le président Felipe Calderón a décidé de sortir les militaires de leur caserne pour « combattre le crime », le crime s’est répandu avec des effets sanglants et mortels, semant dans tout le pays des cadavres, des personnes disparues, des enlèvements, des féminicides et des personnes torturées, faisant du Mexique un pays qui semble en guerre car les taux actuels de violence ne sont pas loin de ceux qui existent en Syrie.

Il faut reconnaître qu’AMLO a toujours agi sans tromper personne sur sa relation avec les militaires. Franchement, il a toujours reconnu et loué les institutions militaires comme étant les meilleures de l’Etat. Il est alors entendu qu’il leur fait confiance. Mais la réalité substantielle se prononce contre cette confiance et augure de terribles conséquences pour elle.

Historiquement, l’armée a été le protagoniste de nombreuses atrocités répressives dont, pour n’en citer que deux, le massacre de Tlatelolco en 1968 (Mexico City) dont elle a été l’exécuteur central et les terribles événements de la nuit d’Iguala en 2014 où les étudiants de l’école normale (pour professeurs des écoles) Ayotzinapa rurale furent sauvagement attaqués, entraînant plusieurs morts. Et 43 disparurent. L’armée en fut la complice « par omission ». Dans leur lutte contre la criminalité, il est de plus en plus évident que les barons de la drogue ont des liens de complicité et ont soudoyé des généraux et des fonctionnaires des plus hautes sphères hiérarchiques, comme l’a montré le procès en cours à New York contre Guzmán Loera, El Chapo. [Procès qui est placé sous haute surveillance et dans lequel El Chapo affirme qu’il donnera des informations détaillées sur le rôle des cercles présidentiels mexicains sur « le commerce de la drogue » et le transfert de la poudre aux Etats-Unis, ce qui « complique les choses ». Ses avocats sont très offensifs sur ce terrain. – Réd. A l’Encontre].

La lutte contre la corruption

Et dans la lutte contre le huachicoleo, il y a aussi de forts exemples de la porosité des rangs militaires. L’un des plus scandaleux est apparu avec l’enquête menée par le Parquet Général de la République sur le Général Leon Trauwitz, chargé de la direction de la sécurité de Pemex (entreprise nationale du pétrole) et protégé par Peña Nieto, qui a géré dans son gouvernement un budget de 5 milliards de pesos (sans compter les salaires), soit des ressources qui n’ont pu empêcher le pillage de la compagnie pétrolière dont on « trouait » les pipelines de manière croissante pendant ces années : de 6000 tonnes au début du sextennat, on a passé à 12’000 tonnes au terme de la période présidentielle. Il n’a pas non plus empêché le vol de carburant d’avoir sa source dans la compagnie pétrolière elle-même (la Pemex), d’où provenaient 80% du carburant, dont seulement 20% étaient étrangers à Pemex (Hebdomadaire Processo, 13 janvier 2019).

Les pertes de Pemex dues au huachicoleo se chiffrent en milliards : elles vont de 35 milliards de pesos [1,83 milliard de dollars] par an selon certaines sources à 50 à 70 milliards [3,67 milliards de dollars] selon AMLO lui-même. Ici aussi, AMLO se comporte avec un manque déplorable de continuité logique car il a lui-même déclaré, textuellement, que ses prédécesseurs de la présidence, depuis Vincente Fox (2000 à 2006) étaient au courant du pillage de l’entreprise clé du gouvernement et de l’économie nationale et qu’ils n’ont rien fait pour l’empêcher.

Dans le gouvernement de Peña, le niveau de corruption a atteint des niveaux où il était impossible pour le président lui-même de ne pas être éclaboussé : l’un des directeurs, Lozoya, a été dénoncé comme ayant été soudoyé par la société brésilienne Oderbrecht [acteur clé dans tout le continent de la construction d’infrastructures] pour des millions de dollars. Rien n’indique que le gouvernement d’AMLO soit prêt à enquêter sur lui et à l’appeler à témoigner. Au contraire, dans le vote d’approbation de la Garde nationale, les votes des députés du PRI dont le chef, René Juárez, ne s’est pas mordu la langue pour reconnaître que le PRI accordait « le bénéfice du doute au président » étaient décisifs.

Cette corruption dont la source est les grandes entreprises capitalistes n’a pas fait l’objet des dénonciations d’AMLO, alors que, comme le montre de manière palpable le cas d’Oderbrecht, elle est l’une des sources fondamentales qui inondent les plus hautes sphères gouvernementales d’un torrent de millions de dollars. Bien sûr, c’est la conclusion logique de la politique de privatisation des gouvernements néolibéraux de Miguel de la Madrid durant le sextennat 1982-88 qui a entraîné le démantèlement de la plus importante entreprise du Mexique (la Pemex). L’enquête et la fermeture de ces oléoducs de corruption financière des grandes entreprises devraient être tout aussi importantes ou plus importantes pour arrêter et prévenir le huichacoleo que la fermeture des oléoducs d’essence.

Où va AMLO ?

Il est remarquable à quel point les événements se sont développés rapidement ces jours-ci. Le processus correspond à une situation qui fait mûrir des définitions portant sur le fond du processus. Depuis le 1er juillet 2018, AMLO est devenu la figure centrale incontestable de la politique nationale.

En même temps, son triomphe, qui est évidemment le sien et que des millions de personnes considèrent aussi comme le leur, aboutit à une conséquence : ces femmes et ces hommes partagent des millions d’atomes de cette victoire qu’ils identifient dans le vote qu’ils ont glissé dans les urnes.

Le désir de changement est presque unanime. Les divers sondages qui ont été réalisés montrent les niveaux d’approbation du Peje [le nom populaire donné à AMLO], malgré la crise du huachicol et les problèmes d’approvisionnement – malgré les attaques des secteurs les plus à droite de ladite classe moyenne liée avant tout au PAN –, n’ont pas diminué de manière substantielle.

Mais la décision de créer la Garde nationale est une mesure qui conduit AMLO à des définitions qui le pousseront, de facto et de plus en plus, vers la « mafia du pouvoir ». Jusqu’à présent, ses représentants ont accepté et soutenu la lutte d’AMLO contre le huichacol. Comme nous l’avons souligné, AMLO a très prudemment agi pour que cette lutte ne les affecte pas, même si plusieurs de ses membres sont littéralement impliqués dans le pillage de Pemex.

Mais cette inclination politique affectera infailliblement l’autre composante de son pouvoir, son appui par les grandes masses et l’affection qui lui est portée. Un exemple, dont nous sommes témoins en ce moment est celui du syndicat le plus puissant du pays : celui des petroleros [une force syndicalo-mafieuse historique]. AMLO n’a nullement appelé la base des travailleurs du secteur pétrolier à se joindre à sa lutte contre le huachicol. Alors que, malgré les groupes minoritaires contrôlés et les complices du charro [syndicaliste de compromis qui renvoie au terme spécifiant la couverture de protection entre la selle et le dos du cheval] : Romero Deschamps, la majorité absolue a sûrement voté pour lui. Les 500 transporteurs (camions-citernes) qu’il a achetés pour distribuer le carburant et surmonter la pénurie causée par la fermeture des canalisations d’essence, n’ont pas été confiés aux travailleurs syndiqués, mais ont été désignés par la direction de Pemex qui devra embaucher du nouveau personnel.

Morena [le mouvement d’AMLO] a vécu la première discussion au cours de laquelle la proposition du caudillo n’a pas été simplement acceptée sans sifflet. Il y a eu des positions argumentées s’opposant à la militarisation implicite de la création de la Garde nationale, comme l’ont fait les Etats-Unis dans le passé.

Ciudad de Mexico, 18 janvier 2019 ; traduction A l’Encontre.

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