tiré de : [CADTM-INFO] Banque mondiale, dettes coloniales, banques...
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Article collectif présenté par plus de 150 co-signataires dont Eric Toussaint , Esther Vivas , Catherine Samary , Costas Lapavitsas , Stathis Kouvelakis , Tijana Okic , Nathan Legrand , Alexis Cukier , Jeanne Chevalier , Yayo Herrero
Les personnes suivantes ont participé directement à la rédaction de ce manifeste :
Walter Actis (Ecologistas en Accion, État espagnol)
Daniel Albarracin (économiste, Podemos, État espagnol)
Jeanne Chevalier (France insoumise, France)
Pablo Cotarelo (EReNSEP, État espagnol)
Alexis Cukier (philosophe, Ensemble !, EReNSEP, France)
Sergi Cutillas (économiste, EReNSEP, CADTM, Catalogne – État espagnol)
Yayo Herrero (anthropologue, écoféministe, État espagnol)
Stathis Kouvélakis (philisophe, EReNSEP, Grèce et Royaume-Uni)
Janire Landaluze (syndicaliste, syndicat ELA, Pays basque – État espagnol)
Costas Lapavitsas (économiste, EReNSEP, Royaume-Uni)
Nathan Legrand (CADTM, Belgique)
Mikel Noval (syndicaliste, syndicat ELA, Pays basque – État espagnol)
Tijana Okic (philosophe, militante politique, Bosnie-Herzégovine)
Catherine Samary (économiste, ATTAC France, NPA, France)
Patrick Saurin (CADTM, France)
Éric Toussaint (politologue, économiste, CADTM, Belgique)
Ont coordonné la rédaction finale : Alexis Cukier, Nathan Legrand et Éric Toussaint
Traduction de l’anglais vers le français : Vicki Briault (CADTM), Alexis Cukier (EReNSEP), Nathan Legrand (CADTM), Virginie de Romanet (CADTM) et Christine Pagnoulle (CADTM).
Mise en page : Tina D’angelantonio (CADTM)
Table des matières :
Avant-propos
Introduction
Chapitre 1 - Les premières mesures d’un gouvernement populaire
Chapitre 2 - Banques
Chapitre 3 - Dette
Chapitre 4 - Travail, emploi et droits sociaux
Chapitre 5 - Écosocialisme et transition énergétique
Chapitre 6 - Féminisme
Chapitre 7 - Santé et éducation
Chapitre 8 - Politiques internationales
Chapitre 9 - Luttes sociales, confrontations politiques et processus constituants
Avant-propos
Ce Manifeste du réseau ReCommonsEurope a été élaboré par un collectif de chercheuses et chercheurs, de militantes et de militants provenant d’une douzaine de pays d’Europe qui ont souhaité proposer un plan à mettre en œuvre par des forces de gauche populaire qui veulent stimuler un changement social favorable au plus grand nombre et qui arriveraient au gouvernement dans un pays d’Europe avec l’appui du peuple mobilisé. Il s’inscrit dans le cadre du projet « ReCommonsEurope » initié par deux réseaux internationaux, le CADTM et EReNSEP, ainsi que par le syndicat basque ELA afin de contribuer aux débats stratégiques qui traversent la gauche populaire en Europe aujourd’hui. Il a été élaboré au cours de réunions tenues en 2018, et rédigé de manière collective en 2019. Il prolonge notamment l’appel intitulé « Les défis pour la gauche dans la zone euro », texte collectif présenté par plus de 70 co-signataires en février 2017.
« Un programme qu’un gouvernement de gauche populaire devrait mettre en œuvre pour apporter des réponses immédiates à l’urgence sociale et écologique »Nous avons rédigé une proposition cohérente concernant les engagements, les initiatives et les mesures que devraient prendre les forces de gauche populaire. Ce manifeste à vocation pratique, propose un programme qu’un gouvernement de gauche populaire devrait mettre en œuvre lors de la première année de son mandat, pour apporter des réponses immédiates à l’urgence sociale et écologique, et vaincre les résistances que les forces conservatrices et les institutions qui les représentent ne manqueront pas de lui opposer. Les propositions portent sur les principaux problèmes auxquels un gouvernement populaire devra faire face de manière urgente dès son arrivée au pouvoir. La Manifeste s’adresse également aux mouvements sociaux (syndicaux, associatifs, citoyens) qui luttent aux niveaux local, national et international pour les droits humains fondamentaux et l’égalité de toutes et tous, pour l’émancipation sociale et la démocratie, et contre la destruction des écosystèmes. Le programme inclut également des objectifs à moyen et à long termes qui pourraient être partagés et assumés entre les organisations politiques et les mouvements sociaux de la gauche populaire.
Notre objectif est de soumettre ces analyses et propositions à la discussion de la gauche sociale et politique et de l’ensemble des militant-e-s et des citoyen-ne-s en Europe qui sont convaincus qu’il faut prendre un virage radical si l’on veut répondre aux grands défis de l’heure. L’Europe traverse une crise majeure et prolongée. L’Union européenne continue de se construire de manière anti-démocratique et au service des plus riches. De manière répétée les secteurs populaires manifestent dans les rues et dans les urnes leur rejet des politiques appliquées depuis des décennies par les gouvernements – et le plus souvent coordonnées et soutenues par les institutions européennes –, ainsi que leur volonté d’un changement radical. Ces dernières années, plusieurs occasions ont été manquées, notamment en 2015 en Grèce.
La crise climatique, les violentes politiques d’austérité, le danger représenté par une extrême droite raciste et xénophobe ne rendent que plus urgente la définition d’une stratégie associant auto-organisation populaire, mouvements sociaux et organisations politiques, afin de mettre la politique au service du plus grand nombre.
Introduction
Depuis dix ans, la colère populaire ne cesse de s’exprimer en Europe contre les politiques au service des plus riches et des grandes entreprises, discriminatoires et anti-démocratiques mises en œuvre par les gouvernements nationaux et souvent coordonnées par l’Union européenne (UE). Elle a pris la forme d’initiatives syndicales mais aussi de nouveaux mouvements tels que « 15-M » en Espagne (aussi appelé mouvement des « indignés » à l’étranger), l’occupation des places en Grèce et les manifestations massives au Portugal en 2011, les mouvements contre la « loi travail » en France et contre la taxe sur l’eau en Irlande en 2016, les grandes manifestations pour l’autonomie et contre la répression politique en Catalogne en 2017. Les luttes féministes ont donné lieu à des mobilisations historiques en Pologne (« Czarny Protest » contre la loi anti-IVG en 2017), en Italie (mouvement « Non Una di Meno » depuis 2016), en Espagne (grève générale féministe de 5 millions de personnes le 8 mars 2018), ainsi qu’à une victoire contre l’influence politique de l’Église catholique en Irlande avec la légalisation de l’avortement par référendum en mai 2018, et sont enfin en train d’imposer leur centralité dans toutes les luttes sociales. L’année 2018 a encore vu émerger des mobilisations sociales nouvelles contre l’ordre économique et politique dominant, avec par exemple le mouvement contre « la loi de l’esclavage » (réforme néolibérale du droit du travail) en Hongrie, la manifestation et le développement du mouvement antiraciste « Indivisible » en Allemagne, et en France et Belgique francophone le mouvement des Gilets jaunes, qui s’oppose notamment aux politiques fiscales injustes et à l’absence de démocratie dans les institutions politiques. Sans oublier les manifestations écologistes pour le climat, portées notamment par la jeunesse qui se met en grève dans de nombreux pays comme en Suède, au Danemark, en Suisse, en Belgique, en France, ou encore en Grande-Bretagne. Tous ces mouvements sociaux, et d’autres encore, ont contesté l’orientation austéritaire et autoritaire des politiques menées en Europe, en posant, directement ou indirectement, la question d’un projet de société radicalement alternatif au capitalisme, au productivisme, au saccage écologique, au racisme et au patriarcat. Ce Manifeste s’inscrit au sein de ces mouvements et partage leurs objectifs : la lutte contre toutes les dominations, pour les droits de toutes et tous, pour l’égalité et pour une démocratie à inventer, qui ne s’arrêterait pas aux portes des entreprises et des quartiers populaires, et qui serait nécessairement profondément contradictoire avec la logique capitaliste (qu’elle se prétende « protectionniste » et donc contre les « étrangers », ou bien « libérale ») qui détruit les droits sociaux et l’environnement.
« Ces mouvements sociaux sont indissociables des urgences sociale, écologique, démocratique, féministe et de solidarité »Ces mouvements sociaux sont indissociables des urgences sociale, écologique, démocratique, féministe et de solidarité. Urgence sociale parce que les conditions de vie et de travail des classes populaires en Europe n’ont cessé de se dégrader ces trente dernières années, et notamment depuis la crise qui a touché le continent à partir de 2008-2009. Urgence écologique parce que la consommation exponentielle d’énergies fossiles, et plus généralement la destruction des écosystèmes, nécessaires pour le capitalisme, rapprochent sans cesse le changement climatique planétaire (dont les effets sont désormais tout à fait visibles) d’un point de non-retour et menacent l’existence même de l’humanité. Urgence démocratique parce que, face aux défis qui se sont posés aux classes dominantes au cours des trente dernières années, celles-ci n’ont pas hésité à adopter des méthodes de domination de moins en moins soucieuses des apparences démocratiques et de plus en plus coercitives. Urgence féministe car l’oppression patriarcale sous ses différentes formes provoque de plus en plus de réactions massives de rejet clamées haut et fort par des millions de femmes et d’hommes. Urgence de solidarité, enfin, parce que la fermeture des frontières et l’érection de murs apportées en réponses aux millions de migrant-e-s à travers le monde, qui fuient la guerre, la misère, les désastres environnementaux ou les régimes autoritaires, ne constituent rien d’autre qu’un déni d’humanité. Chacune de ces urgences conduit, en réaction, à des mobilisations de désobéissance, d’auto-organisation et de construction d’alternatives, qui constituent autant de foyers possibles d’alternatives démocratiques en Europe.
Dans ce Manifeste, notre réflexion et notre volonté d’action
s’ancrent sur ces mobilisations à l’échelle européenne, sans toutefois s’enfermer dans les frontières et institutions existantes : tous les enjeux et droits évoqués sont devenus planétaires. Ils se déclinent dans chaque pays et continent, avec leurs spécificités et histoires propres. Les attaques sociales sont articulées du local au global du fait des stratégies des firmes multinationales et de leurs groupes d’intérêts au sein des États et institutions de la mondialisation capitaliste, en s’appuyant sur les normes d’un prétendu « libre échange ». C’est en réalité une telle logique qui préside à « l’intérêt général » que la Commission européenne prétend défendre au sein de l’UE, ou aux « partenariats » profondément inégaux que l’UE développe avec les pays au Sud et à l’Est de l’espace européen.
« Cet accroissement des inégalités est lié aux politiques européennes concernant l’emploi, visant la destruction des protections salariales et le précariat généralisé »Les institutions européennes contribuent à organiser et coordonnent les politiques néolibérales au niveau international, incitent et parfois contraignent les gouvernements nationaux à accélérer dans chaque pays les processus de baisse des salaires et des pensions, de démantèlement du droit du travail et des droits sociaux, de privatisation des services publics, etc. Bien sûr, les politiques néolibérales ne sont pas dictées par les seules institutions européennes – les pays qui ne font pas partie de l’UE les appliquent également – mais les traités et les institutions constituent un puissant instrument pour les encourager et les imposer. Quelles que soient les interprétations diverses que l’on peut avoir des phases passées de la « construction européenne », il est manifeste que l’UE a toujours été un ensemble d’institutions pro-capitalistes, et s’est construite depuis le Traité de Rome comme un grand marché des capitaux et de la « concurrence libre et non faussée », à l’abri de l’intervention populaire et démocratique. Mais les évolutions récentes ont radicalisé ce caractère inégalitaire et autoritaire des politiques européennes.
La dernière période est marquée d’une part par l’accroissement considérable des inégalités économiques et sociales, au sein de chaque pays ainsi qu’entre le centre et les périphéries internes et externes (du Sud et de l’Est) de l’UE ; et d’autre part par le caractère de plus en plus dangereux que revêt la crise écologique – le dérèglement climatique et les catastrophes dites naturelles, induites par la destruction des écosystèmes, étant désormais observables de façon forte et continue.
Cet accroissement des inégalités est directement lié aux politiques européennes concernant l’emploi, visant la destruction des protections salariales et le précariat généralisé ; la finance, visant à mettre les banques et les grandes entreprises à l’abri de l’impôt et de toute forme de régulation un tant soit peu sérieuse ; mais aussi la monnaie, c’est-à-dire touchant à l’architecture même de l’Union économique et monétaire (UEM) ainsi qu’aux initiatives spécifiques conduites par la BCE et l’Eurogroupe informel à l’œuvre dans les pseudo-négociations avec la Grèce.
D’un côté, l’impossibilité de dévaluer la monnaie, conséquence directe de la monnaie unique, participe au creusement des disparités continentales, à la précarisation des conditions du travail, au chômage (notamment chez les jeunes) et à l’émigration des populations des zones périphériques du continent vers ses zones centrales, en particulier des jeunes diplômés à la recherche d’un emploi. Tout en camouflant les responsabilités des classes dominantes aux niveaux nationaux, les règles de la zone euro poussent les gouvernements à baisser systématiquement les salaires, particulièrement dans les pays des périphéries, tandis que les économies du Centre se font concurrence sur le dos de leurs propres populations de plus en plus précarisées (telles que les 7 millions de salariés payés 400 euros mensuels en Allemagne) en menaçant de délocaliser les emplois et en exploitant cette main-d’œuvre périphérique en vue de continuer de gagner des parts de marché à l’extérieur.
D’un autre côté, ces inégalités ont été renforcées par le recours systématique de la BCE et de la Banque d’Angleterre à une politique d’inondation des marchés par des centaines de milliards d’euros de liquidité (quantitative easing) pour sauver les banques européennes, au détriment des conditions de vie des peuples, particulièrement dans les périphéries. L’UEM, au cœur de la construction européenne, a fonctionné depuis la crise de 2007-2008 comme un instrument d’exploitation économique des travailleuses et des travailleurs, de polarisation sociale entre les peuples et de domination politique de certains États sur d’autres. Les pays non membres de la zone euro mais faisant partie de l’UE sont eux-mêmes poussés à diminuer les coûts salariaux, à faire du dumping fiscal et à précariser les contrats de travail afin de rester compétitifs par rapport aux poids lourds de la zone euro comme l’Allemagne, la France et le Benelux. La Grande-Bretagne, qui est en train de négocier sa sortie de l’UE, est elle-même un exemple de précarisation du travail, notamment du fait de ses centaines de milliers de contrats « zéro heure ».
« Les institutions de l’UE et les gouvernements de ses États membres préfèrent sauvegarder l’existence du capitalisme plutôt que celle de l’humanité »Dans le même temps, alors qu’existe désormais un consensus clair quant à l’ampleur de la crise écologique en cours, les institutions de l’UE et les gouvernements de ses États membres (comme les gouvernements des autres principaux États responsables du réchauffement climatique et de la destruction des écosystèmes du fait de leurs politiques favorables aux grandes entreprises polluantes) n’en tirent aucune conséquence quant à la nécessaire transition vers des économies décarbonées et à la transformation du mode de production que celle-ci implique. Ces institutions préfèrent sauvegarder l’existence du capitalisme plutôt que celle de l’humanité, mettant ainsi en péril la vie même des jeunes et des futures générations.
La réponse de la plupart des gouvernements face aux mouvements croissants de contestation consiste à augmenter le niveau de la répression étatique : les opposants sociaux et politiques sont menacés en Grèce, les lois liberticides se succèdent et les violences policières se multiplient en France et en Belgique, des militant-e-s des mouvements d’accueil et de solidarité avec les migrant-e-s sont criminalisé-e-s, etc. Les forces d’extrême-droite, xénophobes et autoritaires, progressent de manière importante au point de participer désormais à des gouvernements européens (par exemple en Italie), ou bien de configurer l’agenda politique des gouvernements de « l’extrême-centre » (par exemple en France). Les institutions européennes, quant à elles, n’ont jamais aussi activement protégé les intérêts capitalistes et ne se sont jamais autant barricadé contre toute intervention de la volonté populaire et du choix démocratique que ces dernières années. En Grèce, elles ont répondu par une politique d’asphyxie monétaire (assèchement des liquidités de l’État) à la victoire électorale de Syriza en janvier 2015 puis, après la victoire du « NON » au référendum de juillet 2015, elles ont poursuivi des négociations à huis clos avec ce même gouvernement en vue de neutraliser la volonté populaire et de lui imposer, avec le concours du gouvernement grec, un troisième mémorandum austéritaire. Avec les accords sur les politiques migratoires signés entre l’UE et des pays tiers, tels que l’accord avec la Turquie d’avril 2016, ces institutions ont ajouté à l’injustice du règlement Dublin III et à la violence de Frontex (l’agence de répression des migrant-e-s aux frontières de l’UE), la violation systématique du droit international, notamment du droit d’asile, et le financement direct d’une politique répressive externalisée à des pays tiers. Aujourd’hui, les projets dominants pour la « réforme » de l’UE sont militaristes (augmentation du budget de l’Euroforce), anti-démocratiques (caractère automatique du contrôle européen des budgets nationaux), et encore plus néolibéraux (projets de privatisation généralisée des services publics). Plus que jamais, comme l’a affirmé en 2015 le président de la Commission européenne de l’époque, Jean-Claude Juncker, du point de vue des institutions européennes, « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ».
« Il est nécessaire et possible de s’opposer aux forces et politiques inégalitaires et réactionnaires au niveau national, européen et international »Face à cette construction pro-capitaliste, anti-démocratique et xénophobe qu’est l’UE, que faire ? Une réforme par voie électorale au niveau européen ne constitue pas une option réaliste. Une (très) hypothétique majorité d’une coalition de gauche populaire au Parlement européen ne suffirait pas à imposer une modification des principaux traités et un contrôle démocratique de la Commission européenne et de la BCE, qui sont les deux principales machines de guerre du néolibéralisme en Europe. Le Parlement, en effet, ne possède pas les prérogatives nécessaires pour de telles réformes, et la BCE, la Commission européenne mais aussi la CJCE et les diverses agences européennes se sont absolument autonomisées de la souveraineté populaire. Et une élection simultanée dans la quasi-totalité des États membres de gouvernements voulant réformer l’UE semble également illusoire, ne serait-ce que pour des questions de temporalité différente des cycles électoraux. L’Union européenne constitue aujourd’hui non seulement l’une des avant-gardes mondiales du néolibéralisme mais aussi un ensemble d’institutions irréformable, c’est pourquoi une gauche de transformation sociale ne peut plus être crédible et réaliste sans mettre au cœur de sa stratégie la rupture avec les traités et les institutions de l’Union européenne.
Mais quelles formes devrait prendre cette rupture ? Nous savons déjà qu’elle ne peut consister en des négociations cherchant le consensus sans rapport de force avec les institutions européennes, comme l’a montré clairement l’expérience du premier gouvernement de Syriza en 2015. Nous savons aussi que des ruptures politiques doivent nécessairement s’appuyer sur des mobilisations sociales de grande ampleur. De telles mobilisations ont cruellement fait défaut en Grèce début 2015, et elles auraient pu permettre d’orienter la campagne pour le Brexit dans un sens différent de celui, nationaliste et xénophobe, qui a malheureusement prévalu en Grande-Bretagne en 2016. Autrement dit, la rupture avec les traités et les institutions de l’Union européenne devra être conflictuelle, démocratique et internationaliste. Ce Manifeste défend qu’il est nécessaire et possible de s’opposer en même temps aux forces et politiques inégalitaires et réactionnaires (qui se présentent sous des étiquettes tant libérales que protectionnistes) au niveau national, européen et international, en s’appuyant à la fois sur l’initiative des citoyen-ne-s et des mouvements sociaux organisés et sur l’action d’un gouvernement populaire défenseur de droits pour tou-te-s.
« Les chapitres de ce Manifeste sont conçus comme des propositions à débattre »Encore faut-il que ce qu’on appelle en Europe la « gauche populaire » se hisse enfin à la hauteur de la situation. À ce jour, l’ensemble de ses composantes manque cruellement de clarté et de courage dans son rapport aux institutions européennes, de radicalité et d’ambition dans les propositions politiques qu’elle défend, et d’ancrage populaire du fait de sa déconnexion des mouvements sociaux qui, d’en bas, défient l’ordre existant. Il est temps de mettre en discussion, aux différents échelons locaux, nationaux et internationaux, des mesures et des initiatives réalistes et radicales dont la mise en œuvre permettrait vraiment de répondre aux besoins sociaux et de garantir les droits fondamentaux des hommes et des femmes résidant en Europe ou souhaitant s’y installer, d’améliorer leurs conditions de vie et de travail, de conquérir du pouvoir démocratique et d’amorcer le dépassement du capitalisme et engageant la transition écologique.
Les chapitres de ce Manifeste sont conçus comme des propositions à débattre, issues d’une réflexion tournée vers des actions immédiates et de plus long terme. Ils s’adressent aux citoyen-ne-s et militant-e-s, de la gauche sociale, syndicale et politique des divers pays membres ou dans l’orbite de l’UE, en soumettant à la discussion des diagnostics et des propositions que les mouvements sociaux et les forces de gauche prétendant constituer un gouvernement populaire pourraient défendre de concert.
Le chapitre 1 soumet à la discussion des principes, des stratégies et des outils pour réaliser ces objectifs et mettre en œuvre ces propositions. Il propose de répondre à cette question : que devrait faire un gouvernement populaire dans les premiers jours et les premiers mois de son activité ? Ce chapitre présente des mesures qu’un gouvernement populaire dans un pays membre de l’UE devrait mettre en œuvre de manière immédiate (dès les premières heures de sa prise de fonction) et unilatérale – c’est-à-dire en ne respectant par les traités européens et en entrant en conflit avec les institutions européennes –, telles que la hausse immédiate des salaires et la taxation du capital, le moratoire sur les intérêts de la dette publique, le contrôle des mouvements de capitaux (afin d’empêcher leur fuite organisée par les capitalistes), la socialisation des banques et la reprise du contrôle public sur la monnaie, etc., autant de dispositions sans lesquelles aucune forme de politique progressiste n’est possible. Comme les chapitres suivants, il distingue et énumère les mesures immédiates, de moyen terme et de plus long terme, à prendre au niveau national et international.
Les chapitres suivants sont porteurs de propositions concernant :
• la dette publique, dont il faut abolir la part illégitime, illégale, odieuse et insoutenable (chapitre 2) ;
• les banques, qu’il faut socialiser dans le cadre d’un service public bancaire mettant l’argent au service des besoins fondamentaux et non de l’accumulation de profit (chapitre 3) ;
• l’emploi et les droits sociaux, qu’il faut développer et réinventer pour améliorer les conditions de vie et conquérir un pouvoir démocratique sur les moyens et les fins du travail (chapitre 4) ;
• la transition énergétique et écologique, qu’il est urgent de mettre en œuvre pour faire cesser la destruction des écosystèmes et inventer de nouvelles formes de vie durables (chapitre 5) ;
• les luttes féministes, qui doivent être au cœur d’un projet radicalement démocratique et transversales à toutes les luttes sociales et politiques (chapitre 6) ;
• l’éducation et la santé, qui doivent être défendues à titre de droits fondamentaux, développés et étendus à toutes et tous à titre de services publics, contre leur marchandisation et leur dégradation en cours (chapitre 7) :
• la politique internationale et les migrations, qui doivent viser concrètement la réalisation des droits fondamentaux de toutes et tous, la paix et la solidarité entre les peuples (chapitre 8).
Le chapitre 9 propose, à l’instar du premier chapitre, des principes, des stratégies et des outils visant à atteindre les objectifs présentés. Il propose de répondre à cette question : que faire face à l’hostilité et aux contraintes des institutions européennes ? Il présente une démarche de désobéissance (à tous les niveaux territoriaux), de confrontation (incluant des outils défensifs et offensifs), de rupture (sous diverses formes possibles). Cette démarche ne propose pas des réponses figées à l’avance, mais des principes d’orientation qui partent des objectifs défendus et de la prise en compte des logiques auxquelles nous nous confrontons. Ce chapitre soulève l’enjeu de la reconstruction d’alliances et de processus constituants en vue d’instituer des formes de coopération internationale démocratiques, alternatives à celles de l’UE.
« La souveraineté populaire ne se construira qu’en créant, sur la base de l’auto-organisation, de nouvelles institutions démocratiques »Notre camp doit refuser aussi bien les projets irréalistes de réforme institutionnelle des institutions européennes, qui ne font au final que renforcer le statu quo, que les projets de repli national, qui n’aboutissent qu’à renforcer le capitalisme domestique. Une force de gauche qui prétend constituer un gouvernement populaire et engager les changements sociaux prioritaires doit s’engager à désobéir aux institutions européennes, rompre avec son fonctionnement normal, se défendre des attaques et représailles qui proviendront des institutions européennes et du grand capital, comme des tentatives de blocages de la part des institutions nationales acquises à l’ordre existant, et œuvrer à de nouvelles alliances internationales avec des acteurs dans et en dehors de l’actuelle UE, en vue de créer de nouvelles formes de coopération et de solidarité. La souveraineté populaire ne peut se construire qu’en s’attaquant aux formes actuelles des institutions politiques, au niveau national, européen, comme international, et en créant, sur la base de l’auto-organisation, de nouvelles institutions démocratiques. Pour cela, il est nécessaire à la fois de convaincre de la nécessité d’une rupture politique avec les institutions nationales, européennes et internationales porteuses des politiques que nous combattons, et de consolider les liens entre les réseaux et les résistances, et entre toutes les composantes politiques, associatives, syndicales qui partagent des objectifs de changements progressistes et radicaux, notamment pour peser au plan européen. Dans l’immédiat, l’urgence est de renforcer et de coordonner les initiatives de désobéissance, de rupture et d’auto-organisation existantes, et d’en initier de nouvelles, en leur donnant systématiquement une dimension internationale, et en les orientant clairement contre les institutions de l’UE et pour de nouvelles formes de solidarité entre les peuples.
En faisant ces propositions de désobéissance et de rupture avec les institutions européennes, il ne s’agit donc pas de chercher une issue nationaliste à la crise et à la protestation sociale. Tout autant que par le passé, il est nécessaire d’adopter une stratégie internationaliste et de prôner une fédération européenne des peuples opposée à la poursuite de la forme actuelle d’intégration totalement dominée par les intérêts du grand capital. Il s’agit également de chercher constamment à développer des campagnes et des actions coordonnées au niveau continental (et au-delà) dans les domaines de la dette, de l’écologie, du droit au logement, de l’accueil des migrant-e-s et des réfugié-e-s, de la santé publique, de l’éducation publique et des autres services publics, du droit au travail, dans la lutte pour la fermeture des centrales nucléaires, dans la réduction radicale du recours aux énergies fossiles, dans la lutte contre le dumping fiscal et les paradis fiscaux , dans le combat pour la socialisation des banques, des assurances et du secteur de l’énergie, dans la réappropriation des communs, dans l’action contre l’évolution de plus en plus autoritaire des gouvernements et pour la démocratie dans tous secteurs de la vie sociale, dans la lutte pour la défense et l’extension des droits des femmes et des LGBTI, dans la promotion des biens et des services publics, dans le lancement de processus constituants.
Objectera-t-on que cette voie révolutionnaire est trop radicale ou trop difficile ? Nous répondons que les autres voies sont des impasses, et que celle-ci est la seule qui permette d’engager une rupture avec l’ordre existant, dès maintenant et partout où c’est possible, pour reconstruire des espaces locaux, régionaux, nationaux, internationaux, et au-delà un monde, qui soient vivables, justes et démocratiques.
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