Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Cultures, arts et sociétés

Forum La chanson québécoise en mutation

Les dérives de la marchandisation de la musique : comme si de rien n'était !

Le secteur de la musique québécoise a connu une industrialisation, une mise en forme économique au cours de 40 dernières années. D’un secteur qui se qualifiait lui-même d’artisanal, il est devenu une industrie en bonne et dûe forme, parallèle à la marchandisation de la culture et des arts. Au cours de ce processus, le côté industriel a pris le dessus sur celui dit de la création. Les auteurEs-compositeurs ont été marginalisés, les critères de profits et de rendements ont progressivement pris toute la place. La semaine dernière se tenait le Forum sur la chanson québécoise en mutation. Ce fut un exercice qui a concentré son attention sur le recul du français dans la musique québécoise. Un exercice qui a permis d’évacuer nombre d’autres problèmes que personne ne semble voir. Heureusement, il y avait Pierre Bertrand.

Sous l’égide du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) et de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), se tenait les 4 et 5 février dernier un forum sur la thématique “La chanson québécoise en mutation”. L’initiative visait à comprendre le chemin parcouru par la création musicale québécoise francophone, les reculs qu’elle subit face à l’invasion de la culture anglophone mondialisée et les moyens à prendre pour freiner ce recul. Il s‘agissait de la première réflexion sur la chanson québécoise depuis le rapport “Proposition d’une stratégie de développement de la chanson québécoise” de 1998.

Les participantEs au Forum provenaient de l’ensemble de l’industrie (artistes, agents, promoteurs d’événements, représentantEs de compagnies de disques, etc.). Au centre des débats, la baisse de la fréquentation des salles de spectacles où sont présentés des événements de musique en français (1,7 millions de spectateurs en 2007 contre 995 000 en 2011), baisse qui serait le signal que la chanson d’expression française est menacée. Plus généralement, on s’inquiète de la marginalisation de la musique québécoise francophone dans l’ensemble de la production offerte à la population. Or, il semble que ce constat ne prenne en compte qu’une partie des problématiques vécues par le milieu de la musique.

Des chiffres, des chiffres...

D’une part, il est simpliste de mettre en ligne des chiffres sur la fréquentation des salles sans tenir compte du contexte. Pour dresser une image fidèle de la situation, il faut tenir compte du nombre d’artistes francophones et anglophones en tournée lors de cette période, des sorties de disques, de la conjoncture générale (présence ou non d’une surabondance d’artistes internationaux, sortie de disques d’artistes à la notoriété forte, etc.) qui peuvent faire varier les chiffres. Par exemple, pour l’année 2011, les spectacles donnés par U2 à Montréal représentent à eux seuls 10% de la hausse de l’assistance aux spectacles anglophones au Québec (Le Devoir, 10 février 2013, ,B-1). En 2012, les spectacles donnés par Madonna et Roger Water à Québec viendront gonfler les chiffres de cette rubrique alors qu’il s’agit d’événements uniques qui influencent marginalement l’industrie en dehors des zones géographiques où ont lieu ces événements. Il suffirait qu’un artiste d’importance comme Céline Dion fasse une tournée québécoise pour que les chiffres se redressent. Et pourtant, la situation n’aurait pas vraiment changé.

Par ailleurs, si l’on vérifie les chiffres de ventes des produits musicaux francophones, on constate qu’en 2012, ils représentaient 73% de l’ensemble des produits musicaux vendus alors qu’en 2010, cette proportion était de 58%. Il faudrait comparer avec d’autres pays comme la France ou la Belgique mais il semble que dans le contexte actuel, une proportion qui s’approche des 3/4 représente une performance qui n’est pas à dédaigner. Et si le problème se situe ailleurs ? Le fait de chanter en français fait-il en sorte que le produit est plus intéressant artistiquement ? Le fait de chanter en français permet-il aux créateurs et aux créatrices de mieux vivre de leur art ? Le contexte actuel permet-il des créations originales et marquantes ?

L’influence du privé ignoré

Qu’en est-il de la place que le privé prend dans le financement de la musique québécoise et des événements et endroits qui la diffusent. Sur ce sujet, nous ne saurons pas grand chose. Pourtant, le financement privé des productions et de leur diffusion, la position de quasi-monopole que détiennent les intérêts privés dans la diffusion radiophonique en particulier font en sorte que la musique doit se conformer à certains formats, que ces formats sont davantage disponibles en anglais qu’en toutes autres langues et que cette position permet au privé d’imposer aux artistes certaines conditions pour être diffusés.

Pour expliquer la réduction de la place du français dans la musique québécoise, on pointe en direction de l’influence anglophone, du passage au numérique que tarde à prendre l’industrie québécoise, de l’absence d’initiatives de sensibilisation dans le réseau scolaire, des carences en formation et encadrement des artistes, du financement des créations, etc.

La création musicale s’inscrit dans la dynamique sociale

“De la Bolduc à Vincent Vallières, de Gilles Vigneault aux Colocs, de Félix Leclerc à Karkwa et de Marcel Martel aux Soeurs Boulay, les musiciens et chanteurs d’ici ont façonné dans l’imaginaire collectif une identité québécoise propre et distincte qui est encore aujourd’hui défendue et revendiquée.” (Extrait du document " Un portrait de la chanson québécoise" , présenté dans le cadre du Forum sur la chanson québécoise organisé par le Conseil des arts et des lettres du Québec)

Le ton est donné. La réflexion du Forum s’inspire des acquis des années suivant la révolution tranquille. Or, sur quelle base s’est construite la chanson québécoise des années dites « glorieuses » ? D’abord sur l’identification à une cause, celle de la libération nationale (et parfois sociale) du Québec. La création pouvait s’appuyer sur une mobilisation populaire. Plus globalement, à l’échelle internationale, le contexte créatif était à son maximum : il fallait être original, dépasser les cadres, bousculer l’ordre établi, se démarquer. C’est pour toutes ces raisons que des groupes comme Pink Floyd, King Crimson ou Genesis pour n’en nommer que quelques-uns ont pu s’établir sans compagne massive de publicité ni diffusion à la radio comme des géants de cette période. Le même constat peut être posé pour les groupes québécois de l’époque comme Harmonium, Les Séguins, Beau Dommage, Octobre ou autres qui carburaient à la même recette. Créations originales, complexes, sans stratégie marketing mais qui remplissaient les salles et vendaient des albums. Se pourrait-il que les formats imposés aujourd’hui par l’industrie de chansons puissent être mis en cause ? Se peut-il qu’en réponse à une standardisation des formats musicaux à la Star académie ou pour répondre aux besoins de l’industrie de la radio qui veut des « hits », une partie des publics regardent ailleurs ?

L’autonomie des arts

En créant une industrie comme toutes les autres, est-il possible que la création musicale ait été vidée de sa nature même d’être rebelle. Il faut maintenant des musiques qui se conforment aux commanditaires, aux formats radio, qui ne soient pas trop provocantes. L’idée même d’une industrie des arts est elle-même une aberration car il était encore, jusqu’à récemment affirmé dans certains milieux que les arts ne doivent pas être soumis aux impératifs du profits. Rappelons-nous la défense de l’exception culturelle si chère au PQ. Pourtant, rien n’a été fait en ce sens. Nous en sommes aujourd’hui à motiver l’aide publique aux arts en invoquant sa rentabilité, son utilité pour remplir des restaurants ou des chambres d’hôtels lors de festivals. Depuis une vingtaine d’années s’est mis en place une véritable panoplie de produits et services qui visent la « professionnalisation » de la création et de la diffusion des œuvres. Au final, l’industrie fait montre de son avidité pour les profits les plus immédiats au détriment des auteurEs et compositeurEs et du personnel de soutien du secteur (techniciens, personnel administratifs, etc.). Cette industrie de plus en plus concentrée (il ne reste plus que 3 multinationales de la musique : Universal/EMI, Warner et Sony/BMG) est balayée par les résultats de ses propres politiques de lutte contre les téléchargement illégaux et voit aujourd’hui ses bases se réduire au gré des crises à répétitions qu’elle connaît.

Pierre Bertrand, ancien auteur-compositeur-interprète du groupe Beau Domage, a brisé le mur du silence en s’indignant : « L’argent public va majoritairement aux hommes d’affaires de la culture ». Lynda Thali s’est insurgé : « Après les printemps arabe et québécois, il va falloir qu’il y ait un printemps de la culture québécoise ! » Les perspectives se replacent ainsi : plutôt que la satisfaction des intérêts corporatistes du privé, une véritable politique d’appui à la chanson québécoise doit s’arracher à l’influence commerciale et tendre à l’autonomie réelle de la création, soutenue en cela par le secteur public.

La solution est dans un financement public non seulement de la création mais aussi de la diffusion dans un réseau public de salles communautaires dans toutes les régions du Québec. Elle est dans une véritable révolution en matière de droits d’auteurEs qui ferait en sorte de mettre les créateurs et les créatrices au centre des préoccupations et des priorités du secteur. Elle est dans un remodelage des médias comme la radio qui doivent être des outils de diffusion des arts, pas des moyens de faire des profits pour quelques conglomérats des communications. À ces conditions, la création musicale québécoise se fera dans la langue de la qualité, de l’audace et du refus des cadres.

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