Il ne suffit pas de dresser le constat théorique de nos tergiversations et de nos échecs. On peut, oui, en faire son objet d’études, analyser notre décadence et y sombrer. On peut, oui, mourir avec ce qui se meurt. On peut être avalé par l’hydre qui tue tout ce qui était spécifique dans ce que nous étions comme communauté, comme peuple. On peut prendre le deuil, porter le voile, voiler les miroirs, renoncer à soi-même. On peut changer d’allégeance, sacrifier à l’« American way of life ».
On peut mourir. On peut EN mourir.
Mais il suffit de passer son manteau, d’ouvrir la porte et de descendre les escaliers. Émergeant en plein soleil, nous croiseront bien quelques-unes, quelques-uns de ces jeunes qui nous enchantent et nous désespèrent. Alors… Alors quoi ? Il ne sont pas d’ailleurs, ils sont d’ici et connaissent souvent cette terre mieux que nous-même. Des arêtes de l’hydre, ils se sont fait des armes, appelons-les réseaux sociaux, Twitter, comme vous voulez. Tout ce que vous exécrez, ils le maîtrisent en virtuoses. Mais ils sont nôtres, amochés dans notre spécificité mais vivants.
S’ils sont barbares, ils sont les héritiers de la barbarie de nos années de soumission, de compromis, de violence étatique acceptés les yeux fermés et toute honte bue. Mais moi, je ne les vois pas ainsi. Vous peut-être. Vous surement dans votre besoin de vous dissocier de tout ce qui émerge, de tout ce qui fait tache, vous qui craignez le moindre faux pli dans la mare de la rectitude.
De moi à eux, à elles, la communication nécessaire, l’observation, la compréhension puis l’apprentissage. La jonction se fait dans ce que nous avons de plus urgent : poser geste, agir, influer le cours du présent, sortir du théorique.
Descendre l’escalier, prendre pied dans la rue, exister dans le cumul de nos imperfections, dans l’apothéose de nos créativités moqueuses, iconoclastes, sardoniques, prendre la rue et agir.
Agir et non réagir. Agir en marge, dedans, dehors, agir comme un peuple vivant, rompre avec cette mentalité de fossoyeurs de nos propres aspirations et devenir enfin ce que nous sommes capables d’être, individuellement et collectivement.
Vivre, intensément et donner naissance enfin à ce qui ne sera pas nous, ni ce que nous rêvons mais un autre multiforme qui s’appartiendra.
Notre défi est de durer.
Le leur sera de vivre.
Car ils ne sont pas de la même trempe que ceux et celles qui les ont précédés et c’est tant mieux.
Je me souviens d’une manifestation un jour et d’un tribun qui disait : « Un jour viendra où nos enfants nous demanderont des comptes » ou quelque chose de la même eau. Il est venu ce jour. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Qui a été témoin de vos humiliations, de votre course effrénée pour joindre chaque mois plus difficilement les deux bouts, ne vos insouciances, de votre aveuglement ? Qui a été témoin de vos impuissances ? Qui vous a entendu défiler la liste interminable de ce qui n’allait pas, tous les jours de toutes les semaines de tous les mois de toutes les années de son existence ?
Vous n’étiez pas dupe, non, vous n’étiez pas dupe. Comment pouvez-vous un instant seulement, croire que nos enfants l’aient été ?
Sauf que vous étiez convaincus que vous ne pouviez rien y changer. Ou peut-être aviez-vous délégué cette tâche à d’autres ?
Il vous énerve ce vous ?
Il les énerve aussi. Vous préférez le NOUS ? Ah, mais il faut le gagner, ce NOUS. Il faut faire l’effort de voir et de comprendre, de changer aussi. Car la décision qu’ils ont prise, qu’elles ont prise réfute votre postulat de base : oui on peut y changer quelque chose. Il faut admettre que l’on s’est trompé quelque part, prendre acte de notre erreur, s’ouvrir à une autre façon de définir notre réalité, nos besoins, nos idéaux de façon cohérente.
Nous sommes en quête de cohérence. Nous sommes en quête d’harmonie. Nous voudrions que notre monde, notre vie, soient en lien avec nos valeurs.
Tu sais comme quand on dit à notre gamin de ne pas mordre le petit ami à la garderie parce que la violence, ce n’est pas beau mais que le même gamin se fait dire que l’implication du Canada en Afghanistan, c’est correct. Ou quand on parle de la Charte des droits et libertés mais qu’on ne veut pas de centre pour ex-toxicomanes dans notre quartier. Ou quand on se gargarise avec l’égalité homme-femme mais qu’on regarde des films pornos le soir quand on pense que le gamin ne nous voit pas. Bien sûr, on a une justification pour chacune de nos errances. Ou on n’en a pas et on s’en contrefout.
Mais les gamins, ils cherchent à comprendre. C’est comme ça, les gamins. Quand vient le temps de rendre des comptes, on doit soit se buter, soit admettre qu’on s’est planté. Et encore… Heureux ceux à qui on demande des comptes ! C’est qu’on juge qu’on en vaut encore la peine.
Mais de cet aveu d’impuissance peut émerger ce NOUS. Parler avec, être avec, de je à toi, de vous à eux en passant par moi.
On dit d’eux, d’elles qu’ils sont lyriques. Amalgamé au québécois, lyrer, geindre, se lamenter, ce terme a des échos de dérision pour tous, qu’on ait ou non fait sa Littérature. Les mots qu’ils utilisent sont grands et beaux, ils y mettent la passion, l’emphase qu’il faut car ils les utilisent à bon escient et qu’elles et ils sont passionnéEs, pleins de l‘intuition de la justesse de leur cause. Elles et ils agissent par conviction.
Je reprendrai pour qualifier leur mouvement le terme « épique » qui leur est cher. Pourquoi non ? Quand on a été bercé comme ils et elles le furent dans leur enfance par des œuvres comme la série des Harry Potter, le Seigneur de anneaux ou moult jeux vidéo où la trame narrative se résume au combat entre le bien et le mal, où les protagonistes, par leur courage et leur abnégation, leur don de soi, leur détermination font basculer le destin d’un monde, il est normal, voire nécessaire d’adopter de telles positions devant notre monde à refaire.
Il fallait y penser avant de leur proposer de tels modèles.
Il fallait y penser quand nous étions assis à côté de nos gamins à écouter ces œuvres, bercés, nous aussi, par l’espoir que se lève un jour une armée d’Ents pour sauver notre monde. Il fallait y penser avant d’exiger auprès de l’écrivaine J.K. Rowling qu’Harry Potter ne meure pas ! Trop tard. Ils ont compris que debout, un homme, une femme peuvent influer la trajectoire d’une société, à condition bien sûr d’y mettre, le temps, l’énergie et l’abnégation nécessaire.
Alors ils, elles, nous sommes sans peur. Animés par la force de convictions basées sur un idéal, nous avançons au mépris de dangers réels que nous ne concevons même pas tant est grande la foi en nos convictions.
Foi. Un autre mot tabou, évacué du discours. Au risque de vous écorcher les oreilles, je dirai foi à défaut d’autre mot pour nommer la certitude qui habite le mouvement que ce monde doit et va changer grâce à la mobilisation du peuple. Jamais un mouvement au Québec n’est allé si loin et si large dans la remise en question du pouvoir. Jamais la répression n’a été aussi sauvage, aussi barbare. Jamais l’apathie d’une partie du peuple, aiguillonné par des commentateurs que je ne peux qualifier de journalistes car il me reste un peu de respect pour cette profession, qui accepte, voire encourage l’État à réprimer dans la violence un mouvement social d’envergure, n’a été aussi complice de sa propre oppression que dans les tristes jours du Printemps Érable.
Jamais il n’est aussi clairement apparu qu’une partie du peuple avait renoncé à la défense de ses propres intérêts au profit des intérêts des mieux nantis.
Mais au fond, que voulez-vous ?
Des blessés par centaines, dont certainEs sortent de là avec des handicaps permanents, est-ce bien ce que vous vouliez ? Surtout n’argumentez pas que « quand on va à des manifs comme ça, il faut s’attendre à cela » Non, nous ne nous attendions pas à cela. Nous ne nous attendions pas à ce que des vitres cassées exigent un tribut de sang. Nous ne nous attendions pas à ce qu’une partie du Québec endosse le fait qu’on matraque, qu’on gaze, qu’on blesse des jeunes qui sont notre avenir, notre force et notre survivance. Un pouvoir qui dresse une génération contre sa progéniture, dont le principal crime est de refuser de faire siennes les chaînes de ses aînés, des parents qui cautionnent les exactions de l’État contre des jeunes qui pourraient être leurs enfants, voilà ce que j’ai vu au Québec lors du Printemps Érable. Est-ce bien cela que vous vouliez ?
Si ce que vous attendez de cette génération qu’elle reprenne à son compte votre « travaille consomme pis ferme ta gueule » je crois que vous êtes loin de votre profit. Si vous les avez élevés avec amour et attention pour que leur avenir se borne à ce qui a borné votre vie, vous ne les méritez pas.
Nous ne les méritons pas.
Je les ai pris comme un cadeau, un trésor fabuleux et inespéré. Chacun des sourires reçus en plein cœur d’une manifestation à l’autre est gravé dans mon âme. Chacune des blessures, reçue, vue, entendue en direct sur CUTV, touchée, soignée me crispe encore la mâchoire.
Je n’oublierai pas. Je refuse d’oublier.
À l’heure où le Parti Québécois et sa machine à récupérer les discours se prépare en vue d’un Sommet sur l’éducation qui est la négation même d’une saine négociation, où l’embrasement du Printemps Érable semble n’être plus que cendre, il est important de ce souvenir des raisons qui ont poussé des centaines de milliers de québécoisEs dans les rues de Montréal au printemps 2012. Les oublier serait renoncer à nous-même.
Car une part de ce NOUS n’est pas dupe. Nous savons que les riches s’enrichissent à même notre travail, que la corruption règne en maîtresse dans les officines des gouvernements, tous paliers confondus, que l’éducation accessible est l’une des seules barrières qui ait empêché notre assimilation, qu’elle est, en partie, garante de notre avenir comme individus et comme peuple. Nous savons que les postulats du Printemps Érable sont vrais.
Accepter les mensonges des puissants pour avoir la paix, c’est ça, renoncer à soi-même.
Il y a longtemps, j’ai accepté de relever le défi de durer. Renoncer ne fait pas partie de ma conception de l’existence. Aujourd’hui encore moins qu’hier.
Le défi que je leur transmets sera de vivre…
Vivre, intensément et donner naissance enfin à ce qui ne sera pas nous, ni ce que nous rêvons mais un autre multiforme qui s’appartiendra.