Dans la gesticulation quotidienne du gouvernement, chaque jour ou presque une nouvelle annonce arrive, marquée du sceau de “la fin des tabous”. Contrat de travail, ouverture des magasins le dimanche, retraite, allocations chômage, professions réglementées… le programme de la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international), appliqué avec le succès que l’on sait en Europe du Sud, nous est déroulé quotidiennement.
Un deuxième volet manquait : celui des privatisations. Le nouveau ministre de l’économie, Emmanuel Macron, qui s’est institué « briseur en chef des tabous » au gouvernement, vient d’ouvrir le chapitre. « La France a l’intention de céder cinq à dix milliards d’euros d’actifs dans les dix-huit mois », a-t-il annoncé cette semaine. Quatre milliards d’euros sont déjà inscrits dans le projet de la loi de finance 2015, pour désendetter les finances publiques.
Le petit jeu des futures privatisations a commencé. Les mêmes noms reviennent, car dans ce domaine, il a déjà beaucoup été fait : la liste des entreprises où l’État est encore actionnaire s’est réduite comme peau de chagrin depuis vingt ans. On parle donc à nouveau de la cession de quelques pour-cent supplémentaires dans Orange, GDF-Suez, EDF, Renault…
Manifestement, ces ventes possibles ne sont pas à la hauteur ni des besoins financiers de l’État, ni de sa volonté de marquer son grand tournant libéral, afin de donner tous les gages voulus à l’Europe. Très discrètement, le 17 octobre, Emmanuel Macron a dévoilé ses intentions sur le nouveau programme à venir. Ce n’est ni Renault ou EDF qu’il vise, mais les entreprises de réseau comme RTE, l’entreprise chargée du transport de l’électricité dans le pays, et peut-être GRTgaz, le gestionnaire de transport de gaz. « Nous avons des infrastructures existantes dans le pays dans plusieurs entreprises publiques de réseau. Notre volonté, c’est de les ouvrir », a-t-il déclaré lors d’un colloque de l’Association des investisseurs en infrastructure à long terme 3. Un auditoire tout acquis.
Au moment où la Cour des comptes et l’Autorité de la concurrence démontrent, dans plusieurs rapports successifs, l’erreur commise avec la privatisation des autoroutes, au moment où certains demandent leur renationalisation afin que l’État puisse reprendre la main sur la politique de transports, le gouvernement n’en tire aucune leçon et s’apprête à céder des infrastructures tout aussi stratégiques pour l’énergie.
Bâtis par l’action publique depuis des décennies, parfois à coups d’expropriations payées des queues de radis, ces réseaux sont l’épine dorsale de toute la distribution d’énergie en France. Ils sont un élément indispensable pour tout le pays, assurant à la fois sa sécurité et l’égalité des territoires. Ces entreprises constituent un monopole physique de fait. En quoi est-il légitime de renoncer au contrôle public pour les mettre dans les mains du privé ?
C’est un vieux projet de la Commission de régulation de l’énergie, farouche adepte de la libéralisation, de mettre à bas toute l’intégration verticale du système énergétique français, au nom de la concurrence libre et non faussée, quel qu’en soit le coût. L’idée est aussi régulièrement agitée à Bercy depuis des années. Mais jusqu’à présent, il n’était question que de permettre l’entrée de la Caisse des dépôts dans leur capital aux côtés d’EDF ou de GDF-Suez, afin de garder une maîtrise publique sur l’ensemble. Cette fois, il ne s’agit plus de faire appel à la Caisse mais à des capitaux privés.
Ces actifs, il est vrai, intéressent les financiers. Passages obligés pour toute distribution de l’électricité et de gaz, quel que soit le fournisseur, ces entreprises de réseaux touchent un droit sur chaque livraison. C’est une rente assurée et sans risque, prise sur le domaine public et les consommateurs, comme peuvent l’être les autoroutes, les aéroports, etc. Tous les actifs qui, comme par hasard, sont en tête de liste des sociétés à privatiser dans les programmes de la Troïka. Il faut bien des garanties pour le capital.
Il y a longtemps que les capitaux privés lorgnent sur ces poules aux œufs d’or. Tant de richesses accumulées ne sauraient rester dormantes. GDF-Suez et EDF, leur société mère, en ont déjà abondamment profité sans que les administrateurs de l’État qui siègent à leur conseil n’y trouvent à redire. RTE, filiale d’EDF, a plusieurs fois assuré les résultats de sa maison mère. Cela a permis de cacher les aventures ruineuses à l’étranger (10 milliards d’euros de pertes en Amérique du Sud, 1,5 milliard en Italie, plus de 2 milliards aux États-Unis) et de verser les dividendes attendus par l’État.
Quand le groupe Suez a mis la main sur GDF, sa première préoccupation a été de faire remonter tous les trésors cachés de sa filiale de transport. Il en a tiré plus de 2 milliards d’euros en quelques années, l’obligeant même à lui verser des dividendes pour l’emprunt de réseaux qui avaient été apportés gratuitement par l’État (lire GDF-Suez la bonne affaire des réseaux gaziers). Là encore, cela a permis d’arrondir les dividendes versés à l’État. Ce dernier n’a rien dit.
Pour justifier l’ouverture de capital de ces sociétés, Emmanuel Macron a avancé ces explications : « Il s’agit de libérer du capital de ces entreprises à infrastructures pour qu’elles le remobilisent sur d’autres projets et des investissements qu’elles doivent faire. » « Et donc, à ce titre, votre présence est utile et nécessaire sur le territoire », a dit le ministre devant un auditoire acquis d’avance.
La montée en puissance des énergies renouvelables, qui n’obéissent plus du tout aux mêmes schémas centralisés de distribution électrique, impose de réorganiser et de rebâtir les systèmes de transport pour permettre l’intégration de ces productions décentralisées. De même, les interconnexions électriques aux frontières, qui devaient voir le jour pour construire le grand marché unique de l’Europe de l’énergie, n’en sont toujours qu’aux balbutiements.
Des moyens, pourtant, ont été libérés. Afin d’éviter « toute subvention cachée » au sein des entreprises publiques et de permettre l’arrivée d’une concurrence, les comptes de toutes les activités ont été séparés. Désormais, les consommateurs paient sur chaque facture une taxe pour la consommation d’énergie et l’entretien des réseaux de transport. Une taxe qui augmente régulièrement d’ailleurs. Si tout se passe comme le souhaite le gouvernement, elle est appelée à prendre l’ascenseur au cours des prochaines années.
Car c’est le montage qui nous est promis. Défendre aujourd’hui l’idée que les capitaux privés vont participer au développement des réseaux relève de la croyance, de l’acte de foi. Il y a longtemps que l’ouverture au privé ne permet plus d’apporter des capitaux aux entreprises. Les entreprises cotées qui font des augmentations de capital se comptent sur les doigts des deux mains chaque année. La Bourse n’est plus là pour financer l’économie, pour apporter des capitaux aux entreprises, mais pour percevoir des dividendes.
C’est en s’appuyant sur la dette que les acteurs privés développent désormais les projets. L’ouverture des entreprises de réseaux au privé ne devrait pas différer de ce schéma. La vente d’une partie du capital va rapporter quelque argent à l’État, et encore, de façon indirecte puisqu’elles sont filiales d’EDF ou de GDF-Suez. En contrepartie, ces nouveaux investisseurs vont demander une gestion « plus dynamique » de ces sociétés. En d’autres termes, qu’elles s’endettent fortement soit directement, soit par l’intermédiaire de partenariats public-privé – une formule très appréciée au gouvernement – pour la construction de certains bouts de réseaux. Pourquoi hésiter ? Le système est sûr et garanti : à la fin, le consommateur paie.
Le gouvernement semble prêt à perpétuer ce bradage de l’intérêt général, sans le moindre état d’âme, au mépris de toutes les expériences passées. Les entreprises de réseau ne sont pas des entreprises comme les autres. Toutes les privatisations de ce type de sociétés ont abouti aux mêmes échecs : soit les sociétés privées vivent d’une rente indue, soit les investissements nécessaires ne sont pas faits, obligeant l’État à intervenir, comme dans le cas des chemins de fer britanniques. Pourquoi en serait-il autrement cette fois ?