Il n’aura été bon que pour faire diversion, en attendant que la crise explose vraiment. On le sait, les classes dominantes de toutes les époques ont toujours cherché à protéger leurs privilèges jusqu’au bout. Le développement durable – en tant que fourre-tout idéologique – n’est rien de plus que la version moderne de cette ruse historique bien connue. [1]
Derrière tout consensus, il y a quelque chose de suspect.
La notion de développement durable a été pour la première fois propulsée à l’avant-scène par le Rapport de la Commission mondiale sur l’environnement publié en 1987. Depuis son acte fondateur et les nombreux festivals de rhétorique circonstancielle qui l’ont suivi, rien n’a toutefois réellement été fait pour sortir de l’impasse. Au contraire même, la situation s’est partout dégradée ; le saccage des écosystèmes, la dilapidation des ressources naturelles, le gaspillage sans frein et les pollutions de toutes sortes n’ont fait que s’accroître chaque jour. Nous sommes donc assurément plus près du gouffre qu’en 1987.
Avant toutefois de démontrer en quoi ce concept est devenu l’ennemi le plus sournois de tous ceux et celles qui luttent véritablement contre la destruction généralisée de la biosphère, il convient d’abord de présenter sa définition officielle. La phrase creuse, teintée d’un humanisme vertueux bien remâché, va comme suit : « le développement durable est un développement qui satisfait les besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures de satisfaire les leurs ».
Pour dire à quel point ce concept était inoffensif pour l’économie inhumaine de marché, toutes les grandes multinationales dignes de ce nom se sont empressées de s’y référer (Mosanto, Suez, Total, Porsche et consorts sont du nombre [2]). Or, si la business mondiale s’est joint à la parade, il doit bien y avoir quelque chose de rentable là-dedans, non ?
Après tout, comme l’a dit le PDG de Renault Louis Schweitzer en 2004, « le développement durable n’est ni une utopie ni même une contestation, mais la condition de survie de l’économie de marché ».
En fait, tout concept, en tant qu’il est une construction sociale, émerge dans un contexte historique spécifique, s’insère dans les rapports de force qui structurent de part en part la société (et qui tournent presque invariablement à l’avantage des puissants), s’y trouve influencé et modifié au gré de l’idéologie dominante, et finit par se présenter « comme une ’’chose’’ acquise dont on oublie la genèse [3] » et du même coup les intérêts particuliers qui l’ont de toutes pièces façonné.
Le développement durable n’échappe pas à ce processus. Malgré cela, il se donne aujourd’hui à voir comme le serviteur sublime de l’intérêt universel, comme s’il allait contribuer à améliorer le sort de tous les humains. Pourtant, c’est seulement parce qu’il est vidé de tout contenu transformateur qu’il a su rassembler – main dans la main – syndicats, patronats, universités, pseudo-écologistes à la Al Gore, firmes transnationales, gouvernements, etc. L’heure est définitivement au consensus et à la réconciliation, riches et pauvres entonnent le refrain du développement durable !
Un jour quelqu’un (dont j’oublie le nom) a dit : « Quand, dans un État, vous ne percevez le bruit d’aucun conflit, vous pouvez être sûr que la liberté n’y est plus. » Serait-ce que le marché-totalitaire a fini par écraser toute forme d’esprit critique ? À voir l’unanimisme régnant, il semble bien que oui. Au grand dam des libéraux qui ont cru tout au long de la Guerre froide faire partie du « monde libre », il apparaît en fait bien plus probable que la vraie liberté n’ait été présente dans ni l’un ni l’autre des deux camps... Après tout, on a dès le berceau appris aux masses à se soumettre aux arguments à la mode, c’est-à-dire aux arguments dominants, ceux qui viennent directement d’en haut et qui s’imposent comme si de rien n’était...
Sortir de l’impasse, sortir du développement !
Dans le langage des élites politico-économiques dominantes, le mot développement [4] est en tout temps synonyme de développement économique. En ce sens, développement durable signifie pour eux « développement économique inscrit dans la durée ». Et qui dit développement économique dit nécessairement croissance économique. Dès lors, on a convenu que toutes les économies du monde (au Nord comme au Sud) allaient devoir continuer d’accroître infiniment leur production et leur consommation.
Tout était beau du moment qu’on ne critiquait pas le niveau de vie des plus riches (traduisez : des plus pollueurs). Car après tout, ceux-ci jouent un rôle si central dans le marché mondial : ils servent à propager le modèle culturel mondial chargé d’entraîner tout le monde dans les eaux glacées de l’american way of live. Au fond, tout ce qu’il y a de nouveau avec ce concept de développement durable, c’est que les publicitaires y ont mis une épaisse couche de peinture verte pour mieux nous le faire avaler [5].
Comme l’a dit Michel de Fabiani en 2001, alors qu’il était président de British Petroleum France : « Le développement durable, c’est tout d’abord produire plus d’énergie, plus de pétrole, plus de gaz, peut-être plus de charbon et de nucléaire, et certainement plus d’énergies renouvelables. Dans le même temps, il faut s’assurer que cela ne se fasse pas au détriment de l’environnement. »
Ainsi, le développement durable revient à polluer toujours plus tout en jurant « sur la tête du PIB »... vouloir protéger la planète. Quel grand écart absurde ! En vérité, ces deux mots sont totalement inconciliables. Ils constituent une « monstruosité verbale », voire une « antinomie mystificatrice » comme dirait Serge Latouche. On ne les a mis ensemble que pour épater la galerie, que pour tromper les masses et conforter les détenteurs de VUS. L’objectif était de rendre le concept juste assez flou pour que tout le monde l’accepte béatement, sans se poser la moindre question quant à savoir si ces deux notions étaient minimalement compatibles. Bref, le développement durable n’est qu’une formule inventée par des technocrates serviles visant à convaincre de l’impossible. Qu’on se le dise, l’idée d’un « capitalisme propre » qui puiserait gentiment sa force d’une « croissance verte » est un non-sens sur deux pattes !
Les pays riches s’accaparent 80 % des ressources naturelles de la planète alors qu’ils ne comptent que pour 20 % de la population mondiale. Vous croyez que ce modèle est généralisable ? Soyez sérieux. Comme le résume bien Vincent Cheynet, « notre niveau de développement économique sous-entend le pillage systématique du reste de la Terre et l’asservissement économique de populations entières. » De plus, « notre niveau actuel de ’’sur-développement’’ des pays riches est déjà [amplement] insupportable pour la biosphère. » Et le développement durable nous propose d’inscrire notre croissance économique dans la durée ?
Alors pourquoi continue-t-on à prôner ce modèle s’il est à ce point insensé ? C’est simple. Parce qu’il sert merveilleusement bien les intérêts de la classe dominante. C’était pour elle un impératif de « récupérer » à son avantage la critique environnementale, sans quoi le système qui assure sa domination aurait été menacé. Oui, car tous les témoins lucides de la crise actuelle savent pertinemment bien que l’écologie est devenue complètement impossible à concilier avec l’essence même du capitalisme, qui oblige une accumulation infinie du capital et donc un productivisme aveugle qui détruit systématiquement tout sur son passage, dont la flore et la faune, ces composantes si essentielles à la vie !
Répétons-le encore : la survie même de toutes les entreprises transnationales ne repose que sur un seul fondement : la croissance ininterrompue de leur capital. Il leur est donc carrément impossible de s’en passer. C’est pourquoi elles dépensent tant de temps et d’argent à nous faire oublier les véritables enjeux. Tout doit être mis en œuvre pour détourner nos yeux de l’essentiel.
Malgré le fait que des signaux d’alarme apparaissent partout (désertification brutale, raréfaction de l’eau sans précédent, perte de la biodiversité, terres de moins en moins fertiles, etc.), elles continueront donc sans cesse à minimiser l’ampleur de la crise, purement et simplement parce qu’elles sont viles et qu’elles ne cherchent au fond qu’à préserver leur emprise sur nos vies, qu’à garder intacte le monde inégalitaire tel qu’il est, qu’à laisser des millions d’humains crever de faim ! Tout cela, encore, pour protéger le butin et tous les petits privilèges rapaces qu’elles ont accumulés.
Dans un tel contexte, ce qu’il nous faut commencer à dire et répéter sur toutes les tribunes, c’est que la crise écologique actuelle n’est au fond que la crise du capitalisme historique, une crise jamais vue qui s’enracine dans son essence propre et dont la seule sortie possible est en même temps la sortie du capitalisme. En ce sens, il faut se méfier de tous ceux et celles qui mettent strictement l’accent sur les petits gestes individuels futiles en occultant du même coup toute la structure qui détermine en fin de compte la folle orientation qu’ont prise nos sociétés dégénérées. Cette orientation absurde que personne de nous n’a véritablement choisie ne fait que nous emprisonner dans une vision parcellaire qui nous borne à n’envisager l’avenir qu’à partir des prédictions de croissance du trimestre prochain !
En somme, « le développement durable traduit [encore une fois] le primat de l’économie sur le reste de la vie » (Serge Latouche). En vous revendiquant du développement durable, vous ne faites donc que nourrir la « mégamachine », celle qui broie jour après jour tant l’humain que la nature dont il dépend.
Après tout, comme le disait si bien Albert Einstein, « on ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré. » En ce sens, la croissance économique est le virus qui nous a entraîné dans cette crise, alors cessez donc une bonne fois pour toutes de la voir en tant qu’elle serait Le Remède qui parviendra à nous soigner de tous nos maux. Ce baume ne fera qu’aggraver notre état déjà si avancé de décrépitude...
Notes
[1] Pour ceux et celles qui n’auraient pas lu mon dernier article intitulé Pourquoi la décroissance ?, il est à noter que le texte qui suit en est la suite logique. Vous pouvez le consulter en cliquant ici : http://pressegauche.org/spip.php?ar... .
[2] Un des lobbies « environnementaux » les plus puissants du monde est, croyez-le ou non... le Business Action for Sustainable Development (BASD), regroupant plus de 167 entreprises transnationales. Comme toujours le merveilleux monde des affaires prend ses intérêts à cœur, égoïsme possessif oblige. Précisément, le BASD considère que « le développement durable est réalisé au mieux grâce à une concurrence ouverte au sein de marchés correctement organisés qui respectent les avantages comparatifs légitimes. De tels marchés encouragent l’efficience et l’innovation qui sont toutes nécessaires à un progrès humain durable. » C’est bien dit n’est ce pas ? Il n’y a pourtant pas un mot de cette pluie de mensonges qui ne devrait pas sonner faux à vos oreilles. D’ailleurs, si vous cherchiez à comprendre en quoi consiste exactement l’idéologie dominante, vous avez là toute sa vile substance. Celle qui partout empoisonne nos vies.
[3] Selon les beaux mots de Lucie Sauvé dans son texte « La dérive et l’impasse du développement durable » paru dans Serge Mongeau (dir.), Objecteurs de croissance, Pour sortir de l’impasse : la décroissance, Montréal, Écosociété, 2007, p. 35.
[4] « Notre société décrit comme développées les sociétés de consommation. Les autres habitants du monde sont “en voie de développement” ou “sous-développés”. Ainsi, la civilisation de l’automobile, de la télévision et du téléphone portable est considérée comme l’aboutissement logique et inéluctable de toute société humaine. Une nouvelle fois, sous des mots différents, l’homme blanc dévoile son ethnocentrisme. Le développement réellement existant n’est en fait que l’occidentalisation du monde. » Voir Vincent Cheynet, « Le développement en question »,
http://www.decroissance.org/textes/...
[5] Voir encore à ce sujet le merveilleux texte de Vincent Cheynet.