Édition du 18 juin 2024

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Le corps obsolète ? L’idéologie transhumaniste en question

Ecrit par Jean-Claude Ravet

« J’ai fait confiance, trop exclusivement, à l’importance d’innover ; je ne soupçonnais pas le pouvoir destructeur sans comparaison plus étendu qui s’exerçait concurremment. J’ignorais ceci : s’agissait-il d’invention ? – il s’agissait, incomparablement davantage, d’anéantissement, de ruine, comme si chaque idée nouvelle eût eu, en même temps que sa charge de vie, un potentiel de mort sur de grandes zones de culture, démesuré par rapport à la première. Nous voici par ce biais dans un monde dévasté. »

Pierre Vadeboncoeur, Les deux Royaumes

Les idées du transhumanisme séduisent de plus en plus le cercle des philosophes et des scientifiques. Cette idéologie qui a son terreau dans la Silicon Valley prône l’augmentation de nos capacités physiques et mentales et l’amélioration de l’espèce humaine grâce à son hybridation étroite avec la technique par le biais de différentes technologies de pointe : la bio et la nanotechnologie, l’intelligence artificielle, le génie génétique, l’informatique, etc. Les transnationales comme Google, Amazon, Paypal, Apple, Facebook financent grassement les recherches dans cette direction. La manipulation génétique, l’eugénisme, l’expérimentation sur l’humain, « l’homme nouveau », « la race supérieure » qui faisaient frémir sous l’horizon plombé du nazisme et du stalinisme trouvent désormais un vernis de respectabilité sous le ciel radieux du « progrès » scientifique. Tout cela se réalise non plus à travers la guerre – au moins jusqu’à présent, car le complexe militaro-industriel s’y intéresse fortement – mais par le « fatalisme des petits faits » (Nietzsche), selon la règle d’or de la technoscience : « ce qui est possible doit être fait ».

Les transhumanistes y voient là une condition sine qua non de la survie de l’espèce face au pouvoir annoncé des robots et des ordinateurs ; mais ne serait-ce pas plutôt le fruit mûr d’un long processus de déracinement et d’aliénation du monde propre à la modernité capitaliste qui a façonné l’Occident et qui maintenant domine la planète ? Portés par la promesse de maîtrise et de domination de la nature, on a réduite celle-ci à un espace à conquérir et, pour ce faire, on l’a rationalisée, objectivée à outrance. Ce qui est désormais se doit d’être mathématisable, maîtrisable, mesurable, quantifiable. De vastes pans de l’existence échappant à la logique quantifiable, calculatrice, deviennent ainsi superflus – ne « comptent » plus. Le réel se confond dès lors avec le regard que porte la science sur lui. La coupure radicale de l’humain et du vivant, comme s’il n’en était pas partie prenante, a propulsé l’essor des sciences et des techniques, mais a abouti à chosifier l’humain et le monde.

La méthode scientifique nous ouvre au réel mais ne l’épuise pas. « La clarté que la science répand sur le monde s’apparente moins à un éclat du soleil qu’au halo d’un réverbère. C’est cela qui en fait le prix. Et c’est ce prix qu’elle perd quand on prend le réverbère pour le soleil » (Olivier Rey, Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, Seuil, 2003, p. 234).

Prenons l’exemple du système CRISPR, qui a fait récemment les manchettes. Cette méthode permet de cibler la partie « défectueuse » de gènes à l’origine de maladies héréditaires et de la remplacer par une copie saine. Vantant l’efficacité du procédé, les chercheurs en appelaient à élargir la recherche à l’expérimentation humaine. Dans la couverture médiatique enthousiaste, aucune mention, toutefois, d’une recherche rendue publique en mai dernier relatant l’observation inquiétante de multiples mutations dans les régions autres que les gènes modifiés, notamment dans la zone appelée « ADN poubelle » parce que ses fonctions biologiques n’ont pu être identifiées jusqu’à maintenant, mais qui représente près de 99 % du génome.

Si la recherche ayant abouti à la méthode CRISPR ne relève pas du transhumanisme, elle repose néanmoins sur le même présupposé propre à l’idéologie scientiste dominante qui réduit la vie aux mécanismes qui la rendent possible, autorisant de fragmenter les organismes vivants en pièces détachées qu’on peut réparer à son gré en changeant la pièce défectueuse par une neuve, comme s’il s’agissait de simples artefacts, sans se préoccuper du fait que, dans le monde du vivant, la totalité dépasse la somme de ses éléments.

Le transhumanisme n’est que l’aboutissement de cette idéologie scientiste « augmentée » et « améliorée » par les avancées technologiques. C’est pourquoi le transhumanisme imprègne d’ores et déjà nombre de pratiques et de discours des élites de la société, sans même que celles-ci en connaissent le nom, comme Monsieur Jourdain – dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière – faisant de la prose sans le savoir. Car c’est l’air du temps, vicié. Le règne du fonctionnel, de l’impersonnel, de l’utilitaire, de l’efficacité. Pas étonnant qu’on en vienne, avec le transhumanisme, à exhiber sans retenue son mépris de la vie. La promesse, par exemple, d’éradiquer la fragilité, la vieillesse et même la mort – considérées comme des tares –, en dit long sur celui-ci. Que serait en effet une vie humaine sans la fragilité, la possibilité d’éprouver de la souffrance et l’expérience de la mort ? Exit la beauté, la tendresse, le partage, la solidarité. Sous le prétexte d’augmenter l’humain, le transhumanisme, en fait, le rapetisse radicalement, le mutile à l’image de notre époque qui n’a de cesse de court-circuiter notre rapport vital à la culture, au symbolique, à l’intériorité, à la transcendance, et de dévaloriser le sensible et les émotions.

L’idéologie transhumaniste est taillée sur mesure pour l’oligarchie transnationale, accoutumée à dilapider les ressources de la nature, à fermer les yeux sur la misère, à bâtir un monde artificiel en marge du monde réel saccagé. En plus de fantasmer la démesure et l’affranchissement de tout lien avec la société, la nature, le sens, elle lui offre les moyens technologiques de modeler les êtres humains et la société à sa convenance. Le monde fantasmé par les transhumanistes en est un où se déploie une biopolitique tentaculaire capable comme jamais de discipliner les comportements. Un monde dans lequel l’écart entre les pauvres et les riches se cristallise en une dichotomie entre les organismes humains génétiquement modifiés et ceux qui ne le sont pas, considérés comme des « primates du futur », comme aiment à les qualifier certains tenants du transhumanisme.

Un travailleur modulaire, adaptable jusque dans son corps aux exigences de la production et de la consommation déchaînées ; une citoyenneté régie et uniformisée par des algorithmes : quel rêve pour les zélateurs du capitalisme ! Le discours transhumaniste selon lequel la conscience ne serait qu’un avantage sélectif acquis durant l’évolution mais maintenant obsolète ne peut être que musique à leurs oreilles.

Alors qu’il est impérieux, au nom de l’avenir de l’humanité, de mettre en place une grande discussion nationale et internationale sur ce qui devrait ou ne devrait pas être fait, sur ce qui est désirable ou à proscrire dans les technosciences, on préfère la loi du fait accompli. Surtout, ne pas réveiller le sens de la responsabilité et la conscience, vestiges d’un autre temps.

Le philosophe allemand Walter Benjamin, tentant de penser la montée du fascisme dans les années 1930, voyait dans le manifeste futuriste écrit par Marinetti en 1909 sa préfiguration. L’artiste italien y faisait l’éloge de la fusion de l’homme avec l’appareillage technique : « le corps métallique » particulièrement observable dans la guerre. L’éloge de la fusion du corps et du silicium – élément essentiel dans l’intelligence artificielle – faite par les transhumanistes pourrait bien préfigurer un nouveau fascisme plus pervers encore, car il ne serait plus aussi facilement repérable par ses habits noirs ou bruns abjects ; il revêtirait les sarraus des scientifiques, troquerait le pas de l’oie des corps armés nazis pour la dégaine décontractée d’un jeune entrepreneur de la Silicon Valley. Les paroles qui concluaient la réflexion de Benjamin résonnent aujourd’hui comme un véritable tocsin : l’humanité « est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre » (L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique, 1936).

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