On avance le fait qu’elle est de culture musulmane, qu’elle vient d’Algérie, un pays que le terrorisme islamiste a mis à feu et à sang durant les années 1990 et où des femmes ont été assassinées pour avoir refusé de porter le voile. Selon les partisans de la charte, D. Benhabib connaît bien ce « dossier ». Elle a écrit des livres qui dénoncent l’islamisme et alertent l’Occident sur la menace qu’il représente, n’hésite-t-on pas à affirmer ici et là - y compris lorsqu’on n’a pas lu ces livres - pour justifier l’espace médiatique qu’elle occupe au Québec. Pourtant, beaucoup peut-être même la plupart des immigrants d’origine algérienne ne partagent pas la position sur la charte de l’auteure du livre « Les soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident » et encore moins son obsession sur le voile. Plusieurs de ces immigrants vivaient encore en Algérie durant la décennie noire et donc sont aussi des connaisseurs de l’islamisme. Parmi eux, des femmes qui avaient refusé de porter le voile comme le leur intimait le groupe islamique armé(GIA), une des organisations terroristes les plus sanguinaires.
Ces femmes et ces hommes qui résident aujourd’hui au Québec n’ont pas oublié la tragédie qu’a connue leur pays. Ils n’ont aucune sympathie pour l’islamisme. Que disent-ils dans le débat qui déchire le Québec ? Qu’ils savent mieux que beaucoup de ces nouveaux prêcheurs autoproclamés de la laïcité et de l’égalité des sexes, en Occident, que les intégristes musulmans ne sont pas des enfants de chœur et qu’il est nécessaire d’être vigilants face au développement, ici même au Québec, de leur discours misogyne et réactionnaire et qu’ils considèrent en même temps que l’islamisme ne constitue pas une menace urgente. Ils croient aussi qu’interdire le port du foulard ne ferait pas reculer l’intégrisme. Peut-être même qu’il le renforcerait. Cet autre son de cloche mérite d’être entendu…tout autant que le point de vue de D. Benhabib, intronisée comme la porte-parole des femmes arabes anti-islamistes.
Pour espérer qu’il débouche sur une meilleure harmonie dans la société, ce débat a besoin de la sérénité, de la lucidité et de la réflexion, des mots que Mme Benhabib utilise souvent même s’ils ne lui ont pas encore permis de faire preuve d’ouverture à l’égard de ceux et celles qui ne partagent pas – ou pas tout à fait – sa vision des choses. Ce n’est pas la caricaturer que de dire que si on n’est pas d’accord avec l’interdiction du port du voile dans la fonction publique, c’est qu’on fait, selon elle, la promotion d’un symbole tâché de sang et qu’on devient un idiot utile de l’islamisme. C’est ainsi que Benhabib qualifie un certain nombre de personnalités progressistes et féministes du Québec. Elle ne s’est d’ailleurs pas contentée de l’écrire dans ses livres puisqu’elle ne laisse passer aucune occasion de l’affirmer sur les nombreuses tribunes que les médias lui offrent. C’est à se demander qui sont les principaux ennemis de Mme Benhabib, les intégristes musulmans ou ceux qui ne partagent pas son point de vue sur les moyens de les combattre.
QS, la FFQ livrés à la vindicte populaire
Ainsi, à la lecture de son deuxième livre « Les soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident », on peut se poser la question de savoir ce qui fait courir l’auteure notamment quand on découvre que c’est à Amir Khadir qu’elle a consacré tout un chapitre, dans lequel elle revient sur la plupart des insultes et des attaques proférées contre le député de Québec Solidaire par des commentateurs de droite et de la radio poubelle et qui au final contribuent à nourrir les accusations monstrueuses sur son supposé agenda islamiste caché. Il est curieux qu’aucun islamiste n’ait eu les mêmes « faveurs » qu’A. Khadir. Or, c’est quoi son tort sur la question de l’islamisme, lui qui a déclaré que le voile est un symbole de soumission qui devrait être jeté aux rebuts de l’Histoire ? Son tort est-il de penser que ce n’est pas en interdisant aux femmes voilées de travailler qu’on les aidera à se libérer ? Mérite-t-il, pour ça, le qualificatif d’islamo-gauchiste, ce délicieux qualificatif très utilisé par des militants « laïcs républicains », en France, pour discréditer ceux qui refusent de céder à l’alarmisme face à l’épouvantail islamiste et au mythe de l’islamisation. Il peut d’ailleurs être intéressant de savoir que plusieurs de ces « laïcs républicains », qui apprécient particulièrement les textes de Benhabib, flirtent aujourd’hui avec l’extrême droite à l’image des groupes Riposte laïque et Bloc identitaire qui ont joint leur forces pour créer Résistance républicaine, une organisation voulue comme une sorte de milice pour traquer les « islamistes » et qui tient de plus en plus un discours ciblant l’immigration de façon générale.
Amir Khadir n’est pas la seule cible de Mme Benhabib, la fédération des femmes du Québec (FFQ) et Québec Solidaire le sont tout autant. En fait, c’est toute la troisième partie des « Soldats d’Allah ... » qui tend à accréditer l’idée d’un complot d’infiltration de la gauche et du féminisme québécois par l’islamisme. Françoise David, Benoit Renaud, Michelle Asselin, Manon Massé et Alexa Conradi et d’autres sont les cibles des foudres de Benhabib. Sur quelle base affirme-t-elle que la FFQ est noyautée par les militantes islamistes ? Sur la base d’un message adressé, à la veille d’une assemblée générale, par une ancienne candidate voilée du NPD, Samira Laouni, à ses amies pour leur demander d’adhérer à l’organisation féministe et d’assister à l’AG de la FFQ afin d’empêcher l’adoption d’une résolution soutenant l’interdiction du voile. Il faut préciser qu’une telle résolution aurait été contraire à la position qui était la sienne depuis 1998.
Le message de Mme Laouni, qui a fait tourner la tête à D. Benhabib est au pire une manœuvre tendancieuse sinon une maladresse de sa part mais qui, en tout cas, n’engage en rien la FFQ. Benhabib a conçu tout un scénario autour de cet incident. Elle le présente comme la démonstration implacable de l’alliance entre la FFQ et les islamistes. Le fait est qu’à l’AG du 09 mai 2009, Benhabib parle elle-même d’une quinzaine voire même d’une poignée de militantes « islamistes ». En quoi, un petit groupe de femmes supposées malintentionnées peut-il dévoyer le combat d’une organisation aussi aguerrie que la FFQ, qui a été à l’origine de la marche mondiale des femmes et qui vient encore de s’illustrer en conduisant, avec la réussite qui n’a échappé à personne, les états généraux de l’action et de l’analyse féministes. Ces états généraux, auxquels ont pris part des amies de Benhabib, se sont conclus par l’adoption d’environ 80 résolutions touchant la vie et les droits des femmes ? Par ailleurs, même si comme Benhabib le crie sur toutes les tribunes, la FFQ « a trahi le combat des femmes », ce n’est en tout cas pas en 2009 qu’elle l’a fait mais une décennie plutôt (1998) et ces militantes « islamistes » n’y sont donc pour rien. S’agissant de Québec solidaire et pour avoir assisté à plusieurs de ses congrès, il est facile de constater que les minorités visibles sont sous-représentées dans le parti. Pas de quoi penser donc à des complots islamistes. Mais alors pourquoi cet acharnement contre QS et la FFQ, surtout que Benhabib se réclame encore « de la grande famille de la gauche », si ce n’est pour fragiliser des forces qui se battent contre un système néo-libéral corrompu et aux abois, un système qui pour se tirer d’une crise profonde, grignote chaque fois plus les acquis des travailleurs et des travailleuses ?
Haro sur une féministe musulmane !
Un mot sur une de ces femmes qui auraient infiltré la FFQ. Benhabib cite Mme Leila Bdeir en la présentant comme la soldate de Tariq Ramadan mais omet de dire qu’elle ne porte même pas le voile. Dans un message que L. Bdeir a écrit en réaction à celui de S. Laouni, il y a un passage que Benhabib ne cite pas, dans lequel cette femme qui se dit féministe et musulmane écrit que « la seule façon de faire entendre notre voix c’est de continuer de s’inscrire dans une démarche citoyenne participative en participant aux débats sur l’économie, l’écologie, la politique et la question des droits des femmes généralement dans la société québécoise » en ajoutant qu’il « est dommage qu’on n’entend parler de nous que lorsqu’il s’agit du foulard, des espaces de prières, etc ». Si cette femme friande de Simone de Beauvoir - selon Benhabib - est réellement une soldate de Tariq Ramadan, en quoi est-elle si dangereuse ? Comme sur d’autres accusations, le livre de Benhabib laisse le lecteur sur sa faim.
Où va le Québec ?
Quelques mots sur la charte des valeurs et notamment sur le point relatif au port des signes religieux dans la fonction publique qui vise au fond le voile. Il est évident que le Québec et même les femmes voilées survivront à son éventuelle adoption. Ce ne serait même pas dramatique comme le laissent entendre certaines voix du camp opposé à la charte. Ce qui l’est par contre, c’est la quasi-certitude que le défoulement collectif sur l’islam et les musulmans ne va pas s’arrêter là et qu’on n’est qu’au début de nos déchirures. En France, la loi sur la laïcité remonte à 1905. La polémique sur le voile a commencé en 1989 et en 2004, la loi interdisant aux élèves des écoles de le porter a été adoptée. Six ans plus tard, une nouvelle loi interdira le voile intégral. Et ce n’est pas fini, après 25 ans de débats sur l’islam et l’islamisme ! A-t-on quand même amélioré le vivre ensemble dans ce pays ? A-t-on réduit, via ces lois, l’influence de l’islamisme dans les quartiers populaires ? L’islamophobie et la xénophobie sont-ils en recul dans l’hexagone ? La réponse est non, à toutes ces questions. C’est cette France-là qui nous inspire pour construire un Québec où l’harmonie règnera entre les différentes composantes de la population et dans lequel on s’attaquera enfin aux inégalités sociales et économiques et on encouragera la solidarité ?
Rabah Moulla