Les deux défaites que vient de subir le Parti socialiste (PS) sont d’une ampleur et d’une nature inédites. Les dirigeant.e.s et militant.e.s pourront se rassurer en pensant aux revers électoraux dramatiques qui ont jalonné l’histoire du parti : l’échec cinglant de la candidature de Gaston Defferre à l’élection présidentielle de 1969 ou la déroute aux élections législatives de 1993. Mais cette fois-ci, la situation apparait plus compromise. Cette double défaite dans les urnes s’est déroulée dans un contexte de crise institutionnelle et politique dont le PS est la principale victime.
2012-17 : cinq années d’échecs
Revenons au printemps 2012, à l’issue de la séquence présidentielle et législative. Le PS, premier parti en France, concentrait tous les pouvoirs : la présidence de la république, le gouvernement, l’Assemblée nationale, le Sénat, la majorité des régions et de nombreuses grandes villes. Il est peu commun, en l’espace d’un quinquennat, de perdre toutes ces positions de pouvoir. Le quinquennat hollandais fut, dès le départ impopulaire, preuve s’il en est de l’impréparation et des mauvais choix politiques du président socialiste.
Il y eut ce voyage humiliant à Berlin, quelques jours à peine après l’élection. François Hollande s’était engagé à renégocier le Pacte de stabilité européen s’il était élu. Il n’en fit rien. Ce fut une première reculade sur un sujet sensible pour une majorité de Français.es. Le désamour européen n’est pas motivé par des sentiments xénophobes et antisociaux comme ceux qui ont provoqué le Brexit au Royaume-Uni. Il repose inversement sur une aspiration à une Europe davantage solidaire et protectrice. Car l’Europe actuelle est de moins en moins perçue comme protégeant les salarié.e.s.
Ce fut pourtant vers l’Europe que se tourna le socialisme français après le « tournant de la rigueur » de 1982-83 pour poursuivre un agenda social qu’il ne pouvait plus, selon lui, gérer seul. Dès le mois de juin 2012, Hollande se repliait sur la France, mis en demeure par la Commission de réduire à zéro le déficit public d’ici la fin de son mandat. Accepter le carcan d’austérité de la Commission (avec l’aval des gouvernements européens) et de la Banque centrale européenne, c’était se condamner à l’échec.
Pourtant, les formations sociales-démocrates qui vont à contre-courant des politiques d’austérité, gagnent les élections ou connaissent un renouveau. Le PS portugais gouverne avec le soutien de la gauche radicale (Parti communiste et Bloc de gauche). Il a tenu tête à la Commission en refusant d’appliquer les directives européennes en matière de compression des dépenses publiques. L’économie a redémarré, ce qui a permis des mesures de redistribution modestes mais réelles au profit des catégories populaires et des jeunes[1]. Le Parti travailliste britannique connait également une embellie après la dépression post-blairiste. Sous la direction de Jeremy Corbyn le nombre d’adhérents a triplé (600.000, c’est-à-dire au-delà de l’objectif des 500.000 adhérents pour le PS qu’avait fixé Jean-Christophe Cambadélis), et le parti pourrait remporter la prochaine élection avec un programme social-démocrate résolument ancré à gauche.
Le nouveau Parti radical ?
Il est étonnant d’entendre des dirigeants socialistes vanter les mérites de « l’agenda 2020 » de Gerhard Schröder car ces réformes, en généralisant la flexibilité, sont responsables de l’appauvrissement des salarié.e.s allemand.e.s[2]. Des réformes similaires ont été entreprises en France (loi El-Khomri et, avant cela, crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi [CICE], Pacte de responsabilité et loi Macron). Ces mesures sont pour beaucoup dans la défiance des classes populaires et moyennes à l’égard du PS. Où sont les emplois créés en échange d’une flexibilité accrue du marché du travail et de l’abaissement d’impôts consentis aux entreprises ?
La « présidence normale » hollandaise – qui se voulait « modeste » est en réalité demeurée « normalement » césariste, avec un président-monarque hiératique coupé des réalités sociales essentielles. Après avoir dénoncé le « coup d’État permanent »[3], les socialistes ont totalement adopté les institutions bonapartistes de la 5e république. Les courants (d’idées) issus du PS d’Épinay ont été remplacés par des « écuries présidentielles » dès le début des années 90. L’occupation fréquente du pouvoir (national, régional et local) a permis l’essor d’une catégorie de militants-administrateurs, de plus en plus administrateurs et de moins en moins militants, perméables à l’air du temps néolibéral.
Quelles sont les nouvelles idées sorties du PS depuis la décentralisation (années 80) ou la réduction du temps de travail (années 90) ? Il n’y en a pas. L’intégration européenne est devenue un mantra avec le refrain sur « l’Europe sociale », décliné lors de chaque élection européenne, mais contredit par l’orientation néolibérale de l’Union européenne. Cette contradiction majeure entre le discours et la pratique a confirmé dans les esprits que les socialistes étaient incapables de penser différemment ou contre les dogmes de la libre entreprise et de la flexibilité salariale.
Le PS, comme nouveau parti gestionnaire des classes moyennes et supérieures, s’est donc peu à peu recroquevillé sur son petit monde d’élu.e.s et de permanent.e.s, des professionnels de la politique[4]. Sa domination à gauche est devenue avec le temps purement électorale, à défaut d’alternative crédible. Certes, le quadrillage d’élu.e.s dans le territoire a assuré (et continue d’assurer) une visibilité importante. Mais pour combien de temps encore ? On pourrait ainsi comparer la situation du PS à celle du Parti radical, parti hégémonique à gauche au début de la 3e république (ce fut le parti de la république et de la laïcité) et qui, peu à peu, a perdu toute emprise sur la vie politique nationale. Le maillage des élu.e.s lui permit de demeurer une force incontournable sous la 4e république. Mais le Parti radical a quasiment disparu avec l’avènement de la 5e république car il représentait doublement « l’ordre ancien » des 3e et 4e républiques[5].
Comme le Parti radical il y a un demi-siècle, la question de l’utilité du PS doit être posée. Car à quoi bon voter pour un parti censé représenter les intérêts des salarié.e.s si celui-ci ne remplit plus cette tâche ? Dans un article publié en 2012, je posais déjà la question : « Mais dans quelle mesure l’action du PS aujourd’hui est-elle utile aux Français.e.s ? La question mérite d’être posée et la réponse est très incertaine. D’une part, le PS n’est plus socialiste dans le sens où il n’envisage plus une rupture avec le capitalisme. De l’autre, il n’est même plus social-démocrate dans le sens où le capitalisme financier tolère de moins en moins la mise en place de politiques de régulation et d’intervention étatique qui ont longtemps formé la base de tout gouvernement social-démocrate. »[6]
Inutilité politique
Le PS est de moins en moins perçu dans l’électorat de gauche comme un parti progressiste et pro-salariat, ce qui explique le décrochage lors des élections de 2017. « L’affaire Leonarda », le suivisme allemand en Europe (notamment à l’été 2015 quand Angela Merkel imposa à Alexis Tsipras le remboursement de l’intégralité de la dette grecque), la loi sur la déchéance de la nationalité, l’affaire Cahuzac, l’invraisemblable nomination de Manuel Valls à Matignon (une provocation pour la jeunesse des quartiers et la gauche antiraciste), la loi El-Khomri ou encore la volonté de ne jamais froisser le MEDEF. Pour quels résultats à la fin ? 600,000 chômeurs en plus et une croissance en panne.
Le retrait tardif de Hollande de la course présidentielle a encore davantage déstabilisé un parti démoralisé par un quinquennat décevant. La gestion de l’après-primaire a constitué le coup de grâce d’un parti malade mais qui ne le savait pas. Il y eut la trahison de Valls et d’autres dirigeants partis rejoindre le camp Macron. La campagne de Benoit Hamon, improvisée mais innovative (allocation universelle, citoyenneté, multiculturalisme) renouait avec la social-démocratie sur le plan économique. Hélas, Hamon oublia d’en faire état dans sa campagne., Perçu comme un candidat « de gauche » et « sympathique », il n’en restait pas moins le candidat d’un parti rejeté par les électeur.ice.s de gauche échaudé.e.s par le quinquennat Hollande. Pris entre le marteau macroniste et l’enclume mélenchoniste, le piège se referma sur lui. La chute vertigineuse commença en mars et ne s’interrompit plus.
La maison socialiste s’effondra car, pour la première fois depuis des décennies, il existait à sa gauche un candidat crédible : républicain, mitterrandiste, patriote, économiquement volontariste, populiste, Jean-Luc Mélenchon fut un candidat social-démocrate radical. Pour les électeur.rice.s, de gauche, voter Hamon, c’était donner quitus au bilan Hollande-Valls. Voter Mélenchon permettait, au contraire, de sanctionner et Macron, et le PS, car le nouveau président a été un rouage important de l’Élysée, puis du gouvernement.
La question de l’utilité du PS se pose aujourd’hui avec une acuité décuplée. Les premiers pas socialistes sous le quinquennat macroniste ne sont guère rassurants : vingt-trois abstentions (un vote ambigu et indéterminé s’il en est), cinq « contre » et trois « pour ». Telle fut la distribution des votes des député.e.s socialistes sur la confiance au gouvernement d’Édouard Philippe. Ajoutons à cela une direction provisoire inaudible et invisible et la poursuite de l’hémorragie militante et dirigeante. Le PS est plus que jamais recroquevillé sur lui-même, dans un état proche du néant stratégique et politique.
Il serait erroné de croire que l’ineptie tactique et le sectarisme du dirigeant de la France insoumise suffiront à remettre le PS en selle. Il faudra également que le PS retrouve son goût pour les combats en faveur de la justice sociale afin éviter un sort identique à celui du Parti radical. Mais peut-être est-il déjà trop tard : le voyage des socialistes au bout de leurs contradictions pourrait-il n’être qu’un aller simple qui ne prévoit pas de retour ? Un parti se réclamant de la gauche mais qui n’est plus perçu comme tel par l’électorat ne sert effectivement à rien. Après l’autopsie de la débâcle de 2017, peut-être faudra-t-il bientôt faire celle du PS tout court.
Épilogue
À l’heure de publier cet article, le Bureau national vient de « voter à l’unanimité » l’exclusion de ses rangs de Gérard Filoche, selon une procédure accélérée et expéditive, pour avoir retweeté un photomontage de nature antisémite (ce que l’intéressé ne nie pas. Il a par ailleurs effacé ce tweet moins d’une heure après l’avoir posté et s’en est excusé). Filoche a certes commis une très grosse erreur en retweetant cette image qui cumule tous les poncifs antisémites, mais son intention n’était pas de commettre un acte antisémite. L’explication de son geste est plus banale : lecture oblique et précipitée d’un « visuel » reçu quelques secondes auparavant propre à nombre d’utilisateur.rice.s patenté.e.s des réseaux sociaux, ce qui l’a amené, à tort, à ne voir dans ce document abject qu’une simple critique du « macronisme financier ».
Sans disculper Gérard Filoche de son erreur de jugement, on pourra comparer la célérité de la sanction à son égard avec l’absence de sanction à l’égard d’ex-dirigeants socialistes coupables, pour le coup, de déclarations racistes. Le cas de Manuel Valls est le plus fragrant. Avant de se mettre lui-même hors-parti en rejoignant le camp Macron, l’ex-premier ministre a parsemé sa carrière de dirigeant socialiste et d’homme d’État, de propos racistes, islamophobes, romaphobes, profondément contraires à l’éthique républicaine. Pourtant, il n’a jamais été inquiété par son parti pour ces déclarations profondément incompatibles avec les idées égalitaires et fraternelles du socialisme.[7]
Une fois l’émotion de l’affaire Filoche retombée, il apparait clairement que le Titanic socialiste a profité de l’aubaine pour se débarrasser d’un trublion ; la mauvaise conscience socialiste d’un parti qui porte un nom qui lui sied si mal. La présence de Filoche au PS n’aurait certes pas empêché les macronistes et vallsistes spirituels de continuer à diriger le parti, mais ses critiques incessantes du macronisme auraient fait désordre dans un parti qui se demande toujours s’il faut s’opposer au nouveau président.
Gérard Filoche était probablement l’un des dernier.ere.s dirigeant.e.s d’origine ouvrière au PS. C’était surtout le dernier dirigeant national qui connaissait le monde du travail et le défendait avec sincérité et pugnacité. L’histoire du mouvement socialiste français retiendra que l’exclusion de Filoche fut le moment symbolique où la nature de classe du PS bascula définitivement : de parti du salariat à une formation bourgeoise d’appoint du macronisme dominant. Le nouveau Parti radical est probablement né à cette occasion.
Notes
[1] Philippe Marlière, « Une gauche portugaise unie et qui gagne », Mediapart, 3 octobre 2017, https://blogs.mediapart.fr/philippe-marliere/blog/031017/une-gauche-portugaise-unie-et-qui-gagne
[2] Guillaume Duval, Le Modèle allemand au-delà des mythes, Paris, Éditions du Seuil, 2013.
[3] François Mitterrand, Le Coup d’État permanent, Paris, Plon, 1964.
[4] Rémi Lefebvre, Frédéric Sawicki, La Société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Paris, Éditions du Croquant, 2006.
[5] Gaël Brustier, « Le PS va-t-il disparaître à jamais du paysage politique ? », Slate, 29 septembre 2017, http://www.slate.fr/story/151895/parti-socialiste-2017-parti-radical-1958
[6] Philippe Marlière, « À quoi sert le Parti socialiste ? », Mouvements, No 69, 2012, p. 92.
[7] Philippe Marlière, « Manuel Valls nourrit la bête immonde », Mediapart, 23 septembre 2013, https://blogs.mediapart.fr/philippe-marliere/blog/240913/manuel-valls-nourrit-la-bete-immonde
Twitter : @PhMarliere
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