Jusque dans les années 2000, la Bolivie restait le royaume des millionnaires et des militaires, dans un pays d’apartheid excluant la majorité de la population autochtone et paysanne. Divers épisodes de lutte armée n’avaient rien donné sinon que des défaites pour les mouvements populaires. Les syndicats dans les mines, le principal secteur économique, ne parvenaient pas à bloquer l’assaut du néolibéralisme. Mais peu à peu, les chômeurs et le petit peuple des bidonvilles se sont organisés, comme dans l’immense banlieue de La Paz, El Alto où s’entassent plus d’un million de personnes. Les « cocaleros » (cultivateurs de coca) se sont révolté contre les exactions commises par les militaires et leurs supporteurs américains de la DEA et de la CIA. Une grande ville, Cochabamba, s’est soulevée contre la privatisation de l’eau que tentait d’imposer le gouvernement avec la multinationale américaine Bechtel. Au début des années 2000, la Bolivie était le théâtre d’immenses mobilisations populaires.
De tout cela a émergé le Movimiento al socialismo (MAS), une coalition de coalition, se présentant comme l’expression des mouvements populaires. Richard Fidler, qui connaît bien cette situation, explique que le succès du MAS a été de combiner les actions de masse avec une intervention électorale, d’où la spectaculaire élection de 2005 où près de 60 % de la population a voté en faveur du changement. Dimanche dernier, Evo Morales a remporté une autre victoire triomphale.
Le succès d’Evo et de son vice-président Alvaro Linera Garcia (un ex guérilléro) repose sur plusieurs facteurs. Les changements réalisés ont eu un grand impact, sans penser que tous les problèmes ont été éradiqués. D’abord, le gouvernement a pris le contrôle des ressources énergétiques (plus de 80% des profits reviennent à l’État). Avec cette manne pétrolière et gazière, l’État a sorti la majorité de la population de la pauvreté. Le pays est maintenant libéré du terrible fléau qu’est l’analphabétisme. Des millions de Boliviens ont été soignés pour la première fois de leur vie par des médecins et des dentistes.
Au-delà du progrès matériel, le pays s’est doté d’une nouvelle constitution qui part du principe que la Bolivie est un État plurinational, ce qui reconnaît les droits des nations autochtones. De nouveaux dispositifs législatifs ont été mis en place, ainsi que des programmes d’action positive pour ouvrir les portes des institutions et de l’université à la majorité autochtone.
Pour Alvaro Linera, ces changements radicaux sont nécessaires. Cependant, l’objectif du socialisme n’est pas pour demain. C’est une impossibilité selon le vice-président dans un pays qui dépend des revenus d’exportation du gaz et du pétrole et dont l’économie reste dominée par de petits producteurs ruraux et urbains. Il estime qu’il faut y aller à petits pas, et aider l’économie populaire à se développer. Une partie substantielle des revenus de l’État est ainsi reversée à un vaste tissu de petites et de très petites entreprises d’où émerge une autre économie basée sur la coopération et les réseaux d’entraide. Sans l’appui de l’État, cette économie sociale et solidaire est vouée à l’échec, mais dans le contexte politique actuel, elle pourrait faire basculer les leviers vers la majorité de la population.
Ce réformisme « radical » d’Evo Morales a également ses angles morts. La production d’hydrocarbures repose sur un extractivisme très dommageable pour l’environnement. Au moins le gouvernement négocie avec les communautés autochtones au lieu de les matraquer, mais il n’en reste pas moins que la chose est problématique. Par ailleurs, Evo Morales joue le jeu du leader charismatique, ce qui veut dire un système de pouvoir, d’influence et de patronage contrôlé par un petit cercle autour du président. Ce n’est pas la première fois qu’un processus de transformation se voit confronté à cette réalité où le pouvoir populaire est peu à peu accaparé par une élite.
La Bolivie présentement avance, de manière chaotique et contradictoire, comme plusieurs autres pays latino-américains, tels l’Équateur, le Brésil, le Venezuela. L’utopie d’une grande transformation socialiste reste présente dans le cœur des mouvements populaires, sans dénigrer ou minimiser les efforts pour améliorer la vie des gens à court terme, de manière visible et palpable. Sans ces avancées, le discours sur le socialisme devient une idée sans âme et sans appui. De l’autre côté, si on se contente de redistribuer la richesse et non de transformer les conditions qui font en sorte que les pauvres restent exclus de l’économie et du pouvoir, on arrive également à des impasses. C’est le grand dilemme que confrontent les socialistes du vingt-et-unième siècle.