Debbie Nathan, The Intercept, 29 mai 2018
Traduction, Alexandra Cyr
Ça se comprend. Fin avril, les magistrats de la cour de Brownsville se sont soudain retrouvés avec la politique de la « tolérance zéro », véritable fabrique de criminalisation des immigrants.es dont la plupart n’ont jamais eu de dossier criminel. Beaucoup arrivent des pays mortellement violents d’Amérique centrale pour demander l’asile aux États-Unis, souvent accompagnés.es de leurs enfants. Antérieurement, il était rare qu’on accuse de crime les requérants.es d’asile. Si cela arrivait, on les plaçait en détention avec leurs enfants tout le temps nécessaire pour que leur requête soit examinée. Il arrivait aussi qu’on les libère sous supervision, mais toujours accompagnés.es de leurs enfants. On considérait que le meilleur intérêt des enfants passait avant tout et ces intérêts comprenaient l’unité des familles.
Maintenant, dans les cours fédérales comme celle du juge Morgan, non seulement les parents se voient accusés du crime « d’entrée illégale » mais le gouvernement brise les familles en envoyant les enfants dans des centres de détention souvent à des centaines de milles de leurs parents ou de leur famille d’accueil.
Ces séparations de familles arrivaient à l’occasion depuis l’automne dernier. Les procès collectifs ont eut lieu de temps en temps depuis que l’opération « Streamline » à été introduite en 2005. Le 7 mai dernier, l’Attorney général, M. Jeff Sessions a annoncé que le gouvernement allait poursuivre : « 100% des illégaux.ales arrivant à la frontière sud-ouest ». Et il a ajouté que les gens qui : « trafiquent un enfant » seront poursuivis.es et accusés.es : « et les enfants en seront séparés .es comme le requiert la loi ». Cela veut dire que les parents qui fuient la violence pour protéger leurs enfants seront assimilés à des contrebandiers.ères et ça c’est criminel. L’annonce de M. Sessions a été faite tout juste 2 semaines après qu’un représentant du Ministère de la santé et des services humains, ait déclaré devant le Congrès que son agence avait perdu la trace de 1,475 mineurs.es non accompagnés.es qu’elle avait placés.es chez des personnes de confiance.
Dans la cour du juge Morgan, l’anxiété des parents était visible. Le spectacle de douzaines de migrants.es jugés.es coupables et recevant une sentence ensemble après une procédure de quelques minutes et avec le plus strict minimum de défense possible, a laissé les employés.es de la cour sous le choc. Et ce n’est pas qu’à Brownsville qu’on voit cela. Il est strictement interdit de photographier les procès. Mais, dans la cour fédérale de Pecos au Texas, apparemment, quelques uns se sentaient si dérangés par ces nouvelles politiques qu’ils ont pris des photos clandestinement. Elles ont été transférées à Intercept et sont publiées sur cette page. On y voit une douzaine d’immigrants entrant dans la cour habillés des salopettes oranges des détenus.es.
Mais la plupart des Américains.es ne fréquentent pas les cours. Leur vie se passe loin de la frontière et la politique de « tolérance zéro » de M. Sessions leur semble lointaine et théorique. À la frontière, par contre, cette nouvelle politique est ressentie comme bien proche et terriblement réelle. La décision de l’attorney général de séparer les familles est une toute nouvelle politique frontalière. Elle s’applique maintenant du Texas à la Californie. À Brownsville, elle perturbe le juge Morgan.
Jusqu’à récemment, les procédures conduisaient une poignée d’accusés.es par jour devant le tribunal de cette ville pour des accusations criminelles. Elles étaient simples. D’abord, les agents de la patrouille des frontières arrêtaient les gens après leur entrée au pays que ce soit à la nage, en marchant dans l’eau ou en navigant dans des embarcations de fortune à travers le Rio Grande selon les termes que la poursuite utilise. Après leur arrestation cette patrouille prenait les informations requises dans leur poste. Tous et toutes se plaignaient qu’il y faisait froid comme dans un frigo ; en Espagnol, une hielara.
Si les personnes sous arrêt exprimaient aux officiers.ères leur peur de retourner dans leur pays, on les accusait rarement de crime. Quand elles étaient amenées à la cour de Brownsville par autobus, les avocats.es du ministère public, commis d’office, leur demandaient à nouveau s’ils ou elles avaient peur de retourner dans leur pays. Lorsque quiconque exprimait sincèrement sa peur, l’avocat.e demandait à celui ou celle de la poursuite (fédéral.e) de laisser tomber l’accusation criminelle d’entrée illégale dans le pays et de référer la personne immédiatement au système de demande d’asile.
Par contre, les immigrants.es qui ne demandaient pas l’asile subissaient leur procès criminel. Avant que la nouvelle politique ne s’applique, le juge Morgan et son confrère Ignacio Torteya 111 avaient l’habitude de travailler à tour de rôle et d’entendre les causes de 3 à 8 personnes par jour. La plupart plaidaient coupable. Théoriquement, les juges peuvent donner des sentences de 6 mois de prison pour une première offense. Mais généralement, ce temps avait déjà été accompli et donc les accusés.es étaient immédiatement expulsés.es. Les requérants.es du statut de réfugié demeuraient aux États-Unis avec leurs enfants tout au long des procédures.
Le 30 avril, le juge Torteya siégeait. On l’a informé qu’il devrait entendre 41 accusés.es d’« entrée illégale » sur le territoire soit, 6 fois le volume habituel. Chacun.e de ces accusés.es détenait un papier du bureau de l’Attorney général des États-Unis intitulé : « Initiative tolérance zéro de l’Attorney général ». Les avocats.es et le personnel du bureau fédéral de la défense d’office avaient reçu l’ordre de représenter cette masse d’accusés.es devant la cour à 10 heures du matin. Cela leur donnait moins de 2 heures pour rencontrer chacune de ces 41 personnes donc, seulement quelques minutes par personne.
Ce scénario s’est vite répété chaque jour devant le juge Morgan et pour compliquer le tout, les accusés.es lui répétaient leur peur de retourner dans leur pays et que le gouvernement américain les séparait de leurs enfants. Même scénario jour après jour. Les salles d’audience sont remplies d’immigrants.es épuisés.es les menottes aux mains, enchainés.es à la taille et aux pieds, qui trébuchent, trainent les pieds avec le bruit métallique des chaines. Le juge Morgan leur ordonne de lever la main droite. Un traducteur le leur répète en Espagnol via leurs casques d’écoute. Chacun.e fait des efforts pour obéir malgré les chaines.
Les juges doivent s’assurer que les accusés.es comprennent ce dont on les accuse et que la défense qu’on leur a attribuée leur semble adéquate. Si leur plaidoyer est « coupable » le juge doit leur demander si cette déclaration est faite de leur propre volonté, sans aucune pression. Ensuite il leur est permis de faire une déclaration, une « allocution », après laquelle le juge leur livre leur sentence.
M. le juge Morgan tient une longue liste des explications et questions à transmettre aux accusés.es. Le 7 mai, 40 accusés.es faisaient face à des accusations d’entrée illégale aux États-Unis. M. le juge n’a pas eu le temps de lire tout cela pour chaque personne devant lui et de traiter leurs réponses. Il a donc posé ses questions à l’ensemble. L’effet fut étonnant : tous ces gens silencieux auparavant ont pour ainsi dire crié leurs réponses d’une seule voix.
Première question du juge à ce groupe d’enchainés.es : « Est-ce que chacun.e de vous est satisfait.e de l’aide de l’avocat » ?
Réponse d’une seule voix de la part des accusés.es : « Oui ».
Deuxième question : « Est-ce que quelqu’un vous a offert quelque chose ou vous a menacé » ?
Réponse en chœur : « Non ».
M. le juge Morgan a tenté d’individualiser les procédures : « M. Zamora, comprenez-vous ce dont on vous accuse, la sentence maximale que vous pouvez avoir et vos droits fondamentaux ? Est-ce que l’avocat.e vous a bien expliqué ces choses pour que vous compreniez » ? M. Pinada,…. (Même question) et ainsi de suite pour l’ensemble des accusés.es. Chaque fois la réponse était la même et le traducteur rapportait : Oui.
Parfois le juge soupirait. Le temps venu d’entendre les accusés.es renoncer à leur droit à un procès, il a entrepris un deuxième tour de question. Il leur a ordonné de se lever, de dire leur nom et leur a demandé individuellement quel serait leur plaidoyer, coupable ou non coupable. 40 fois la réponse a été coupable. Il a même tenté de varier la formule de la question mais sans pouvoir aller jusqu’au bout. Chacun.e a pu s’assoir après sa réponse.
Le premier jour de ses comparutions en masse, le juge Morgan s’est adressé aux immigrants.es en expliquant : « Le monde est bien différent. Ce pays a changé. Je ne dis pas en mieux ou en pire, c’est seulement ce que la loi dit ».
Le deuxième jour, il était plus laconique et direct. Il a expliqué que le gouvernement avait pris « la décision qu’il ne devait plus y avoir de tolérance » (dans ces cas). On ne sait pas si les accusés.es comprenaient ce à quoi le juge référait.
Chaque jour, les procédures ont continué et le juge a toujours offert aux accusés.es la possibilité de prendre le micro et de s’adresser à lui avant qu’il leur signifie leur sentence. Au fil de la semaine, plusieurs s’en sont prévalu. Un homme a tenu à s’excuser devant le juge pour être entré illégalement aux États-Unis. Il a expliqué que s’il avait agi ainsi c’est que : « j’ai été kidnappé deux fois. Je possède un commerce de légumes dans mon pays. Je ne peux plus travailler. C’est tout ».
Le juge Morgan lui a répondu qu’il ne pouvait rien pour lui et qu’entrer ainsi aux États-Unis ne faisait qu’empirer sa situation.
Une toute petite jeune femme, les traits aigus, échevelée, prit la parole. Elle avait été arrêtée deux jours plus tôt après avoir traversé le Rio Grande en radeau près d’un parc public (…) juste au-dessus de la frontière. Elle a expliqué au juge qu’elle avait nagé et a ajouté : « Je m’excuse mais les conditions dans mon pays m’ont obligée à agir ainsi ». Elle poursuit en disant qu’elle avait failli être violée et mourir là-bas et qu’elle venait aux États-Unis pour sa protection et voir si elle pourrait aider ses sœurs à s’éloigner du danger. Le juge lui a répondu qu’elle serait orientée vers un camp d’immigration où elle pourrait demander l’asile.
Le 10 mai, le juge Morgan commençait à être ébranlé par les déclarations (des accusés.es) de plus en plus dérangeantes. À cette date, le gouvernement avait commencé à systématiquement séparer les mères et les pères de leurs enfants dont de tout petits enfants. Une semaine plus tard, il a annoncé qu’il prévoyait les placer sur des bases militaires. Une Hondurienne à demandé : « Est-ce que ma petite fille sera avec moi quand je serai expulsée » ? Jeff Wilde, l’avocat commis d’office a alors pris la parole : « Votre honneur, elle et l’homme à côté d’elle sont arrivés avec leurs enfants. Il y a des raisons crédibles de penser qu’ils puissent être des candidats (au droit d’asile). Ils ont été séparés de leurs enfants et ne sont pas arrivés à savoir où ils sont à ce moment ». Ensuite un jeune père a expliqué également qu’il était séparé de sa petite fille de 6 ans et qu’il était très inquiet.
M. le juge tentait de garder son sang-froid mais il semblait submergé par les craintes de ces parents qui soupçonnent le gouvernement de ne pas leur dire la vérité sur le sort de leurs enfants. Il leur dit, que selon sa compréhension, ils seront envoyés.es vers des camps où leurs enfants les rejoindront : « C’est ainsi que ça devrait fonctionner ». Mais une jeune mère l’interpelle : « Ils m’ont dit qu’ils l’emmenaient ailleurs ». Réponse du juge : « Espérons que ce ne sera pas le cas et que vous resterez avec votre fille ». Il est resté silencieux pendant plusieurs secondes.
Est-ce que le juge Morgan était conscient que ses rassurances envers les parents étaient très probablement fausses ? Impossible de le lui demander. Mais, tout au long de la frontière, du Texas à la Californie, les immigrants.es qui entrent aux États-Unis, même ceux et celles qui requièrent l’asile aux portes d’entrée, se sont vus.es séparés.es de leurs enfants.
Selon les données préparées par le Bureau de réinstallation des réfugiés.es, une division du Ministère de la santé et des services humains qui devient le tuteur des enfants séparés.es de leurs parents immigrants.es, plus de 700 enfants ont été retirés.es à des personnes se présentant comme leurs parents entre octobre 2017 et avril 2018. Plus d’une centaine avaient moins de 4 ans.
Dans une poursuite légale de l’Union pour les libertés civiles américaines (ACLU) il est indiqué que les immigrants.es appréhendés.es à Brownsville avaient déjà été séparés de leurs enfants depuis quelques mois. Lee Gelernt, l’assistant directeur de l’ACLU pour les droits civiques des immigrants.es, a déclaré à The Intercept que ce sont les avocats.es du service public qui travaillent au Texas qui ont porté les cas de Brownsville à leur attention.
Erika Guevara-Rosas, la directrice d’Amnesty International, a publié une déclaration disant que cette politique de séparation des enfants de leurs parents qui demandent l’asile :" est une violation flagrante de leurs droits humains. Qu’ainsi forcer les requérants.es à retourner dans des situations dangereuses où la persécution peut les attendre, est aussi une violation des obligations du gouvernement américain eut égard à la loi sur les réfugiés.es.’’
Avec cette politique de « tolérance zéro » le nombre de séparations d’enfants d’avec leurs parents est appelé à augmenter. En une semaine en mai, j’ai compté 6 personnes qui disaient avoir été séparés.es de leurs enfants à la cour de Brownsville. Des rapports signalent des chiffres semblables pour les cours des districts de McAllen et Alpine.
Le juge Morgan pourrait facilement vérifier si les parents sont séparés de leurs enfants dans les centres de détention de la police des frontières (Immigration and Custom Enforcement ICE). Il pourrait utiliser une base de données accessible au public sur le site de ICE, pour voir où les personnes qu’il a entendues ont été emmenées. Dans la plupart des cas c’est dans des centres pour adultes seulement.
Une autre mère qui a comparu devant le juge Morgan venait d’un pays d’Amérique centrale qui ne prodigue aucune protection valable aux femmes et aux enfants victimes de violence familiale pouvant aller jusqu’à la mort. Elle nous a demandé de ne pas dévoiler son identité. Elle craint des représailles de la part du gouvernement américain. Nous l’appellerons Délia. Avant de quitter son pays, elle a été battue pendant des années, elle a subi des coupures, a été assaillie avec des armes à feu et menacée de mort par son conjoint. Il a aussi menacé de tuer son jeune fils. Elle a déménagé dans une autre ville pour se cacher mais il l’a trouvée et la ramenée à la maison de force.
Elle explique qu’elle a quitté son pays il y a des semaines, qu’elle s’est rendue au Mexique par la route et finalement a traversé le Rio Grande avec son enfant sur une chambre à air. Elle a vu les agents de la patrouille des frontières qui la surveillaient et elle a continué dans leur direction pour pouvoir entrer dans le pays.
Elle dit que quand elle est arrivée au bureau des procédures de la patrouille des frontières, la hielera, elle a expliqué aux officiers qu’elle demande l’asile pour elle et son enfant. Elle leur a décrit les mauvais traitements dont elle avait été victime. Les officiers se sont moqué d’elle en disant qu’elle leur servait une vieille histoire bien connue : « Vous allez être expulsée et votre enfant va rester ici ». Le lendemain matin son fils était amené ailleurs. Elle est tombée à genoux durant cette opération en gémissant et suppliant qu’on ne la sépare pas de lui. Les officiers l’ont regardée froidement alors que l’enfant pleurait et criait.
Quand nous lui avons parlé à nouveau quelques jours plus tard, elle était dans un centre de détention sous la responsabilité de ICE sans son enfant, à quelques heures de distance de Brownsville et semblait en état de choc. Elle avait des problèmes de concentration et ne répondait qu’à des questions simples. Elle pleurait constamment. Elle disait être envahie par la peur et craignait pour son fils avec lequel elle n’avait eu aucun contact depuis leur séparation. Elle ne pouvait imaginer devoir retourner dans son pays : « Il va nous tuer, il va nous tuer tous les deux ». Elle ne pouvait pas non plus envisager de laisser son enfant derrière elle aux États-Unis. Elle semblait être brisée. Quand elle a réussi à rassembler ses esprits, elle a parlé de deux choses : de son enfant et de Dieu.
À Brownsville, le juge Morgan a aussi commencé à faire référence à la bible. Jeudi, son 4ième jour de « tolérance zéro » à la cour, les accusés.es continuant à raconter leurs histoires. Il a demandé à Holly D’Andrea, l’assistante avocate qui traitait les poursuites pour entrées illégales ce jour-là, s’il était vrai que les familles étaient réunifiées durant la détention. Mme D’Andra paraissait incertaine mais a répondu qu’elle croyait que c’était vrai. « Voulez-vous que je vous dise » a déclaré tranquillement le juge d’une voix aigüe : « Si ça n’est pas vrai il y a tout un tas de gens qui devront donner des réponses. Parce que ce que vous faites en séparant ces enfants,… vous les mettez quelque part sans leurs parents. Si vous pouvez imaginer l’enfer, c’est probablement à cela que ça ressemble ».
Quelques secondes plus tard, il décernait une sentence unique pour tous les accusés.es : pas de prison, pas de grosses amendes, le temps déjà servi suffit. Terminé ! En 46 minutes, 32 personnes ont été trouvées coupables, ont reçu leur sentence et on été envoyées dans les centres de détention sous la responsabilité de ICE. Le huissier leur a ordonné de se lever, le juge a quitté la salle. Les immigrants.es enchainés.es ont clopiné vers leur sort sans leurs enfants.
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