Tiré de Médiapart.
Le jour de sa mort, la journaliste était venue couvrir une nouvelle opération de l’armée israélienne dans le camp de réfugiés, une ville dans la ville qu’elle arpentait depuis le début de sa carrière. À 51 ans, Al Jazeera et sa formidable force de frappe l’avaient rendue célèbre. Sitôt son décès connu, la chaîne qatarie accuse les autorités israéliennes de l’avoir visée de sang-froid. Entre les deux acteurs, il existe un lourd passif.
Ces derniers temps, alors que les attaques palestiniennes sont plus nombreuses, la pression de l’État hébreu s’est accentuée sur le camp, visé par de fréquentes opérations de l’armée israélienne.
Vers 6 h 30, des coups de feu claquent autour du groupe formé par Shireen Abu Akleh, mortellement touchée, une collègue et deux confrères. Ces derniers ne doutent pas un instant avoir été visés par les militaires israéliens. Les investigations au sein de l’armée sont toujours en cours. Mais il n’y aura pas d’enquête criminelle : Tsahal déclare que ses soldats ont affirmé n’avoir pas visé intentionnellement la reporter.
1- L’aube d’une journée ordinaire
Rien ne semble pouvoir troubler le calme de l’immense complexe hôtelier Haddad, sur les hauteurs de Jénine. Les larges bâtiments, les jardins plantés d’arbres et de palmiers dans lesquels souffle un vent frais sont presque déserts. La clientèle habituelle, des Palestinien·nes d’Israël, se fait rare.
Les check-points qui permettent de passer en Cisjordanie occupée sont régulièrement fermés. Et les tensions entre les forces de sécurité israéliennes et les militant·es palestinien·nes sont encore montées d’un cran depuis une vague d’attentats à caractère terroriste qui a commencé le 22 mars dernier.
Israël envisage une opération massive à Jénine et ses environs, d’où viennent quatre des sept auteurs de cette série d’attaques, l’une des plus graves depuis 2015-2016 avec 19 morts dans l’État hébreu. Les raids de l’armée israélienne consécutifs aux attaques ont causé la mort de 30 Palestiniens.
C’est pour couvrir ces événements que Shireen Abu Akleh est arrivée mardi 10 mai à l’hôtel Haddad. La reporter venait de passer le week-end avec son neveu et sa nièce, Victor et Lina, à Ramallah. L’une des rares fois où elle s’aventurait à penser changer de métier, après trente ans dans le journalisme, elle leur avait confié vouloir ouvrir un restaurant de gastronomie arménienne, dont elle raffolait.
Mais il fallait quelque chose de plus. « C’est là qu’elle a pensé ouvrir un food truck, parce que c’était à la mode, et ça lui a donné envie d’essayer les nouveaux food trucks de Ramallah », dit Lina, 27 ans, le visage allongé encadré de cheveux noirs. Lina ressemble à son père, Anton, le frère de Shireen. « On y est allés. Elle voulait absolument des tacos. Elle nous gâtait beaucoup », sourit Victor, 28 ans, dont le visage plus rond se rapproche de celui de sa tante.
« Elle était très proche de mes enfants, peut-être même plus que moi, qui voyage beaucoup. Ils n’avaient pas de secrets entre eux », estime Anton, cadre aux Nations unies, qui a sept ans de plus que sa sœur. Il l’avait encouragée à s’orienter vers le journalisme, à une époque, la fin des années 1980, durant laquelle les médias n’étaient pas aussi nombreux, en particulier en Palestine et dans le monde arabe.
« Elle avait commencé par des études d’ingénieur, mais ce n’était pas son truc. Elle voulait être reporter, mais nos parents lui ont opposé un peu de résistance. Elle a insisté, et je l’ai soutenue », reprend Anton Abu Akleh. Leur père, un Palestinien chrétien de Bethléem, avait déménagé en 1962 à Jérusalem. Il s’est marié à leur mère, originaire de la ville sainte. La famille s’est installée à Beit Hanina, à l’époque petit village loin du centre, devenu aujourd’hui l’un des plus importants quartiers palestiniens de la ville.
Shireen Abu Akleh a trouvé du travail dès qu’elle est sortie de l’université de Yarmouk, en Jordanie, en 1992. D’abord à l’UNRWA, l’agence onusienne pour les réfugié·es palestinien·nes. Puis, dans la foulée des accords d’Oslo, nombre de ses compatriotes sont rentrés dans les Territoires. Une radio palestinienne a été lancée à Jéricho. Elle a fait partie des premières à la rejoindre, tout en pigeant pour RMC. Quand Al Jazeera a démarré, en 1997, elle a d’abord tâté le terrain, puis est passée à plein temps, pour le canal en arabe, en 1998.
Sur le plan personnel, elle traversait une période difficile. Sa mère avait perdu la vie en février de cette année-là, fauchée par un cancer foudroyant. Son père lui a survécu deux ans et demi, puis est mort en novembre 2000. L’expérience a soudé encore plus la relation avec son frère Anton : « Nous nous entendions bien, et ces épreuves nous ont rapprochés. Elle passait avec notre famille la majeure partie de son temps libre », raconte-t-il. Elle ne s’est pas mariée. « Je crois que ça lui convenait. Ça aurait été plus difficile pour elle de travailler autant, si elle avait eu des enfants », ajoute Anton Abu Akleh.
D’autant plus qu’au même moment, à la fin des années 2000, commencent les temps tumultueux de la deuxième Intifada. Al Jazeera suivait les événements de très près. « La politique de la chaîne, c’est que quoi qu’il arrive dans le monde, la Palestine doit être à l’antenne, ne serait-ce que pour vingt secondes », explique Givara Budeiri – dont le prénom est inspiré du Che Guevara –, collègue de Shireen Abu Akleh.
Le média qatari a des ambitions et, surtout, des moyens. C’est l’époque des premiers directs. Shireen se jette à corps perdu dans le travail et couvre notamment Jénine, l’un des points chauds de l’Intifada. La ville semble fournir un réservoir inépuisable de combattants et de candidats aux attentats suicides – et plus particulièrement son camp de réfugié·es. Ville dans la ville, y vivent les héritiers de ceux qui ont fui les combats de la première guerre israélo-arabe de 1948 : 700 000 personnes, soit la moitié de la population palestinienne de l’époque, qui depuis nomme cette guerre la Nakba, la « catastrophe ».
Les forces israéliennes butent longtemps sur ce labyrinthe de ruelles étroites, théâtre d’affrontements redoutables. À tel point qu’elles décident d’en raser une partie, lors d’une courte mais violente bataille en avril 2002, causant la mort de 75 personnes – 23 soldats israéliens, 27 militants palestiniens et 22 civils, selon l’organisation Human Rights Watch.
Ce fut l’un des engagements les plus meurtriers de l’opération « Bouclier défensif », la plus importante menée par Israël depuis la guerre des Six-Jours de 1967. Shireen Abu Akleh a gardé un souvenir puissant de ces années, qu’elle a raconté en octobre 2021 pour la revue This Week in Palestine : « Je n’oublierai jamais l’étendue de cette destruction, ni le sentiment que parfois la mort était toute proche ; nous ne voyions pas nos maisons, nous transportions nos caméras et nous nous déplacions entre des check-points militaires et des rues accidentées. Dans ces moments difficiles, j’ai surmonté la peur ; je n’ai choisi le journalisme que pour être parmi les gens ; ce n’est peut-être pas facile de changer la réalité, mais au moins étais-je en mesure de transmettre leurs voix au monde. »
La journaliste est alors l’une des seniors de la chaîne ; elle devient un modèle pour Givara Budeiri, de cinq ans sa cadette : « J’ai été recrutée par Al Jazeera en 2000. Nous sommes une famille parce que nous travaillons tout le temps ensemble. Shireen était comme une grande sœur. Calme, honnête, très vive, elle lisait beaucoup. Elle parlait à tout le monde, aux ministres comme aux gens les plus humbles. »
Aidée par la formidable force de frappe d’Al Jazeera, la journaliste est devenue célèbre. Le média est alors l’une des chaînes d’information en continu les plus avant-gardistes en langue arabe, dont la journaliste maîtrisait parfaitement la version littérale, en toutes circonstances, dans le calme des plateaux ou sur les lignes de front.
Le fameux « Shireen Abu Akleh, Al Jazeera, Palestine », qui rythmait ses interventions, s’invita dans tous les foyers de la région. Elle a continué de suivre le moindre soubresaut d’un conflit qu’on voudrait parfois oublier, d’une colonisation de plus en plus importante et d’une occupation de plus en plus assumée – au bord de l’annexion de facto. Il y avait 200 000 colons en 2004 en Cisjordanie. Ils sont 440 000 aujourd’hui.
Mais depuis 2002, Jénine l’indomptable avait changé. Elle avait été le laboratoire d’une « déconfliction » imposée par l’administration George W. Bush. Quatre colonies, à proximité, ont été démantelées, tandis que les militants des factions ont été mis au pas, parfois par l’intégration dans l’appareil politico-sécuritaire de l’Autorité palestinienne, qui a le contrôle administratif de ce territoire, et où Israël ne peut en théorie intervenir.
L’endroit est devenu un carrefour commercial pour les Palestiniens d’Israël, nombreux à vivre aux alentours ; ils y font des affaires à moindre prix, achètent nourriture et vêtements et passent leurs week-ends dans ces collines couvertes d’oliviers, illusion d’une Palestine libre.
Plusieurs événements mettent fin à cette trêve de quinze ans. La pandémie de coronavirus étouffe l’économie de Jénine. L’annulation des élections législatives palestiniennes par le vieillissant président de l’Autorité, Mahmoud Abbas, bouche l’horizon politique et suscite une guerre de succession larvée. Les tensions à Jérusalem, et en particulier à Al-Aqsa, la guerre de mai 2021 entre Israël et Gaza galvanise les groupes palestiniens et les encouragent à réagir contre un nombre croissant d’opérations des forces israéliennes dans les Territoires palestiniens cette même année.
« Des militants ont été tués dans des affrontements à un rythme alarmant par rapport aux années précédentes », estime Joe Truzman, chercheur-analyste pour la Fondation pour la défense de la démocratie, spécialiste des groupes militants palestiniens.
Un autre événement a accentué la pression israélienne sur Jénine : l’évasion en septembre 2021 de six détenus palestiniens de la prison de Gilboa. Tous originaires des environs de la ville, ils ont creusé un tunnel à la petite cuillère. Parmi eux, Zakaria Zubeidi, ancien commandant des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, un groupe armé proche du Fatah, l’une des figures de la deuxième Intifada, durant laquelle il a perdu sa mère et son frère en mars 2002, tués par les forces israéliennes.
Entre autres attentats, Zakaria Zubeidi a reconnu en 2005 avoir organisé l’attaque de Beit Shehan de novembre 2002, où deux Palestiniens ont tué six Israéliens. Amnistié, il avait promis de déposer les armes, mais il est revenu dans le viseur d’Israël, notamment accusé d’avoir planifié deux attaques à main armée contre des bus traversant les Territoires occupés en 2018 et 2019.
Les six détenus ont été capturés au bout de deux semaines de cavale. Mais les raids de l’armée ont poussé les militants des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, du Hamas, du Djihad islamique, jusqu’au Front démocratique de libération de la Palestine, à unir leurs forces dans un commandement conjoint, évoquant une organisation équivalente établie pendant la deuxième Intifada. Une union constituée au mois de septembre 2021.
« La réorganisation des groupes militants et la création d’une chambre d’opérations commune ont conduit à un rôle plus important pour contrer les offensives israéliennes en Cisjordanie et à Jénine », reprend Joe Truzman. « En ce moment, tout le monde soutient les Shebab. Ça repart comme en 2002 », constate, aigre, un habitant de Jénine qui souhaite rester anonyme.
L’armée israélienne a un temps restreint son activité dans la turbulente cité et ses environs, souhaitant que l’Autorité palestinienne reprenne le contrôle. De fait, les chiffres de l’Ocha indiquent une pause dans les opérations de septembre 2021 à février 2022. Mais Ramallah ne se montre pas assez efficace aux yeux des Israéliens. Les raids reprennent de plus belle — mais les militants tiennent bon.
Face à la résistance des groupes armés, le ministre de la défense israélien, Benny Gantz, avec l’appui de l’armée et du Shin Bet, les services de sécurité intérieure, envisageait, le 8 mai 2022, une opération de plus grande ampleur sur Jénine, selon les médias israéliens.
C’est pourquoi Al Jazeera relayait des équipes, depuis le mois d’avril, en les basant à l’hôtel Haddad. La chaîne, qui n’avait raté aucun événement en Israël ou en Palestine ces vingt-cinq dernières années, ne voulait pas rater la bataille. Le 9 mai, Givara Budeiri s’était rendue dans le village voisin de Rummanah, d’où venaient les deux assaillants d’Elad, qui avaient tué trois Israéliens à coups de hache dans une attaque à caractère terroriste le 5 mai.
Puis, le lendemain, elle retrouvait Shireen à onze heures, à l’hôtel. Les journalistes étaient toutes les deux fatiguées – elles travaillaient beaucoup, et ces deux derniers mois encore plus. « On blague un peu, puis je pars. C’est tout », commente Givara, ses grands yeux remplis de lassitude.
2- Coups de feu à Jénine
Ali al-Samoudi appelle Shireen Abu Akleh à 5 h 45, ce mercredi 11 mai. Ce journaliste expérimenté, âgé de 54 ans, natif de Jénine, un temps employé d’Al Jazeera et à présent correspondant local pour la chaîne émirienne Al-Arabiya, a couvert toute la deuxième Intifada et n’a toujours pas raccroché.
Ce matin-là, il a été prévenu par Moujahid al-Saadi, un autre reporter de Jénine, qu’une opération était en cours dans le camp. Personnage discret, voire secret, il a passé au moins cinq ans dans les prisons israéliennes, mais ne s’étendra pas plus sur ce sujet. Il est au courant très tôt de l’attaque. « J’ai mes sources », dit-il, laconique.
Les militants palestiniens échangent sur la messagerie sécurisée Telegram et partagent les moindres mouvements des forces israéliennes, croisent les informations, et battent le rappel en cas d’attaque. Moujahid al-Saadi joint aussi l’une de ses amies, Shatha Hanaysha, plus jeune, la vingtaine.
Moujahid al-Saadi connaissait Shireen de réputation, comme tous les Palestiniens. Ils ont sympathisé pendant la couverture de l’évasion des six prisonniers de Gilboa, en septembre 2021. « C’était un exemple pour nous tous. Mais elle était très humble, et nous aidait beaucoup, même les jeunes journalistes », se rappelle Moujahid.
La reporter d’Al Jazeera arrive vers 6 h 15 au rond-point dit du Retour, en référence au droit au retour des réfugié·es palestinien·nes. L’endroit est situé au milieu de terrains vagues, au pied du camp où vivent maintenant 15 000 personnes sur un demi-kilomètre carré, soit la surface du cimetière parisien du Père-Lachaise.
Ce carrefour, commode pour se garer, est souvent utilisé comme point de rendez-vous par les médias pour couvrir les opérations israéliennes dans le camp. À l’écart des habitations, il l’est aussi des combats. Shireen enfile gilet pare-balle et casque – la chaîne qatarie est particulièrement rigoureuse sur la protection de son personnel, toujours équipé de pied en cap pour couvrir la moindre manifestation. Elle retrouve Ali, Moujahid et Shatha Hanaysha, toutes et tous dûment protégés.
Le raid se déroule dans une rue, moitié bitume moitié poussière, orientée nord-sud, qui longe le camp et monte raide sur la colline qui domine Jénine. Les journalistes s’installent en contrebas. Côté gauche, le cimetière des martyrs, où se trouvent entre les oliviers et les herbes folles de nombreuses tombes blanches de l’époque de la deuxième Intifada. Côté droit, un atelier de construction. En face, dans la pente de la rue à deux cent mètres, cinq blindés de l’armée israélienne, que les locaux surnomment « jeeps ».
Les quatre collègues attendent, pour se faire bien voir des soldats. C’est une pratique courante : il y a peu ou pas de canaux de communication entre les médias, palestiniens ou étrangers, et les forces de sécurité, armée ou police. On en est réduit à échanger par signes : « C’est comme ça que ça se passe. On obéit au moindre signe de leur part. S’ils ne font pas de mouvements hostiles, ça veut dire qu’on peut s’approcher – doucement. S’ils ne veulent pas de nous, ils nous le font savoir, parfois en nous jetant des grenades assourdissantes ou lacrymogènes. Jusqu’à être arrêté, voire tabassé. Ce matin-là, le but était de s’approcher pour montrer qu’il y avait une opération militaire », explique Ali.
Après avoir patienté quelques minutes, les reporters, ne voyant aucun signe hostile des militaires, avancent pas à pas vers les militaires, autour de 6 h 30. De ce côté, et à cet instant, c’est calme, selon les témoins et les vidéos. En tête, Ali longe le cimetière des martyrs, Moujahid l’atelier. Shireen et Shatha suivent de près.
Des tirs au coup par coup
Soudain, un tir percute quelque chose dans l’atelier de mécanique. « On s’arrête tout de suite. Je dis : on rentre, ils nous tirent dessus. Je me retourne. Et là, je sens que mon épaule gauche explose. C’est la deuxième balle, entrée dans le treillis du gilet, juste au-dessus de la plaque. Je cours en me baissant et me mets à l’abri. Une voiture m’emmène tout de suite à l’hôpital. » Ali n’a pas fait trente mètres.
Moujahid, au premier coup de feu, bondit par-dessus le muret de l’atelier de mécanique. Il est protégé de l’angle de tir par un escalier. Il hurle à Shireen et Shatha de le rejoindre. Elles sont à cinq mètres derrière – beaucoup trop loin. On continue à tirer, pas par rafales imprécises, mais au coup par coup, comme le racontent les témoins et le montrent les nombreuses vidéos de la scène (ici et là). Moujahid pense que c’est la troisième balle qui a atteint Shireen ; Ali, la troisième ou la quatrième. Les deux hommes ne doutent pas un instant avoir été visés par les forces israéliennes, n’ayant pas été témoins de la présence de militants palestiniens ni de combats à proximité.
Un homme, élancé, petite barbe en pointe, jeune – « J’aurai 21 ans en août », dit-il pour se grandir un peu – est sur les lieux. « Il était tôt. J’allais au travail. Je lave des voitures. L’armée israélienne attaque souvent, mais nous, on doit continuer nos vies », explique Sherif Azab. Au mépris du danger, il s’avance, le dos courbé. Quelques tirs le font reculer. Il enlève son sweat, et, en tee-shirt blanc – une cible parfaite en cette aurore lumineuse –, traverse la rue en courant, et arrive derrière l’atelier de mécanique. Il saute par-dessus le mur. Shatha s’est abritée derrière une cépée d’eucalyptus, entre elle et les forces israéliennes.
Shireen est juste de l’autre côté des troncs, allongée, face contre terre, immobile.
Sherif Azab tente de la transporter : « À ce moment-là, je ne savais pas qui c’était, même pas s’il agissait d’une femme ou d’un homme. » Mais un tir claque. Il se réfugie à côté de Shatha, qu’il évacue – simple course de dix mètres. Le jeune homme revient.
Quelques tirs claquent de nouveau, cadencés. Sherif prend Shireen sous les épaules. Le casque, dont la jugulaire était remontée au-dessus du menton, tombe. Il voit que le côté droit du crâne de la femme est ensanglanté. Il la transporte en zone sûre. La journaliste est chargée dans une voiture, et file à l’hôpital Ibn Sina, qui ne peut que constater sa mort. Elle avait 51 ans.
Ainsi se termine une vie dont plus de la moitié a été consacrée à couvrir ce conflit. Je me rappelle l’avoir croisée une fois, devant la démolition d’une maison appartenant à des Palestiniens, à Jérusalem, en janvier de cette année – le quotidien de l’occupation. Il y avait une nuée de journalistes occidentaux et l’aréopage habituel de représentants consulaires et de l’Organisation des Nations unies.
Elle se tenait légèrement à l’écart, contemplant le spectacle d’un air fermé. Combien de générations d’observateurs, arrivant toujours au même constat, incapables d’empêcher l’avancée de la colonisation israélienne, avait-elle vues se succéder ? Elle détourna le regard, revint à son direct, qu’elle livra sans lassitude ni cynisme – professionnelle. C’est le qualificatif qui revient toujours quand on parle à ses proches.
3- Israël multiplie les scénarios
Aussitôt connue la mort de Shireen Abu Akleh, Al Jazeera accuse les autorités israéliennes de l’avoir visée de sang-froid. Entre les deux acteurs, il existe un lourd passif. Al Jazeera, dans le paysage médiatique arabe, bouscule très vite les normes.
Son ambition est de permettre d’accéder, dans un environnement dominé par les agences anglo-saxonnes, à « une information libre et pluraliste, faite en arabe, par des Arabes, pour des Arabes », explique Mohammed El Oifi, politologue et spécialiste de la chaîne qatarie. Dès 2000, ses journalistes donnent la parole aux cadres du Hamas et du Djihad islamique, au lieu de se contenter de ceux du Fatah. Pendant la deuxième Intifada, ils montrent en direct les attaques de Tsahal, et les Palestiniens tués sont appelés « martyrs » – ce n’était pas le cas des victimes israéliennes des attentats.
En 2008, Israël annonce un « boycott » de la chaîne, qu’elle considère comme « faisant partie du Hamas ». Mais à l’âge des antennes satellitaires, il est difficile d’empêcher sa diffusion. Pendant la première guerre avec Gaza depuis la prise de contrôle de l’enclave par le parti islamiste, deux voix anglophones émergent de l’enclave : celles de Sherine Tadros et Ayman Mohyeldin. Leur couverture porte dans le monde entier.
En 2009, le Qatar ferme la chambre de commerce israélienne à Doha. Israël interdit l’accès de la chaîne aux nombreux briefings du gouvernement et à certains membres de la Knesset. La même année, l’Autorité palestinienne ferme pour quatre jours les bureaux de la chaîne en Cisjordanie – Mahmoud Abbas est indigné qu’un journaliste suggère son implication dans la mort de Yasser Arafat.
Lors de la guerre de mai 2021, la tour dans laquelle se trouvent les bureaux d’Al Jazeera, avec ceux de l’agence américaine Associated Press, est réduite à un tas de gravats, bombardée par des missiles israéliens. L’État hébreu affirme alors que l’immeuble abritait des agents du Hamas.
Puis, le 5 juin 2021, la journaliste vedette Givara Budeiri, alors âgée de 45 ans, est arrêtée dans le quartier de Cheikh Jarrah, lors de la commémoration palestinienne de la Naksa (le revers), la défaite face à Israël lors de la guerre des Six-Jours en 1967.
Alors que la situation est calme, un policier lui demande soudain ses papiers. « Puis, 21 membres des forces de sécurité me tombent dessus. Je connais leur nombre parce que je les avais comptés lors d’un direct que j’avais fait, vingt minutes avant », se rappelle-t-elle. La caméra de son cadreur est cassée. Elle est embarquée dans une voiture et pendant 40 minutes elle est fortement bousculée.
Selon les autorités israéliennes, la journaliste aurait frappé un policier, tandis qu’autour, des manifestants palestiniens lançaient pierres et feux d’artifice. Conduite au commissariat, elle en ressort avec une main cassée, et l’interdiction de s’approcher de Cheikh Jarrah pendant 15 jours.
L’Association de la presse étrangère en Israël répond alors que le traitement réservé à Givara Budeiri « est le dernier dans une longue lignée de tactiques brutales de la police israélienne contre des journalistes clairement identifiés ». Entre 2001 et la mort de Shireen Abu Akleh, 36 journalistes ont été tués, 470 blessés en Israël et Palestine, selon Reporters sans frontières.
Lorsque Shireen Abu Akleh est tuée, Al Jazeera accuse immédiatement l’armée : « Dans un meurtre flagrant, violant les lois et normes internationales, les forces d’occupation israéliennes ont assassiné de sang-froid la correspondante d’Al Jazeera en Palestine, Shireen Abu Akleh, la ciblant à balles réelles tôt ce matin, mercredi 11 mai 2022, alors qu’elle accomplissait son devoir journalistique, portant un gilet pare-balle estampillé “presse”, qui l’identifiait clairement comme journaliste. »
Le bureau du premier ministre israélien envoie, à 10 h 39, le communiqué suivant : « D’après les informations que nous avons recueillies, il semble probable que des Palestiniens armés – qui tiraient sans discrimination à ce moment-là – soient responsables de la mort malheureuse de la journaliste. »
Et de donner le lien d’une vidéo postée par des militants faisant feu dans des ruelles du camp. Lors d’un briefing de l’armée israélienne aux journalistes étrangers, le même jour, Amnon Shefler, porte-parole pour la presse internationale, affirme qu’il y a eu trois échanges de coups de feu. Le premier, visant un toit. Le second, après le lancement d’un explosif. Le troisième, contre un militant approchant par le nord. Et que lors de la mort de Shireen Abu Akleh, il y avait un échange de coups de feu « continu et indiscriminé ».
Interpellé sur le fait que ce récit est contradictoire avec des témoins directs et des vidéos de la scène, le porte-parole affirme que l’idée était de montrer ce qu’il se passait dans le camp.
L’ONG israélienne B’Tselem géolocalise les images produites par le gouvernement très vite, et les situe dans des ruelles à l’intérieur du camp, sans angle de tir sur le lieu où la journaliste a été tuée. L’armée israélienne, après un premier examen, choisit de ne pas conclure, et fait reposer la manifestation de la vérité sur l’examen de la balle qui a tué la journaliste. Le gouvernement refuse une enquête internationale indépendante.
Deux nouveaux scénarios israéliens
Le projectile est entre les mains des autorités palestiniennes, qui refusent de le céder aux Israéliens. L’État hébreu a proposé dès le début l’ouverture d’une enquête conjointe, et en collaboration avec des responsables internationaux, notamment des États-Unis. Proposition refusée : les Palestiniens ont déclaré n’avoir pas confiance en Israël.
« Quand l’une des parties est accusée d’être impliquée dans le crime – avec en plus un lourd passif –, on ne peut leur donner le bénéfice du doute. La Russie ne va pas rejoindre une enquête conjointe pour le meurtre d’un journaliste en Ukraine, par exemple. Il y a aussi un consensus sur le manque de crédibilité et d’intégrité sur les processus d’investigation internes de l’armée israélienne », explique Nour Odeh, analyste politique palestinienne.
B’Tselem elle-même a cessé de coopérer avec l’État hébreu : « Israël ne peut pas et ne veut pas mener de telles enquêtes, qui ouvriraient la porte à une responsabilité juridique internationale », déclare le directeur exécutif de l’ONG, Hagai El-Ad. Selon l’organisation israélienne Yesh Din, seules 3 % des investigations ouvertes en 2017-2018 sur des violences de l’armée envers les Palestiniens ont abouti à des condamnations.
Le 13 mai, les militaires envisagent deux scénarios : le premier dans lequel Shireen Abu Akleh a été touchée par des Palestiniens armés qui ont tiré des « douzaines de balles de façon indiscriminée » vers les blindés. Le second où l’un de leurs soldats utilise un fusil de précision pour tirer, à travers une meurtrière du blindé à bord duquel il se trouve, sur un homme armé : « Le tireur a fait feu plusieurs fois en rafales vers le soldat et il est possible que la journaliste ait été touchée par le tir du soldat vers [l’homme armé]. » Ces deux scénarios étant encore en contradiction avec le récit des témoins et les images tournées ce jour-là.
Des vidéos étayent la version des Palestiniens
Le 14 mai, l’organisation Bellingcat mène une enquête en sources ouvertes. Née pendant la guerre civile syrienne, elle s’est fait une spécialité d’analyser avec précision tout matériel vidéo. Elle détermine que la balle a été tirée d’une position située entre 177 et 184 mètres du lieu où la journaliste a été tuée.
Et conclut : « Alors que les preuves vidéo en open source actuellement disponibles ne détaillent pas le moment exact où le coup de feu a tué Abu Akleh, plusieurs témoignages accusent les soldats des Forces de défense israéliennes. Les preuves vidéo disponibles ne fournissent pas de bonnes raisons de douter de leurs récits – en fait, elles semblent les étayer. » Une enquête de CNN, publiée le 24 mai, affirme que la journaliste a été tuée par les soldats israéliens dans une attaque ciblée.
L’armée israélienne mène sa propre enquête. La rapide investigation du 11 mai a été corrigée. Selon les médias israéliens, et confirmé en off par les militaires, c’est l’unité de forces spéciales dites Douvdevan qui a été déployée. Le chef de la 89e brigade commando, dont l’unité Douvdevan fait partie, affirme qu’il y a eu six cas d’ouverture de feu sur des « Palestiniens armés » qui se trouvaient près d’Abu Akleh et des autres journalistes.
« Dans l’un [de ces cas], un combattant de l’unité Douvdevan a riposté, depuis l’intérieur d’une jeep blindée, sur un tireur. Le Palestinien est sorti de derrière un mur, alors que la jeep se trouvait à environ 190 mètres du journaliste. C’est au cours de cet incident que l’armée craint qu’Abu Akleh n’ait été abattue », peut-on lire dans un article de Haaretz du 19 mai. Aucun des témoins rencontrés par nos soins, Ali al-Samoudi, Moujahid al-Saadi et Sherif Azab, ne mentionne de « Palestinien armé » à proximité de la journaliste. L’ensemble des vidéos tournées à ce moment-là n’en montre aucun non plus.
Si l’investigation est toujours en cours, il n’y aura pas d’ouverture d’enquête criminelle : l’armée israélienne déclare que ses soldats ont affirmé n’avoir pas visé intentionnellement la journaliste. Le 26 mai, le procureur général palestinien, Akram al-Khatib, déclare que Shireen Abu Akleh a été tuée par un soldat israélien dans un « meurtre délibéré », par une balle 5,56 mm tirée d’un fusil Ruger Mini-14 semi-automatique, utilisé par les forces israéliennes. Le ministre de la défense de l’État hébreu dénonce un « mensonge flagrant ».
4- Dans le labyrinthe du camp de réfugiés
Retour à la rue de bitume et de poussière orientée nord-sud où Shireen Abu Akleh a été tuée. En son hommage, on a accroché fleurs, posters, keffiehs, drapeaux. La rue grimpe vers la montagne. Je monte. À gauche, après une petite maison en construction, le cimetière des martyrs ; à droite, l’atelier de mécanique. Ce lundi 23 mai, tout est calme.
Au bout de cent mètres, une première voie part à gauche, orientée ouest-est, après le cimetière. Elle est large et laisse voir une rangée de jolies maisons. Cette partie a été détruite en 2002. Elle a été reconstruite à condition de pouvoir passer avec des blindés, sur une demande israélienne.
Je monte encore. La pente devient raide. À droite, un terrain vague avec deux immenses bennes, puis une vaste et jolie maison blanche. Les blindés de l’armée étaient garés devant l’habitation, le 11 mai dernier. À gauche, une école primaire. Une autre voie orientée ouest-est part, perpendiculaire à la rue, face à la maison blanche.
C’est là que ça se complique. On entre dans cette voie sans issue, fermée par un entrepôt. Il y a une maison grise qui a été surélevée récemment d’un étage, et une autre qui arbore un portrait de Yasser Arafat. Au pas de la porte, des enfants jouent aux pieds de leurs grands-mères, assises sur des chaises en plastique.
Une impasse se faufile entre les deux maisons, vers l’intérieur du camp. Non, ce n’est pas une impasse, elle tourne à gauche. C’est une ruelle étroite, encadrée de maisons qui grandissent d’un étage à chaque génération. Encore un coude, vers la droite. Il n’a pas fallu quinze ans pour que les rues larges voulues par les Israéliens aient été transformées en un dédale complexe, que n’indique aucune carte, où les Palestiniens ajoutent portes et annexes au gré de l’agrandissement des familles, taillent des voies pour passer d’un endroit à l’autre, rêve d’assiégé, cauchemar d’assiégeant.
Quelques escaliers encore, et on arrive chez les Husari. Un poster, orné des médaillons du Djihad islamique, orne le mur de crépi sale. Il arbore le portrait d’Abdallah al-Husari, un homme de 22 ans qui pose parmi quatre mitraillettes.
Abdallah al-Husari a été tué le 1er mars 2022, avant le début de la vague d’attentats débutée le 22 mars, lors d’un raid d’une unité spéciale des gardes-frontières pour capturer le fils d’un cadre du Hamas. Pendant l’opération, des militants palestiniens ont attaqué les forces de sécurité. Dans l’échange de tirs, Abdallah est tué. Ce membre assumé du Djihad islamique avait été incarcéré dans une prison en Israël. Un autre Palestinien est tué, Shadi Najam, qui n’aurait pas été armé ni n’aurait participé à la fusillade, selon le journal israélien Haaretz. Il courait vers un magasin pour venir en aide à ses parents et à son frère paralysé, et a été victime d’une balle perdue.
Forces spéciales et voitures banalisées
La maison des Husari était celle qui était visée le matin du 11 mai, selon Abu Waad, porte-parole des Brigades Al-Aqsa dans le camp de réfugiés. L’homme, à la carrure solide et aux yeux cernés par des nuits sans sommeil, est originaire de Jénine. Il a servi dans un camp palestinien du Liban pour lutter contre l’État islamique, qui en menaçait les résidents.
« Les Husari ont hébergé deux des évadés de la prison de Gilboa, ceux qui ont été capturés en dernier. Depuis, les Israéliens courent après les garçons de la famille, les uns après les autres », raconte le porte-parole. Ayham Kamaji était en prison depuis 2006 pour le meurtre d’un lycéen israélien. Monadel Nafaat était en détention administrative depuis 2019.
Abu Waad affirme que l’opération s’est passée en deux temps, ce matin-là. Des forces spéciales sont venues dans deux véhicules banalisés, une Mitsubishi et un taxi collectif jaune, de ceux qui traversent la Cisjordanie, pour arrêter deux frères Husari. Ce n’est pas la première fois que ces unités utilisent ce mode opératoire. Un raid, le 8 février dernier, avait causé la mort de trois membres des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa à Naplouse, mitraillés à partir de voitures civiles. Ils étaient accusés d’avoir tiré sur des positions de l’armée israélienne. L’organisation B’Tselem a parlé d’une exécution extrajudiciaire.
Les journalistes prévenus de l’opération
À Jénine, les forces spéciales s’infiltrent autour de 5 h 30. « L’un des frères était réveillé. Il comprend ce qui se passe et part en courant, en criant à sa mère de réveiller son frère, qui s’enfuit à son tour, de maison en maison. Quand les forces spéciales arrivent, elles ne trouvent pas leurs cibles. Et très vite, elles se font encercler par 30, 40 militants, certains armés, d’autres qui les bombardent de pierres ou de cocktails Molotov », poursuit Abu Waad. À 5 h 45, Moujahid al-Saadi prévient Ali al-Samoudi, qui appelle à son tour Shireen Abu Akleh.
Une deuxième équipe se présente, vraisemblablement pour l’extraction des forces spéciales. Les blindés arrivent et se positionnent à 6 h 15 précises, selon Abou Waad et Moujahid al-Saadi, dans la rue de bitume et de poussière, en face de la vaste et jolie maison blanche. Là vit Ali Taleb, aussi maigre que son sourire est large, sous sa casquette orange vif. Il entend les combats.
« Ils étaient particulièrement stressés ce matin-là. Je le sais, parce qu’ils se garent souvent en face de chez moi : on peut manœuvrer facilement. Il y a un terrain vague et la pente n’est pas encore trop forte. Les soldats criaient : “Rentrez dans vos maisons !” À un moment, j’ai ouvert la fenêtre pour jeter un coup d’œil dehors, et ils ont répliqué par une rafale », raconte Ali. Deux balles ont traversé la fenêtre où le trentenaire a osé regarder. De vingt à trente éclats criblent la façade. « Ces deux derniers mois, ils sont venus régulièrement, mais c’est la première fois qu’ils tirent sur la maison », ajoute-t-il.
Shireen Abu Akleh est tuée entre 6 h 30 et 6 h 35. L’ensemble des forces israéliennes se retire vers 7 heures. Abu Waad affirme que les soldats ont paniqué lors de cette opération qui a mal tourné. « Ils n’ont pas capturé les deux frères. Shireen est la seule personne qu’ils ont tuée, ce jour-là », dit d’une voix lasse Moujahid al-Saadi, le reporter de Jénine. Quant au cadre du Hamas officiellement visé par l’opération, pas de nouvelles.
La ville rebelle a une réputation sinistre auprès des Israéliens. C’est pourtant dans les environs que Tuly Flint, 54 ans, a rencontré sa future femme, alors qu’ils étaient dans l’armée israélienne. « Jénine, c’était l’endroit où on s’arrêtait pour manger des falafels, flâner dans les rues. Nous étions naïfs, arrogants et aveugles. La première Intifada a commencé en 1987, et l’enfer s’est déchaîné. On ne savait pas faire du maintien de l’ordre. Et Jénine est devenue pour nous une fabrique de kamikazes, un endroit où l’on n’entrait qu’en force, et synonyme de terreur. Et c’est le fait d’Israël », explique-t-il. L’armée y a perdu beaucoup de ses soldats, notamment lors d’une embuscade où 13 de ses réservistes sont morts.
Tuly Flint a quitté l’armée et est devenu thérapeute, expert en trauma et post-trauma. Il a depuis rejoint l’organisation Combatants for peace en 2014, qui rassemble des anciens belligérants israéliens et palestiniens. Pour lui, « on ne sait pas encore ce qui s’est passé. Mais ce sont des jeunes, stressés, et quand l’enfer éclate, ils tirent sur tout ce qui bouge ».
L’unité Duvdevan, déployée ce matin-là, tient son nom du mot « cerise ». Au-dessus de la crème de la crème, la cerise sur le gâteau. L’unité « œuvre pour prévenir les activités terroristes et fonctionne ouvertement et sous couverture parmi la population arabe locale », dit la communication de l’armée israélienne sur le site consacré à ce groupe. Ses membres sont sélectionnés pendant leur service militaire et ont, en général, autour de 20 ans.
Selon l’armée israélienne, l’unité a été conçue pour développer un ensemble de tactiques afin de minimiser les frictions avec les civils. Un responsable israélien affirme : « Je ne pense pas qu’ils étaient stressés, ce matin-là. Ils étaient dans une zone d’affrontements, dans laquelle ils ont mené beaucoup d’opérations. Ces soldats apportent une réponse mesurée, et le nombre de civils tués est extrêmement limité. Peut-être que c’est l’un de nos soldats, depuis le début. Mais on ne peut conclure qu’il y avait intention de tuer avant la conclusion de l’enquête. »
Le chef d’état-major de l’armée israélienne, Aviv Kohavi, insiste encore le 27 mai : « Il y a une chose qui peut être déterminée avec certitude : aucun soldat de Tsahal n’a délibérément tiré sur un journaliste. Nous avons enquêté là-dessus. C’est la conclusion et il n’y en a pas d’autres. »
Deux jours après la mort de Shireen Abu Akleh, Jénine a confirmé sa réputation : lors d’une opération des Yamam, unité spéciale des gardes-frontières israéliens, l’officier Noam Raz a été tué dans des affrontements avec des militants palestiniens.
L’union des forces palestiniennes
Plus les forces de sécurité attaquent en Cisjordanie, plus une insurrection semble s’unir et se structurer. Jénine a la réputation d’avoir des membres des trois factions, Fatah, Hamas, Djihad islamique, dans chaque maison. « On est habitués à cohabiter ici. On a conscience que l’ennemi commun, c’est Israël », reprend Abu Waad.
Il fait remonter le point de départ des tensions à Jénine au 10 juin 2021, lors de la mort de Jamil al-Amouri, tué par des forces spéciales israéliennes. Les gardes-frontières affirment que l’homme était impliqué dans une fusillade. « Ils auraient pu l’arrêter, mais ils l’ont tué de sang-froid. Et ça a ravivé la lutte palestinienne. Les raids incessants de l’armée vont provoquer une escalade dans toute la Cisjordanie. Puis Gaza. Puis peut-être le Hezbollah se joindra. »
Pour le chercheur Joe Truzman, « les affrontements presque quotidiens avec les troupes de Tsahal depuis des mois indiquent maintenant qu’il existe une volonté de continuer à combattre les forces israéliennes, malgré les pertes subies par les militants. Il est difficile de savoir si la décision de réorganiser et de lancer une campagne contre les troupes de Tsahal opérant en Cisjordanie est une décision locale ou prise de l’étranger. Je soupçonne la dernière option, en raison des menaces répétées du secrétaire général du Djihad islamique, Ziyad Nakhaleh, remontant à l’époque de l’évasion de la prison de Gilboa ». Le cadre du parti palestinien réside actuellement à Damas.
Dans la maison où je rencontre Abu Waad, au cœur du camp de Jénine, quelques jeunes traînent, le visage pâle, sourire hésitant aux lèvres. L’un d’entre eux a encore un appareil dentaire et de l’acné. « Il y a 15 mille Palestiniens dans le camp et autant de résistants. Si on n’a pas d’arme, on a un cocktail Molotov. Si on n’a pas de cocktail Molotov, on a des pierres. Si on n’a pas de pierres, on a de l’huile de vidange pour faire glisser les soldats et les véhicules. » Abu Waad concède 100 à 200 hommes armés dans le camp. D’un geste, il dit à l’un de ses jeunes militants d’apporter des mines artisanales. Celui-ci revient avec deux extincteurs et une bouteille d’oxygène. Pour l’instant, ils n’ont pas encore été remplis d’explosifs. Abu Waad conclut : « Si les Israéliens continuent leurs raids, ils vont en payer le prix. »
Rien n’indique, dans les éléments disponibles pour l’instant, qu’il s’agisse d’un tir palestinien – jusqu’à preuve du contraire. S’il s’agit donc d’un tir israélien, comme le reconnaît à demi-mot l’armée, est-ce une erreur d’appréciation ? Un tir délibéré dans une opération qui a mal tourné ? Si les Palestiniens ont la balle qui a tué Shireen Abu Akleh, la réponse finale est à chercher auprès des soldats qui ont mené l’opération, ce matin du 11 mai 2022.
Récit : Samuel Forey
Photos de couverture : Al Jazeera via AP / Sipa, Al Jazeera / Agence Anadolu via AFP, Mostafa Alkharouf / Agence Anadolu via AFP et Samuel Forey pour Mediapart
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