1 juin 2022 | tiré de mediapart.fr
https://www.mediapart.fr/journal/economie/010622/taxation-des-superprofits-des-groupes-d-energie-le-debat-interdit
Le tête-à-queue a été spectaculaire. Après avoir bataillé pendant des mois contre la mesure jugée « contreproductive et menaçant l’innovation », le ministre britannique des finances Rishi Sunak s’est brutalement ravisé le 26 mai : le gouvernement britannique a décidé de taxer à hauteur de 25 % les profits exceptionnels réalisés par les groupes d’énergie.
La mesure s’inscrit dans le cadre d’un plan de soutien aux ménages de 15 milliards de livres (17,6 milliards d’euros). Alors que les ménages voient leurs factures s’envoler, épargner de toute contribution les groupes d’énergie, au moment où ils affichent des profits insolents, est apparu politiquement intenable pour le gouvernement de Boris Johnson. Selon les calculs du gouvernement, la taxe sur les superprofits devrait rapporter quelque 5 milliards de livres, soit le tiers du plan de soutien.
La Grande-Bretagne ne fait que rejoindre une liste de pays européens qui ont décidé eux aussi de taxer de façon exceptionnelle et provisoire les superprofits des groupes d’énergie. Dès septembre 2021, au moment où les prix du gaz et de l’électricité commençaient à flamber, le gouvernement espagnol avait instauré un impôt exceptionnel sur les groupes d’énergie, afin qu’ils participent au financement de l’allégement de la TVA sur les factures d’électricité décidé pour diminuer le coût de l’énergie.
En janvier, le gouvernement de Mario Draghi avait introduit déjà un impôt exceptionnel de 10 % sur les profits des groupes d’énergie, afin d’aider l’État dans le financement de son plan d’aide aux ménages. Fin mai, il a révisé à la hausse cette mesure : la taxation exceptionnelle sur les groupes d’énergie va être portée de 10 % à 25 % dans le cadre d’un programme de soutien de 14 milliards d’euros pour faire face à l’envolée des prix de l’énergie.
Partager les coûts de l’inflation
Alors que ces gouvernements différents, peu suspects « de dérives vénézuéliennes », en sont tous arrivés à la conclusion que les groupes d’énergie devaient être aussi mis à contribution, la question n’est jamais abordée en France. Pis : le débat semble tout simplement interdit.
À entendre le gouvernement, tout a déjà été arbitré. Et bien arbitré. Entre le chèque énergie pour les ménages les plus pauvres, le bouclier tarifaire sur le gaz et l’électricité, la remise de 18 centimes sur chaque litre d’essence depuis avril… tout a été mis en œuvre, selon lui, au plus tôt pour assurer le pouvoir d’achat des Français. Il n’y a rien à toucher ou revoir, même si l’environnement n’a cessé d’empirer depuis.
Dans une conjoncture qui a de plus en plus des allures d’une économie de guerre, avec ses pénuries, ses flambées des prix, la question de savoir comment est assurée la répartition des coûts de l’inflation, si chacun y prend sa part, est pourtant plus que légitime. Pour l’instant, ce sont les finances publiques qui sont sollicitées et EDF, auquel le gouvernement a imposé d’assumer l’essentiel du coût du bouclier tarifaire sur l’électricité.
Rien, en revanche, n’a été demandé aux autres groupes. Le constat concerne en premier chef TotalEnergies et Engie. Et il n’est toujours pas question de leur imposer une taxe exceptionnelle, alors qu’ils affichent des profits vertigineux.
Après avoir enregistré un résultat net de 16 milliards de dollars (14,9 milliards d’euros) en 2021, le groupe pétrolier et gazier a annoncé un résultat net (après une provision de 4,1 milliards pour ses activités en Russie) pour le premier trimestre de 4,9 milliards de dollars (contre 3 sur la même période de 2021). Engie de son côté a vu son résultat opérationnel bondir de 76 % au premier trimestre pour atteindre 3,5 milliards d’euros.
Reprenant à son compte les arguments mis en avant par les énergéticiens lorsque l’idée d’une taxation exceptionnelle avait commencé à émerger l’été dernier, le gouvernement assure qu’une taxation même exceptionnelle nuirait aux investissements et à l’innovation au moment même où la transition énergétique appelle une mobilisation massive de capitaux.
La même défense avait été utilisée par le ministre britannique des finances pour balayer la proposition il y a encore quelques semaines. Aujourd’hui, les groupes d’énergie sont d’ailleurs obligés de reconnaître que les effets sont beaucoup moins importants qu’annoncé dans cette période de rente exceptionnelle.
Ainsi, l’électricien italien Enel qui travaille également en Espagne a reconnu début mai que la taxation décidée dans ces deux pays « avait un impact négligeable sur ses résultats en Espagne ». Il chiffre à 100 millions d’euros l’augmentation de la taxation sur ses profits en Italie.
TotalEnergies : toujours zéro impôt en France
Imposer une surtaxation exceptionnelle à un groupe comme Total reviendrait en fait à priver des impôts qui leur sont dus des pays comme le Nigeria où le groupe exploite des gisements, expliquait récemment Xavier Timbeau, économiste à l’OFCE. La rente pétrolière devant, selon lui, revenir aux pays producteurs. Ceux-ci taxent déjà autour de 60 % en moyenne les profits tirés de l’exploitation de leurs gisements de pétrole et de gaz.
Cette objection légitime n’a pas été retenue par l’Italie et l’Espagne, dont les groupes énergétiques sont dans une situation comparable à des groupes français. Mais même en la prenant en considération, il reste les autres activités. TotalEnergies a des raffineries, des centres de distribution, des stations-service, des activités gazières et des ports méthaniers en France. Selon nos informations, les marges de raffinage par exemple n’ont jamais été aussi élevées. Alors qu’elles tournent en moyenne autour de 30 euros la tonne, elles dépassent aujourd’hui les 100 euros la tonne.
Mais par des circonstances inexplicables, malgré toute son emprise sur le territoire, les activités de TotalEnergies ne gagnent jamais d’argent en France. Selon son rapport « Tax transparency », dans lequel le groupe indique ses résultats et son niveau d’imposition pays par pays, le groupe a perdu 1,12 milliard de dollars (1,05 milliard d’euros) en France en 2020. Non seulement il n’a pas payé d’impôt sur les sociétés mais l’État lui a remboursé 255 millions. « En raison de trop-perçu », explique le service de communication. Une habitude manifestement puisqu’en 2019 le fisc français lui avait déjà reversé 139 millions de dollars.
L’esquive du gouvernement se comprend dès lors plus aisément : celui-ci n’a sans doute guère envie que ses petits arrangements concoctés dans ses arrière-cuisines fiscales soient mis en lumière. Comment parler d’une surtaxation sur les profits exceptionnels des groupes énergétiques, si le principal d’entre eux en est exclu ? Grâce au jeu des règles fiscales, conventions, rescrits et autres impôts mondialisés, tout a été fait depuis des années pour que TotalEnergies ne paie jamais d’impôt sur les sociétés en France.
Ce qui vaut pour le géant pétrolier concerne dans une moindre mesure Engie. L’ancien groupe public bénéficie lui aussi d’un régime fiscal très favorable. Les pertes qu’il a accumulées ces dernières années en raison de décisions stratégiques désastreuses lui permettent de bénéficier d’une addition de déficits fiscaux qui viennent minorer les impôts sur les sociétés pour toutes les années à venir, même les plus fastueuses. Engie là encore doit garder des réserves pour investir et se développer, selon la doctrine du gouvernement. Ce qui ne l’a pas empêché, même dans les années où il affichait des pertes comme en 2020, de distribuer de substantiels dividendes à ses actionnaires, dont l’État, en allant puiser dans ses réserves.
Subventions
Ne pas taxer les superprofits des groupes d’énergie est déjà une chose. Mais le gouvernement a fait mieux avec ses dispositifs censés préserver le pouvoir d’achat des ménages : il les subventionne.
Lorsqu’en janvier il a décidé de mettre en place le bouclier tarifaire sur l’électricité, il a demandé à EDF d’en supporter l’essentiel du coût par un moyen simple : le groupe public doit mettre à disposition de ses concurrents une partie supplémentaire de sa production électrique à un prix fixe de 48 euros le MWh quand ce dernier oscille entre 200 et 300 euros sur le marché spot. Engie et TotalEnergies, qui sont devenus les concurrents directs d’EDF, en sont les premiers bénéficiaires. Le surcoût à l’époque a été chiffré par la direction de l’entreprise publique à 8,2 milliards d’euros.
Mais c’était avant qu’EDF avoue sonaccident industriel d’une ampleur sans précédent : un réacteur nucléaire sur deux est aujourd’hui à l’arrêt, soit pour des raisons de maintenance, soit pour des visites décennales, soit en raison de préoccupants problèmes de corrosion. Fin avril, 30 GW étaient seulement disponibles, contre 40 à 45 GW en temps normal à cette période. Pour combler la différence, le groupe public est obligé d’acheter sur le marché au prix fort l’électricité pour répondre à ses propres besoins. Alors que tous les moyens financiers du groupe devraient être alloués pour lui permettre d’assurer sa production et ses missions de service, le groupe se retrouve à devoir en distraire une partie pour financer ses concurrents.
Aucun contrôle ni aucune contrepartie n’ont été exigés auprès des bénéficiaires de cette subvention publique. Le gouvernement n’a aucune assurance que ces aides seront reversées aux ménages. L’augmentation des litiges enregistrés par le médiateur de l’énergie pour hausses exorbitantes des factures d’électricité fait craindre un dévoiement du dispositif. Mais le gouvernement n’en tire aucune conséquence. Il reste arc-bouté dans sa logique d’offre, incapable d’imaginer un autre partage des charges qu’une socialisation des pertes et une privatisation des profits, qui conduira inexorablement à présenter la facture aux ménages. D’une façon ou d’une autre.
Martine Orange
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