Tiré du blogue de l’auteur.
La guerre ne se gagne pas seulement par les armes, elle se gagne aussi par la communication. Les Israéliens l’ont compris depuis longtemps. Ils ont même théorisé une politique de relations publiques connue sous le nom hébreu hasbara, généralement traduit par le terme « propagande ». Cette politique a pour but à la fois d’améliorer l’image du pays et de ses gouvernants, de justifier leurs actions même contraires au droit international, de discréditer les critiques en les assimilant à de l’antisémitisme et de jeter l’opprobre sur leurs ennemis pour légitimer la répression qu’ils dirigent contre eux.
La communication comme arme de guerre
C’est ce que les autorités ont tenté de faire après l’attaque meurtrière du Hamas le 7 octobre. Elles ont occulté leur responsabilité dans les graves défaillances de la protection de leur population. Elles ont affirmé que leurs représailles devaient s’abattre sur l’ensemble des civils palestiniens car leur nation tout entière était comptable. Elles ont qualifié d’antisémites les condamnations des violations du droit humanitaire par l’armée israélienne. Elles ont diffusé de fausses informations sur les exactions commises ce jour-là au risque de compromettre la reconnaissance des véritables violences perpétrées.
Se servir de la communication comme arme dans un conflit est, si l’on ose dire, « de bonne guerre ». Il revient alors aux journalistes de faire leur métier, c’est-à-dire de soumettre les discours à un examen rigoureux, de vérifier les faits allégués, de donner la parole aux différentes parties, de proposer des analyses indépendantes de la propagande des protagonistes. C’est ce que n’ont pas fait nombre de médias occidentaux, particulièrement dans le domaine audio-visuel, mais la presse écrite n’a pas été épargnée, comme l’ont montré plusieurs enquêtes. Ils ont largement repris, notamment pendant les premiers mois de la guerre, les récits des autorités israéliennes, eux-mêmes souvent adoptés par les gouvernements occidentaux qui, presque immédiatement, ont donné les éléments de langage qui devaient être employés et mis en œuvre une politique prohibant la critique des opérations menées à Gaza.
Le conflit a été systématiquement désigné par l’expression « guerre Israël-Hamas », et ce, alors même que les responsables politiques et militaires israéliens ont annoncé dès le départ qu’il s’agissait de détruire Gaza et de punir toute sa population. Cette formulation permettait de justifier les représailles israéliennes puisqu’il s’agissait d’en finir avec un groupe qualifié de terroriste. De la même manière, toute évocation du conflit par les médias devait en faire la conséquence de l’attaque du 7 octobre, souvent qualifiée de pogrom, sans jamais évoquer ce qui s’était passé avant cette date. L’incursion sanglante était bien sûr l’événement déclencheur, mais elle était elle-même la réponse à trois quarts de siècle de dépossession des terres palestiniennes, de plus de sept décennies d’occupation, d’oppression et d’humiliation, et pour la bande de Gaza, de seize années d’un blocus asphyxiant les habitants dont les protestations pacifiques avaient été réprimées en faisant des centaines de morts et des milliers de mutilés. La rhétorique de ces médias effaçait ainsi l’histoire de la Palestine.
Des différences flagrantes de traitement
Mais elle manifestait également un manque d’empathie à l’égard des Palestiniens. Un différentiel d’humanisation s’est opéré entre les victimes de part et d’autre du conflit. Les journalistes étrangers s’attardaient, par des témoignages émouvants, sur le traumatisme vécu par les Israéliens, les protestations des familles d’otages, le désarroi des habitants du nord du pays devant se réfugier dans des abris anti-aériens ou même quitter leur logement pour éviter les tirs de roquettes. À l’inverse, des deuils des familles décimées dans les bombardements, des souffrances des mères dénutries ne pouvant allaiter leurs nouveau-nés, des douleurs des blessés par des tirs amputés sans anesthésie, des tourments des enfants spectateurs de la mort de leurs proches, on ne savait presque rien, car on ne recueillait pas leurs récits. La raison donnée pour expliquer cette compassion sélective était l’impossibilité de se rendre à Gaza. Mais des médias indépendants, eux, parvenaient à entrer en contact avec des journalistes palestiniens qui risquaient leur vie pour faire leur travail, donner à entendre la voix des habitants et révéler le tragique de leur quotidien entre cadavres et décombres.
Il ne fallait donc pas exposer les épreuves extrêmes vécues par les Palestiniens, le dénuement absolu, la famine provoquée, le désespoir indescriptible face à la mort omniprésente et à la destruction massive, car le risque était de susciter une sympathie pour leur cause. Il ne fallait pas non plus montrer les tanks tirant sur les foules affamées se précipitant vers des lieux d’approvisionnement, les vidéos montrant les soldats se réjouissant des sévices qu’ils font subir aux civils et des explosions qu’ils provoquent dans les quartiers résidentiels, les reportages sur les tortures subies par les prisonniers palestiniens diffusés sur les chaînes de télévision israéliennes pour satisfaire le désir de vengeance de leur public. Il ne le fallait pas car la cruauté manifestée aurait risqué de nuire à l’image de la société israélienne.
Un fait est à cet égard révélateur. Lors de l’opération menée par l’armée israélienne pour libérer quatre otages dans un camp de réfugiés, la presse internationale a longuement commenté l’heureux événement, en oubliant souvent de mentionner que l’intervention avait causé la mort de 274 hommes, femmes et enfants et fait 700 blessés, presque tous des civils, et était connue en Palestine comme le massacre de Nuseirat.
Le travail des rédactions
En réalité, ce traitement inégal de l’information résultait de politiques éditoriales. Dans la plupart des médias qu’on appelle mainstream, le langage utilisé par les journalistes a fait l’objet d’une surveillance stricte et d’une censure rigide. Aux États-Unis, une enquête menée durant les six premières semaines de la guerre dans les trois plus importants quotidiens du pays montre que, rapporté au nombre de décès de chaque côté, il était seize fois plus souvent question des Israéliens que des Palestiniens, et que le mot « horrible » était employé neuf fois plus souvent pour évoquer la mort des premiers que celle des seconds, le mot « massacre » trente fois plus et le mot « tuerie » soixante fois plus. Des consignes étaient d’ailleurs données par les rédactions, et dans l’un de ces grands journaux, une note de service demandait aux reporters d’éviter les expressions « territoires occupés » et « camps de réfugiés », qui rappelaient une histoire qu’il s’agissait d’occulter, de ne pas évoquer un « génocide » ou un « nettoyage ethnique », termes proscrits, et même de réserver le mot « Palestine » à de très rares occurrences.
En France, des journalistes m’ont confié les pressions qu’ils subissaient de leur rédaction, les multiples relectures et réécritures qu’on leur imposait, les chartes qu’ils devaient respecter, l’ajout dans les chapeaux des articles du mot « terroriste » pour qualifier le Hamas, l’évitement des termes « génocide », « apartheid » et « colonial », l’exclusion des voix « critiques » de la politique israélienne. Par souci de ce qu’on qualifiait de « neutralité », tout entretien ou commentaire rappelant le droit international devait avoir en regard un point de vue justifiant la politique israélienne, comme si l’un et l’autre avaient la même légitimité. Des phénomènes similaires, et souvent même des biais plus marqués encore, ont été rapportés en Allemagne, en Grande-Bretagne, et dans d’autres pays européens.
Police de la pensée
Comment expliquer la police de la pensée qui a ainsi été imposée à travers la prescription d’un lexique et d’une interprétation officiels et la réduction de la critique au silence par le double jeu de la censure et de l’auto-censure ? Les raisons en sont multiples. Il y a d’abord une crainte, ouvertement exprimée en interne, de l’accusation d’antisémitisme par des institutions communautaires, voire par le gouvernement lui-même, alors que la mémoire du génocide des Juifs d’Europe continue d’être fortement mobilisée. Il y a ensuite une sympathie répandue à l’égard de l’État d’Israël, identifié au destin d’un monde longtemps qualifié de judéo-chrétien, dont il est présenté comme le bastion dans un Moyen-Orient imprédictible. Il y a enfin, à l’inverse, une méfiance héritée des temps coloniaux à l’encontre des Palestiniens dans un contexte global de racisme anti-musulman et anti-arabe qui se double dans leur cas d’une association à l’image du terrorisme. La partialité des médias en faveur d’Israël n’est, du reste, pas nouvelle.
Les journalistes ont une forte propension à porter un regard réflexif sur leur métier. Avec le recul du temps, ils ne manqueront pas d’engager un travail critique – et certains l’ont déjà fait – sur leurs partis pris après le 7 octobre. Ils comprendront alors que les médias ont activement contribué à la légitimation de la destruction de Gaza et de sa population.
Didier Fassin, Professeur au Collège de France et à l’Institute for Advanced Study de Princeton, auteur de Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza (La Découverte), pour Carta Academica
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