Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Iran. En attendant la tempête

Dans la nuit du 25 au 26 octobre, Israël a lancé une attaque limitée sur l’Iran, avec la bénédiction des États-Unis. Si Tel-Aviv semble pour l’instant se retenir d’ouvrir un nouveau front dans la région, à Téhéran, la population semble davantage préoccupée par les difficultés de la vie quotidienne que par l’éventualité d’une guerre régionale. De passage dans le pays, Shervin Ahmadi raconte l’ambiance dans la capitale.

Tiré d’Orient XXI.

En ce début d’après-midi du 1er octobre, le hall de l’aéroport international Imam Khomeini de Téhéran est plus calme que d’habitude. Seuls deux vols viennent d’atterrir. Dans le taxi qui me conduit vers mon appartement, nous parlons de la situation politique, comme toujours. C’est à ce moment-là que nous apprenons que l’Iran a attaqué Israël. Le conducteur, plus jeune que moi, est inquiet des répercussions économiques. Il a pourtant participé à la guerre contre l’Irak, souvenir amer au vu des jours meilleurs qu’il espérait par la suite. Comme beaucoup d’Iraniens, il critique tout, y compris la révolution iranienne qu’il attribue aux intellectuels « qui sont partis à l’étranger et nous ont laissés dans cet enfer ». Je me sens visé par ce reproche et lui rappelle que la vie sous le Shah n’était pas un paradis, et qu’il n’était pas possible à l’époque de critiquer le régime comme il le fait. Comme beaucoup d’autres, l’homme répète la propagande des chaînes satellitaires pro-israéliennes, comme Iran International, qui ne cessent d’embellir le régime du Shah, pourtant l’un des dictateurs les plus durs de la seconde moitié du XXe siècle.

En arrivant chez moi, je sors acheter le strict nécessaire : un peu de pain et du fromage. Dans un vieux magasin du quartier, les commerçants se sont rassemblés et discutent de la nouvelle de l’attaque. Eux aussi sont inquiets des conséquences économiques, mais sans dramatiser.

Dans les jours qui suivent, je me promène dans le centre-ville, où de nombreux cafés attirent les jeunes. Dans ces quartiers, près d’un tiers de jeunes filles ne portent pas le foulard. Je n’ai pas vu la police des mœurs, ni dans les rues ni à l’entrée des stations de métro. Il semble que la pression sociale ait diminué, comme l’avait promis le candidat Masoud Pezeshkian lors de sa campagne présidentielle. La présence policière dans les rues n’est pas aussi marquée qu’elle l’était pendant le mouvement « Femme, vie, liberté » (1). Pour un pays au bord de la guerre, la situation est curieusement très calme. On a l’impression que les Iraniens ne croient pas à une guerre ouverte avec Israël, et ne paniquent pas face à cette éventualité.

L’inflation plutôt que la guerre dans la région

Cela fait un an que je ne suis pas venu en Iran. J’ai l’impression que l’inflation n’est pas aussi galopante qu’auparavant. Le prix du pain n’a pas changé, mais celui du poulet est passé de 74 000 tomans (1,62 euro) il y a un an à 84 000 tomans (1,84 euro) aujourd’hui, soit une hausse de 14 %. L’augmentation des prix des produits laitiers est encore plus marquée. Selon le Centre des statistiques iranien, le taux d’inflation annuel des ménages du pays a atteint 34,2 % en septembre 2024, enregistrant une légère baisse de 0,6 point par rapport à l’année précédente. Mais la vie chère reste la principale préoccupation des Iraniens. Comme les années précédentes, la hausse des salaires n’a pas suivi l’inflation, et les gens ont le sentiment de s’appauvrir de plus en plus.

La guerre à Gaza est presque absente des conversations. En dehors des médias d’État et des journaux, on n’entend pas parler de ce conflit dans la rue. En revanche, une partie des intellectuels dits « de gauche » adopte une position proche de l’extrême droite française et ne condamne pas les crimes d’Israël, les trouvant « normaux » après le 7 octobre. La haine du régime semble tout justifier, y compris le génocide à Gaza. Certains royalistes vont plus loin, voyant l’image du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou dans la lune (2) et le présentant comme le sauveur des Iraniens. Cependant, ces voix restent très minoritaires, et un appel collectif « contre le nouvel ordre imposé au Proche-Orient » a recueilli la signature de plus d’un millier d’artistes et d’intellectuels iraniens. En discutant avec les gens, on voit tout de suite pointer une certaine fierté patriotique. Personne ne sait quelle serait la réaction des Iraniens si des soldats américains venaient à débarquer sur leur sol.

De son côté, le régime ne semble pas préparer la population à l’éventualité d’une guerre ouverte avec l’Occident dans un avenir proche. La diplomatie iranienne est très active, et Abbas Araghtchi, le ministre des affaires étrangères, a multiplié les voyages dans la région, se rendant notamment en Égypte, pays avec lequel l’Iran n’avait pas de relations diplomatiques pendant des années. Lors de son déplacement au Liban après l’assassinat du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah, le ministre a fait état des efforts déployés par l’Iran pour parvenir à un cessez-le-feu simultané au Liban et à Gaza. Le message de Téhéran est très clair : une guerre ouverte entre Israël (ou l’Occident) et l’Iran n’épargnerait aucun pays de la région, et il est dans l’intérêt de tous d’éviter cette éventualité.

Les quotidiens, qu’ils soient réformateurs ou conservateurs, saluent cette forme de « dissuasion diplomatique » et évitent de semer la panique parmi la population en évoquant la probabilité d’une attaque totale imminente d’Israël. On a l’impression que la guerre à Gaza et au Liban a mis fin, du moins temporairement, aux querelles habituelles entre réformateurs et conservateurs, favorisant ainsi l’émergence d’une forme de « réconciliation nationale ».

Les affaires continuent

Téhéran continue de réaffirmer par ailleurs son soutien à ses alliés au sein de « l’axe de la résistance ». Lors de son voyage à Beyrouth, Mohammad Ghalibaf, président du parlement iranien, a déclaré : « Nous participerons à la reconstruction du Liban. » Il a également affirmé récemment que son pays est prêt à négocier avec Paris en vue d’un cessez-le-feu au Liban.

Lors du premier sommet de l’Union européenne avec les six monarchies du Golfe arabo-persique, le 16 octobre 2024, les responsables de l’Union européenne (UE) ont déclaré : « Les opérations militaires d’Israël à Gaza et au Liban, ainsi que le risque d’une guerre régionale plus large, seront le sujet principal de cette rencontre. »3 Cependant, juste avant ce sommet, l’UE a émis de nouvelles sanctions contre sept entreprises iraniennes, dont trois compagnies aériennes, contraignant ainsi Iran Air à suspendre tous ses vols vers l’Europe, sauf Londres. Ces nouvelles sanctions ne devraient pas avoir d’impact significatif sur le régime, mais elles compliquent légèrement la vie des Iraniens de la diaspora qui souhaitent rentrer au pays. Les voyages vers l’Europe et le reste du monde restent possibles via des pays voisins, comme la Turquie, les Émirats ou le Qatar.

Le matin du 26 octobre, en me réveillant, j’apprends que la riposte israélienne a eu lieu : des sites militaires dans les provinces de Téhéran, du Khouzestan (sud-ouest) et d’Ilam (ouest) ont été attaqués. Les médias d’État parlent de dégâts limités.

Malgré cette opération, je ne remarque aucun changement dans le comportement des gens. Tout est calme, et l’attaque semble ne susciter aucun intérêt. Dans le métro, j’essaie d’aborder le sujet avec un jeune étudiant, qui n’est même pas au courant des événements. Je descends au quartier universitaire, où se concentrent de nombreuses librairies, et je constate la même indifférence. Étonnamment, les gens semblent désintéressés.

Plus surprenant encore, le prix du dollar, qui avait grimpé ces derniers jours, a légèrement baissé au lendemain de l’attaque, et la Bourse est passée au vert après plusieurs jours dans le rouge. On dirait que les milieux d’affaires, commerçants inclus, soulagés par la portée limitée de cette attaque, se disent désormais : c’est bon, nous pouvons continuer nos activités.

Beaucoup pensaient que Nétanyahou pourrait attaquer l’Iran avant l’élection présidentielle américaine, le 5 novembre 2024, plaçant ainsi le prochain locataire de la Maison-Blanche devant le fait accompli. Les responsables iraniens avaient déjà mis en garde contre cette éventualité, promettant, si tel était le cas, une riposte encore plus violente que celle du 1er octobre. Pour l’instant, la balle semble à nouveau au centre.

Notes

1- NDLR. Mouvement de révolte qui s’est déclenché en Iran en septembre 2022 à la suite du meurtre, par la police des mœurs, de Mahsa Amini, jeune femme kurde iranienne, pour avoir mal mis son voile.

2- Pendant la révolution iranienne, une rumeur s’est répandue parmi la population selon laquelle l’image de l’Ayatollah Khomeini serait apparue dans la lune. Cet événement a été utilisé pendant des années par les royalistes pour qualifier la révolution iranienne de soulèvement d’un peuple ignorant.

3- « Un sommet UE/Pays du Golfe dominé par la crise au Moyen-Orient », L’Orient-Le Jour, 15 octobre 2024.

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Shervin Ahmadi

Responsable de l’édition en persan du Monde diplomatique.

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