Édition du 17 décembre 2024

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États-Unis

La hausse des taux d’intérêt américains mène les pays du sud au désastre

Democracynow.org, 16 février 2023,
Traduction et organisation du texte, Alexandra Cyr

DN, Amy Goodman : (…) je suis avec Nermeen Shaikh. Le débat sur le plafond de la dette (américaine) et sur la combat à mener contre l’inflation se poursuit à Washington. Mais nous allons tourner notre regard sur la crise économique internationale qui se développe avec une inflation galopante et des monnaies nationales dépréciées, laissant ainsi de nombreuses nations autour du globe, dans une crise d’endettement catastrophique.

La Banque mondiale a décrit ainsi la situation du Liban : « parmi la plus sévère crise mondiale depuis le 19ième siècle ». Plus tôt aujourd’hui, des protestataires libanais.es ont attaqué au moins six banques, ont mis le feu à certaines alors que la livre libanaise touche des records de creux. Depuis 2019, elle a perdu 98% de sa valeur. Les manifestants.es accusent le gouvernement libanais et les banques de ne rien faire pour aider la population.

Un protestataire  : Qu’attendons-nous, nous le peuple libanais, pour arracher nos droits à cette mafia de voleurs.euses, de criminels.les qui nous dirige ? Où sont nos droits humains ? Pas d’électricité, pas d’eau, rien du tout dans ce pays. Est-ce qu’ils et elles n’ont aucune conscience de notre existence, assis.es dans leurs palaces ? Est-ce que le peuple leur échappe complètement ? On nous prend pour des moutons. Nous ne resterons pas sans rien faire ; nos vies comptent ».

A.G. : En plus du Liban, de nombreux pays font face à des crises semblables. En Irak, les protestataires sont montés à Bagdad manifester parce que la monnaie irakienne, le dinar, ne cesse de perdre de la valeur. En Égypte, la valeur de la livre a diminué de moitié l’an dernier alors que les prix ont augmenté sans arrêt. Au Sri Lanka, les autorités viennent d’augmenter le prix de l’électricité de 66% dans un effort pour obtenir un prêt du Fonds monétaire international. Pour la première fois de son histoire il n’a pas pu honorer sa dette. Le Pakistan est aussi en train de sombrer dans sa pire crise économique qui provoque des coupures de gaz, d’électricité et une hausse constante des prix. En Argentine l’inflation atteint presque les 100%.

Pour creuser cette situation mondiale de crise économique grandissante, nous nous tournons vers l’économiste malaisien, Jomo Kwame Sundaram. Il travaille au Khazanah Research Institute de Kuala Lumpur. Il a enseigné l’économie et a été assistant du Secrétaire général des Nations Unies pour le développement économique. En 2007 il a reçu le prix Vassily Leontief pour avoir fait avancer les frontières de la pensée économique.

Professeur Sundaram, merci d’être avec nous. Pouvez-vous commenter ce à quoi nous sommes confrontés.es ? Ici, nous sommes concernés.es par l’inflation mais elle est une catastrophe mondiale, qu’est-ce que cela signifie ?

Jomo Kwame Sundaram : Merci de m’avoir invité. Le monde est dans une très, très sérieuse situation. Non pas qu’il y ait quelque conspiration que ce soit, mais nous sommes concernés.es par une conjonction d’événements. Deux développements menacent particulièrement le monde économique vraiment profondément. Premièrement, bien sûr, la Banque centrale américaine, la FED, a augmenté les taux d’intérêt au cours de l’année dernière et cela a une influence catastrophique sur les pays en développement. Le capital s’est retiré de ces pays dans tout le sud de la planète, ce qui a provoqué des baisses de la valeur des monnaies locales pendant que le dollar américain en gagnait. Cela a fait souvent fait augmenter les prix des biens importés la plupart du temps absolument nécessaires à la subsistance (des populations).

L’autre facteur, est l’augmentation explosive du coût de la dette. Cela mène pour ainsi dire, les économies dans de sérieuses difficultés parce que ces pays ne sont plus capables de faire face à leurs échéances compte tenu, en plus, de la baisse de la valeur de leur monnaie. Bien sûr, le coût de certains biens a augmenté mais pas tous ; mais tout cela empire la situation très profondément.

Beaucoup de ces économies vivent sous la menace d’une récession. En même temps, nous avons vu l’augmentation de la situation de guerre, pas seulement au sens militaire du mot, ce qui est très important, mais aussi parce qu’elle a entraîné la rupture d’accès à des ressources précieuses, leur coupure d’avec les besoins immédiats liés aussi aux changements climatiques etc. etc. On les garde pour les besoins militaires. Par exemple, l’Allemagne a triplé son niveau de dépenses militaires durant la dernière année.

En conséquence, nous voyons les sanctions économiques devenir pour ainsi dire, la norme de base. Les sanctions imposées dans le passé à la Corée du nord ou à Cuba et d’autres, n’ont pas eu de ramifications mondiales ; ce sont des pays avec des économiques relativement petites. Mais, maintenant, nous sommes dans la situation où les sanctions ont fait augmenter le prix du pétrole, de la nourriture et des fertilisants. Tout cela va avoir de sérieuses implications pour un accès abordable à la nourriture, particulièrement pour les pauvres, partout dans le monde. Et la guerre, surtout en termes économiques, va exacerber la situation.

Et il faut ajouter qu’une autre guerre a débuté sur un front totalement différent, celle contre la Chine. On peut dire qu’elle a commencé il y a déjà une décennie quand Washington a instauré sa politique de pivot vers l’Asie. Cela a provoqué un désordre de plus en plus présent dans la chaine de valeur de l’approvisionnement mondial, surtout dans les autres pays qui en ont subi les effets négatifs ; car la Chine n’est pas la seule à produire. Ce qu’elle ne produit pas l’est par des pays qui font partie de la chaine de valeur de l’approvisionnement même si la Chine domine ce marché. Résultat : des considérations stratégiques et militaires se situent maintenant du côté de l’économie de guerre. Washington emploie un terme poli pour désigner ce phénomène, on parle d’habileté politique (statecraft). Bien sûr, cela menace le monde très profondément.

Nermeen Shaikh : J’allais vous demander d’élaborer sur (la politique) chinoise en particulier. Car la Chine est maintenant le plus important créditeur d’un grand nombre de pays du sud mais aussi leur principal partenaire comme de plusieurs autres dans le monde. Pouvez-vous nous parler de la centralité de la Chine dans cette crise ?

J.K.S. : La majorité de la production chinoise qui est exportée en ce moment est dépendante des apports d’ailleurs dans le monde, spécialement ceux venant du sud. Par exemple, ici en Asie du sud, nous produisons beaucoup. La Chine est notre partenaire principal comme pour d’autres pays (de la région). Elle y est aussi le principal investisseur. C’est aussi, de plus en plus le cas de plusieurs pays subsahariens. Leur développement durant la dernière décennie est largement attribuable à l’augmentation de la demande de la part de la Chine et de l’Inde et d’autres pays de ce qu’on appelle « les nouveaux marchés ». Même en Amérique latine, la Chine est le principal partenaire commercial de plusieurs pays et parfois le principal investisseur.

Donc, la Chine n’est pas affectée directement par les sanctions, ce sont les pays du sud qui le sont d’abord et avant tout. Leur endettement envers ce pays est très préoccupant. La plupart ne veulent pas prendre parti dans cette nouvelle guerre froide qui se développe (entre la Chine et les États-Unis). Ils préfèrent la position de non alignés et il y a un nouveau rôle pour ce groupe, comme ce fut le cas durant la première guerre froide. Mais, ce non alignement est bien différent parce que nous parlons d’économies très semblables qui sont dirigées, dominées par ce qu’il faut appeler des entreprises capitalistes, certaines relevant du capitalisme d’État mais non moins capitalistes. Donc, la relation avec la Chine est centrale dans beaucoup de pays du sud et tout attaque projetée contre elle va les affecter négativement souvent plus fortement qu’elle ne va affecter la Chine elle-même.

N.S. : Pouvez nous nous expliquer l’effet qu’a la multiplication des prêteurs ; pas seulement la Chine mais, le FMI et bien d’autres impliqués dans cela ? Et qu’est-ce que cela signifie pour les tentatives de restructuration des dettes ?

J.K.S. : Quand la FED a augmenté les taux d’intérêt américain au début des années 1980, ce fut un choc pour toute l’économie mondiale ; cela menaçait de tout mettre à l’arrêt. Le Président Reagan l’a alors forcée à revenir sur sa politique et l’économie américaine a repris du tonus. Mais, nous le savons maintenant, cette hausse à fait perdre à l’Amérique latine une décennie même probablement plus selon certains.es. Les pays subsahariens en ont vraisemblablement perdu deux et selon certains.es même un quart de siècle. À cause de l’augmentation des taux d’intérêt américain, mais aussi des politiques mises de l’avant par les institutions dites de Bretton Woods, basées à Washington, que sont la Banque mondiale et le FMI. Cela a provoqué pratiquement la mise à l’arrêt des économies de ces pays. Cela a été justifié par l’idée qu’il fallait cette politique pour qu’elles puissent repartir à neuf. Mais ça n’est pas arrivé. Nous le savons maintenant, avec l’expérience, quand les économies reprennent du poil de la bête, c’est pour d’autres raisons, dont la demande externe venant de pays comme la Chine et l’Inde dont j’ai parlé plus tôt.

A.G. : Finalement, quels sont les effets sur les humains dans le monde ? Nous avons commencé cette conversation en parlant des protestations au Liban où on brûle les banques, de l’inflation fulgurante en Égypte et de ce qui se passe au Pakistan.

J.K.S. : Avant les événements au Liban il y a eu ceux qui se sont produits au Sri Lanka il y a quelques mois et des épisodes du genre ont aussi eu lieu ailleurs dans le monde. La capacité de protester repose sur un certain degré de moyens pour le faire. Dans la plupart des cas, les gens souffrent en silence en tentant de s’en tirer au mieux. Habituellement, quand les gouvernements sont forcés de pratiquer des coupes dans les budgets, ils le font invariablement dans les dépenses de santé, les services sociaux, l’éducation et dans d’autres fonds sociaux destinés aux petites filles par exemple etc. etc. Et les budgets destinés à l’adaptation aux changements climatiques sont gravement amputés. La plupart des pays du sud se situent en zone tropicale ou sous-tropicale où les impacts de réchauffement de la planète sont les pires.

Nous sommes donc dans une tempête parfaite. Je ne veux pas dire que cela vient d’une conspiration délibérée entre la FED américaine, le ministère américain de la défense, de l’OTAN et de l’Union européenne mais les effets sont si énormes qu’ils peuvent ressembler à une conspiration. Beaucoup de pays du sud regardent ailleurs, cherchent des alternatives. Ils tentent de survivre. Ils voient venir une crise imminente et ne savent pas comment l’éviter. C’est comme être sur le Titanic, vous voyez l’iceberg et vous ne savez pas quoi faire.

A.G. : Merci, professeur Sundaram d’avoir été avec nous.

Nermeen Shaikh

Journaliste à Democracy Now.

Prior to joining Democracy Now !, Nermeen worked in various non-profit organizations including the Sustainable Development Policy Institute in Islamabad, the International Institute for Environment and Development in London, and the Asia Society in New York. She also worked briefly at Al Jazeera English in Washington, DC. She has an M.Phil. in politics from Cambridge University, and is the author of The Present as History : Critical Perspectives on Global Power published by Columbia University Press. She currently serves on the editorial board of the Rome-based journal Development.

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