Théagès ne cesse de demander à son père qu’il lui accorde une bourse qui lui donnerait accès à cette formation spécialisée dispensée par les sophistes. Avant de consentir ou non à cette requête possiblement très coûteuse de son fils, Démodocos choisit plutôt de consulter nul autre que Socrate qui veut d’abord connaître les aspirations et les visées de Théagès : pourquoi veut-il acquérir ce savoir qui lui permettrait de devenir un homme d’État ? Quel est donc son véritable but (121a-122e) ?
Pour Socrate, Théagès aspire soit à devenir un « devin » de la politique (124d), soit un tyran (124e). Auprès de qui peut-il acquérir ce savoir ? Des experts en la matière certes, mais lesquels ? Socrate sait, à la lumière de l’expérience et de l’histoire, que les dirigeants ne sont pas aptes à former leurs fils à la politique. Il se demande par conséquent à quels maîtres il faut s’adresser pour acquérir cette compétence ? Théagès propose, avec l’appui de son père Démodocos, que son maître ici soit nul autre que Socrate, dont les enseignements sont beaucoup moins dispendieux que les leçons données par les sophistes. Socrate qui se définit comme une personne qui ne détient aucun savoir, hésite à accepter la requête qui lui est adressée. Il demande à se mettre à l’écoute de la voix divine (127a-131a) qui se manifeste à l’occasion en lui pour le dissuader ou non de s’engager dans certaines entreprises. Théagès annonce qu’il acceptera de prendre Socrate pour maître uniquement si le signe divin se manifeste en ce sens (131a).
Il s’avère intéressant ici de tenir compte des noms des différents personnages, alors que le père, Démodocos, possède le terme « Démo » associé à la population, tandis que le fils, Théagès, celui de « Théa » rattaché au divin et pouvant aussi être modifié par « Théia » ou le devin (Graves, 1967). Et pour évaluer si ce fils est en mesure de distinguer le divin du devin, ou plutôt s’il est apte à manifester ces qualités de manière à pouvoir diriger une population, l’intervention de Socrate prend alors tout son sens, lui qui suggère de se connaître soi-même, qui possède l’humilité de se dire ignorant mais toujours intéressé à connaître, et ce, par un véritable effort de réflexion, l’éloignant automatiquement des sophistes se disant absolument connaisseurs. Ainsi, la pratique de la politique implique nécessairement une « population », ce qui exige de grandes qualités pour celui ou celle qui aspire à gouverner ; savoir ce qui doit être bien et juste de faire nécessite une certaine compétence, voire même une sagesse, au point d’ouvrir son esprit à la voix « divine » qui nous habite et qui permet d’anticiper les conséquences pour l’avenir comme un véritable « devin » serait apte à le prédire. Mais pour bien entendre cette voix intérieure, il faut au préalable savoir se « connaître soi-même »… Théagès est donc disposé à écouter Socrate, mais seulement après une manifestation divine qui l’encouragerait à le considérer comme son maître, ce qui risque de demander un certain temps, tout dépendant de son aptitude à s’écouter lui-même ou à suivre son intuition — dans cette dernière allusion, Bergson, plusieurs siècles plus tard, la considérera telle l’intelligence la plus pure, voire le mode de connaissance immédiat.
Cela dit, un parallèle apparaît également avec un autre texte apocryphe attribué à Platon, soit celui du Démodocos, essentiellement dans ses questionnements au sujet d’envers qui nous pouvons nous fier. Des réponses sont données ici, dans la mesure où les options se divisent entre les hommes d’État, les sophistes ou Socrate. Et la meilleure d’entre elles sera déterminée par Démodocos lui-même ainsi que son fils, voyant en Socrate moins de risque encouru et d’argent à dépenser. À première vue, on peut se demander si l’intention de rendre apte Théagès à diriger une population se veut vraiment sérieuse. Mais il semble en effet que le résultat de ce jeu des calculs révèle une morale en elle-même, puisque les meilleures décisions ne suivent pas nécessairement le cours normal des choses et que des réponses se trouvent souvent beaucoup plus près de nous et de façon plus accessible que nous pourrions le croire. En ce sens, l’option qui a le plus d’intérêt à voir s’élever un grand dirigeant, capable de sagesse, pour son propre bien-être et celui des autres, pousse obligatoirement, dans cet écrit, à identifier et à choisir Socrate. Voilà aussi des raisons encore plus justifiables en comparaison à celles apparaissant aisément à la vue et rattachées à un problème commun à toutes les époques, c’est-à-dire celui de l’intérêt personnel et de l’égoïsme.
En bref, ce texte est un écrit apocryphe qui s’inspire largement de certaines idées formulées dans Ménon, Alcibiade et Théétète. Il ne nous apprend rien de véritablement nouveau. Nous préférons par conséquent arrêter ici notre réflexion-critique sur cet ouvrage.
Yvan Perrier
Guylain Bernier
Références
Dixsaut, Monique. 1998. « Platon ». Dans Dictionnaire des philosophes. Paris : Encyclopaedia Universalis/Albin Michel.
Graves, Robert. 1967. Les Mythes grecs. Paris : Fayard, 1 185 p.
Platon. 2014. « Théagès ou Sur la science ; genre maïeutique ». Paris : GF Flammarion, p. 341-369.
Platon. 2020. « Théagès ou Sur le savoir ; genre maïeutique ». Dans Luc Brisson (Dir.), Platon oeuvres complètes. Paris : Flammarion, p. 1877-1890.
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