On le sait encore plus maintenant qu’hier, l’université comme institution constituante de notre société est questionnée. Certains voudraient l’instrumentaliser pour des impératifs économiques et techniques, au moment où le capitalisme nord-américain fait face aux essoufflements que l’on connaît. C’est un peu le projet de l’« université inc », comme l’ont expliqué Éric Martin et Maxime Ouellet. Les grands perdants d’une telle réforme risquent être une pensée libre, capable de critiquer, de sortir des sentiers battus et d’exprimer les valeurs de solidarité et de justice qui sont pourtant celles de la majorité de la population.
Pour autant, le monde universitaire peine à répondre à cette menace. Il est impossible de résister au projet de l’université par un discours nostalgique, comme si l’époque des « détenteurs du savoir » du haut de leur grandeur n’était pas révolue. Le temps est passé où l’idée était d’imposer un discours de « maître » à « élève ». De toutes les manières, les jeunes générations ne voudraient rien savoir d’un projet construit sur les valeurs éculées de l’« autorité » et d’une conception atrophiée du savoir comme si celui-ci était l’apanage des universitaires.
On voit donc le dilemme et on comprend mieux la recherche d’une voie alternative entre l’université « inc » et le terrain de jeu des « maîtres du savoir » héritiers de la Sorbonne de l’an 1000. Une chance que beaucoup de monde se sont mis les mains à la pâte, dans une grande diversité d’approches, de visions, d’expérimentations.
Parmi les nouvelles pistes explorées est celle d’établir de nouveaux rapports dans l’appareil universitaire lui-même, notamment entre les profs, la population étudiante et l’ensemble des acteurs qui œuvrent dans ce milieu. Évidemment, cela remet aussi en question les rapports entre l’institution et la société. Ce n’est pas totalement une nouvelle idée. Bien longtemps avant mai 1968, des penseurs d’avant-garde comme le philosophe Antonio Gramsci avaient élargi le concept d’intellectuels et de producteurs de connaissances à un répertoire beaucoup plus vaste d’acteurs sociaux. Ils encourageaient l’interaction entre chercheurs et mouvements citoyens dans un mouvement de fertilisation mutuelle. Plus tard, cette tradition a été reprise par Pierre Bourdieu en France. On la voit s’épanouir maintenant dans toutes sortes de milieux et de régions, notamment en Amérique latine. Le monde universitaire et ses acteurs deviennent une partie composante d’un processus beaucoup plus vaste, et non le « soleil » rayonnant sur d’autres entités sans capacité.
Les traditions et l’accumulation des savoirs sont des ressources à préserver, mais cela n’est pas la fin de l’histoire. La science est évidemment non seulement en constante évolution, mais un « construit » influencé par et influençant sur la société, les luttes sociales, les grands enjeux. Ce n’est pas un objet désincarné. Également, les éléments de scientificité ne sont pas l’apanage des habitants de la « tour d’ivoire ». Ils émergent des pratiques scientifiques, techniques, organisationnelles, politiques d’un grand nombre d’acteurs. Des gens de toutes les conditions créent des connaissances, parfois en réussissant à les synthétiser, à en faire des sentiers sur lesquels se développent d’autres connaissances. Des disciplines comme la science politique ou la sociologie (j’en parle car je les connais un peu mieux) sont construites dans les luttes politiques et sociales, par des mouvements décentralisés et des expérimentations fragmentées. Dire cela n’est pas dénigrer le travail des universitaires, au contraire, car leurs capacités d’analyser « à tête froide » ces expérimentations insufflent à celles-ci de nouvelles énergies et permettent de construire de nouvelles connaissances.
Au moment où l’université doit se renouveler, ce sont des idées qui non seulement apparaissent comme pertinentes, mais qui sont au cœur de plusieurs processus en cours. Des universités « populaires », des réseaux organisés de chercheurs et de praticiens, des projets de grande ou de petite échelle sont en marche à l’échelle locale et internationale.
Dans quelques jours se réunira à Ottawa le Forum social des peuples, une initiative de plusieurs mouvements sociaux du Québec, du Canada et des Premières Nations, en collaboration avec des centaines d’universitaires et de chercheurs, jeunes et jeunes de cœur. Au programme, il y a un vaste « diagnostic » des principaux défis actuels au moment où les enjeux deviennent cruciaux en matière d’économie, d’environnement, de droits humains, de justice sociale et de paix. Des travaux seront exposés, questionnés, débattus, en profitant des expériences diverses, des capacités multiples de comprendre et d’aller plus loin.
Parallèlement, le Forum sert de tremplin pour identifier, décortiquer, questionner les alternatives en construction de la plus petite à la plus grande échelle. Sur cela, il est attendu que l’apport des Premières Nations sera probablement un élément fort du Forum. Comme on le sait, la vision du monde qui a prévalu au cours de la modernité et de la domination des peuples a éliminé des savoirs et des capacités d’appréhender et de changer le réel. Aujourd’hui, les Premières Nations les redécouvrent et par conséquent, elles veulent briser le rapport paternaliste qui a sévi entre elles et nous, au détriment de la justice et de la solidarité, au détriment aussi d’une réelle compréhension de notre monde, de « Pachamama », comme le disent les autochtones du sud des Amériques.
Une immense tempête des idées va traverser ces 21-24 août prochain le campus de l’université d’Ottawa. De ce processus émergeront des pistes pour construire les outils et les réseaux de production du savoir nécessaires au moment où l’humanité se retrouve devant des défis inédits.