Avec l’aimable permission de l’auteur. Tiré du site de la lIgue des droits et libertés.
Publié le : 06 Nov 2020
Un carnet rédigé par Jérôme Saunier, qui milite au Québec pour les droits des personnes en situation de handicap.
Le 12 août 2020, Jonathan Marchand, 43 ans, atteint de dystrophie musculaire, s’enferme dans une cage devant l’Assemblée nationale pour attirer l’attention du gouvernement sur son internement forcé dans un centre hospitalier de soins de longue durée (CHSLD). Il propose une nouvelle formule de services à domicile pour permettre aux gens comme lui de vivre dans la communauté. Cinq jours après, il obtient des concessions significatives.
Dans le système de santé québécois, les personnes nécessitant des soins permanents sont encore institutionnalisées contre leur gré, alors qu’elles devraient pouvoir obtenir des services à domicile. La Convention relative aux droits des personnes handicapées des Nations Unies stipule, à l’article 19, que « toutes les personnes handicapées [ont] le droit de vivre dans la société, avec la même liberté de choix que les autres personnes », qu’elles doivent avoir « la possibilité de choisir, sur la base de l’égalité avec les autres, leur lieu de résidence et où et avec qui elles vont vivre et qu’elles ne [sont] pas obligées de vivre dans un milieu de vie particulier ». Elle exige, au même article, que les « personnes handicapées aient accès à une gamme de services à domicile […] y compris l’aide personnelle nécessaire pour leur permettre de vivre dans la société et de s’y insérer et pour empêcher qu’elles ne soient isolées ou victimes de ségrégation ».
Prévalence élevée
La situation discriminatoire que vit M. Marchand est loin d’être un cas isolé. Malgré les garanties de la convention et de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, la discrimination fondée sur le handicap touche de bien d’autres façons les personnes aveugles, malvoyantes, sourdes, malentendantes, à mobilité réduite ou vivant avec des problèmes de santé mentale ou bien une déficience intellectuelle ou cognitive, notamment en matière d’accessibilité des espaces publics et privés :
Les personnes en fauteuil roulant ne peuvent pas pénétrer dans les établissements qui ont des marches à l’entrée ni se déplacer dans les locaux encombrés. Résultat : la plupart des magasins, bars, restaurants et salles de spectacle sont réservés aux personnes qui se déplacent sur deux jambes et interdits à celles qui se déplacent sur quatre roues ;
Les normes architecturales désuètes censées garantir des parcours sans obstacle ne répondent pas aux besoins d’accessibilité ;
Comme à l’accoutumée, le nouveau directeur général de l’Office québécois des personnes handicapées n’est pas handicapé ;
Le transport adapté est un carcan qui enlève toute spontanéité aux déplacements des usagers et limite leur participation à la vie de la communauté ;
À Montréal, les réaménagements urbains nécessités par les mesures sanitaires, comme les terrasses agrandies et les rues réaménagées en zone piétonnière, ont tellement perturbé l’accessibilité pour les personnes handicapées que l’ombudsman a dû s’en mêler ;
La fiabilité des rampes de bus de la Société de transport de Montréal est à peu près nulle en raison du manque d’entretien ;
Les personnes souffrant de problèmes de santé mentale subissent de la discrimination à l’école, au travail, dans les hôpitaux, etc. ;
L’État québécois et la Ville de Montréal persistent à construire des escaliers discriminatoires dans leurs nouveaux projets, par exemple au Biodôme, au Parc de l’Île-Bizard ou dans l’échangeur Angrignon ;
Le métro de Montréal a été construit sans ascenseurs : inauguré en 1966, il pourrait devenir entièrement accessible en… 2038.
On pourrait continuer longtemps. Il n’est pas étonnant que 35 % des enquêtes ouvertes par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) en 2019-2020 « concernent une situation alléguée de discrimination pour cause de handicap », loin devant les autres motifs de discrimination « race, couleur, origine ethnique ou nationale » (29 %). Par ailleurs, 68 % des demandes reçues par le Service-conseil en matière d’accommodement raisonnable de la CDPDJ concernent le motif de discrimination « handicap ».
Les personnes handicapées subissent une intense ségrégation spatiale et sociale. Notre liberté et notre autonomie sont compromises par des politiques publiques et des pratiques institutionnelles qui perpétuent un monde truffé de barrières handicapantes. Bien que la liberté et la pleine égalité soient garanties par la Charte à chaque citoyen·ne en situation de handicap, seules les personnes non handicapées ont le privilège, en raison des lacunes des lois et règlements en vigueur, d’accéder sans obstacle à l’ensemble des emplois, logements, institutions, établissements ouverts au public, taxis, terrasses, toilettes, transports collectifs, informations et communications gouvernementales.
La règle de la majorité
Ces obstacles systémiques et les préjugés qui les sous-tendent portent un nom : le capacitisme — une forme de discrimination qui fait des corps et des cerveaux sans incapacités et en santé la norme sociale, et qui condamne à la marginalité les personnes qui ne remplissent pas ces critères. Le capacitisme reste relativement tabou au Québec, aussi invisible que les personnes handicapées peuvent l’être dans l’espace public en raison du manque d’accessibilité universelle.
Comme le racisme et les autres formes d’oppression systémique, le capacitisme maintient les privilèges du groupe dominant, qui façonne la société à son image. Les personnes non handicapées ont le privilège de détourner le regard, de toujours avoir des priorités plus urgentes que les besoins pressants de leurs concitoyen·ne·s en situation de handicap, de se réfugier dans le confort de l’indifférence. L’invisibilité est un choix de société dont la mise en œuvre consiste, sauf geste d’éclat comme celui de M. Marchand, à ignorer nos revendications, à ségréguer les personnes qui s’éloignent trop de la norme, à interner celles qui demandent « trop » d’attention et à reporter les solutions aux calendes grecques.
Or, les solutions pour rendre le monde plus inclusif et plus accessible plus rapidement, on les connaît. Il faut éliminer les causes structurelles et systémiques de la discrimination en abolissant les pratiques, politiques, lois et règlements ségrégationnistes qui concourent à la production du handicap.
Les autorités doivent cesser de protéger les droits de propriété au détriment des droits de la personne. À l’heure actuelle, le « droit acquis » des propriétaires de conserver la configuration manifestement discriminatoire de leurs bâtiments et la protection du patrimoine ont une plus grande valeur que la liberté et la dignité des individus.
Il faut adopter des pratiques, des politiques, une réglementation et législation en matière d’accessibilité universelle dignes de ce nom. À l’instar de l’Ontario, de la Nouvelle-Écosse, du Manitoba et du palier fédéral, le Québec doit se doter d’une loi sur l’accessibilité visant des objectifs précis, fixant des échéances claires et prévoyant des sanctions appropriées, dans l’optique de lever les obstacles de manière globale et non plus au cas par cas. Les instances compétentes disposeront ainsi des outils nécessaires à l’édification d’une société plus inclusive et respectueuse des droits et libertés prévus par la Charte.
De son côté, la Ville de Montréal devrait donner l’exemple en créant un poste de commissaire à la lutte contre le capacitisme sur le modèle de celui de commissaire à la lutte contre le racisme systémique qu’elle vient de créer.
Notre sous-représentation politique chronique étant l’une des raisons de l’inertie ambiante et du manque d’intérêt à l’égard de nos enjeux, il faudra, pour surmonter les blocages, élire des personnes handicapées à des fonctions gouvernementales et municipales, et en nommer dans d’autres instances, au besoin en imposant des quotas.
Un changement radical de perspective s’impose pour éliminer toutes les barrières, ouvrir tous les espaces, repenser les villes en fonction de la nouvelle réalité pandémique sans pour autant sacrifier l’accessibilité, en finir avec la ségrégation et les internements indus, développer la solidarité entre personnes handicapées et non handicapées, accepter les corps et les esprits différents, reconnaître notre humanité commune, respecter la citoyenneté, les droits et les libertés de toutes et de tous. Les Québécoises et les Québécois doivent devenir résolument anticapacitistes.
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