Tiré du blogue de l’auteur.
Refuser les termes du débat sur la culture de l’annulation, c’est prendre le risque de subir l’annulation. Samedi 23 octobre, j’étais invité sur Radio Canada, dans l’émission Les faits d’abord, pour parler de ce que l’on appelle en France, d’une expression importée des États-Unis, la « cancel culture ». Le ministre québécois de l’Éducation, Jean-François Roberge, et son homologue français, Jean-Michel Blanquer, venaient de la dénoncer ensemble dans une lettre ouverte. Ayant déjà eu l’occasion d’écrire sur ce sujet, j’ai accepté l’invitation. Mais au moment où l’émission débutait, au lieu de l’appel téléphonique attendu, j’ai reçu un texto m’annonçant que j’étais désinvité. Pourquoi cette annulation de dernière minute, quelques heures seulement après la confirmation ?
J’avais d’emblée donné mon accord pour une interview. Mais on m’a ensuite proposé un débat ; en l’occurrence, avec un linguiste qui, depuis sa retraite, dénonce avec virulence les travaux de sciences sociales traitant de genre et de race. C’est ainsi que, dans une conférence à l’ENS de Lyon (16e minute), le 24 novembre 2020, il m’a comparé… à Hitler. J’ai donc refusé ce « débat ». En revanche, j’ai accepté que nous soyons interviewés successivement. Pourtant, l’animateur de l’émission a finalement annulé mon invitation : ce qu’il a qualifié en ouverture de « sujet chaud » demandait un débat. Il s’est tenu entre le sociologue Albert Ogien, qui travaille sur la démocratie et les mouvements citoyens, et Pierre Valentin, ancien du FigaroVox nommé à la tête du pôle jeunesse du Laboratoire de la République lancé par Jean-Michel Blanquer comme un « vaccin » contre le « virus » du « wokisme » (cet étudiant en master vient d’y consacrer deux notes pour la Fondapol, think tank de droite).
Liberté d’opinion vs. liberté académique
Je l’avais expliqué en préparation de l’émission : sur un tel sujet, c’est la forme même du débat qui pose problème. Il s’agit en réalité d’une campagne politique. D’un même mouvement, on réduit les savoirs critiques et l’engagement contre les discriminations à un « nouveau maccarthysme » de gauche. Pareille inversion rhétorique permet d’ailleurs à l’extrême droite de traiter les antifascistes de « collaborateurs », et à des « républicains » de taxer de racisme les antiracistes. De fait, comme la polémique contre le « politiquement correct » au début des années 1990, l’actuelle campagne politique contre le « wokisme », « l’islamogauchisme » ou la « cancel culture » mélange tout : le flottement terminologique en est le signe.
Sous prétexte de débattre, confronter des idéologues à des spécialistes, c’est donner une prime au « n’importe quoi ». On a peut-être moins besoin de le rappeler quand il s’agit d’épidémiologie ou du réchauffement climatique ; mais contre les sciences humaines et sociales (SHS), tout est permis. Comment débattre dans ces conditions ? On s’épuise en effet à démonter les contre-vérités et les contresens, les erreurs et les rumeurs – pour s’entendre ensuite accuser de nier une réalité supposément avérée du seul fait qu’il en est question dans les médias. Telle est la loi de Gresham médiatique : la mauvaise monnaie chasse la bonne.
Le débat médiatique repose sur la liberté d’opinion, qui autorise à dire ce qu’on veut – y compris n’importe quoi. La liberté académique, au contraire, a pour envers l’exigence de ne pas raconter n’importe quoi : la pandémie est venue nous le rappeler, le savoir n’est pas une opinion. Pourtant, dans les Matins de France Culture, le 9 mars 2021, lorsque François Héran, professeur au Collège de France, revendique de s’appuyer sur des faits pour parler de racisme systémique (et les enquêtes statistiques et, dans le droit, la notion de discrimination indirecte), Guillaume Erner qui l’interviewe lui rétorque avec insistance : « c’est votre manière de voir », « votre présentation des choses », « votre droit ». Autrement dit, à chacun son opinion. C’est ainsi que des médias peuvent aujourd’hui se constituer en juges-arbitres de la scientificité (tel journaliste me demande de justifier ma méthodologie sociologique, tandis que tel magazine met en cause mes diplômes).
Concernant la « culture de l’annulation », l’animateur de cette émission justement intitulée Les faits d’abord le répète en conclusion : « On voit que c’est un débat chaud de part et d’autre de l’Atlantique ». On aura ainsi établi, pour le public canadien, qu’il existe bien un débat : il n’y aurait pas de fumée sans feu, ni de polémique sans objet. Mais en réalité, c’est un procès. Certes, il se veut équitable : on donne ici la parole à l’accusation, mais aussi à la défense. Reste que les termes en sont définis par des procureurs. De fait, la campagne actuelle repose sur le dénigrement, pas sur l’argumentation. Sans doute peut-on tenter de plaider sa cause ; mais, quoi qu’on réponde aux fake news et aux alternative facts, ne risque-t-on pas, à son corps défendant, de valider l’idée, reprise dans l’émission, qu’il y aurait deux camps, « anti-woke » et « woke » ? Dès lors, tout discours critique se trouve mis en accusation, en même temps qu’assigné à une place.
Le laboratoire de l’extrême droite
Cette offensive lancée par le président de la République et reprise par le gouvernement français vise ainsi à disqualifier les idées de gauche en chassant sur les terres de l’extrême droite, fût-ce au prix d’une pirouette. Contre le « wokisme », Jean-Michel Blanquer va en effet jusqu’à affirmer : « aux États-Unis, cette idéologie a pu amener, par réaction, Donald Trump au pouvoir »… Autant dire que le meilleur moyen de combattre le néofascisme, c’est de s’en prendre aux mêmes cibles : « toute l’obsession pour la race et le genre, toutes les théories les plus incroyables venues des campus américains, comme les théories décoloniales, l’indigénisme, l’immigrationnisme, les théories du genre, le néo-féminisme, l’intersectionnalité ». Comme l’a relevé le blog Academia, ces mots sont ceux que Marion Maréchal adressait à son Institut des sciences sociales le 2 janvier 2020 : le ministre français a donc exaucé ses vœux.
Ces deux figures politiques marchent dans les pas de Donald Trump et de Jair Bolsonaro, dont les politiques du genre et de la sexualité, de la race et de la classe, auront constitué ces régimes comme « le laboratoire intersectionnel du néofascisme ». Vladimir Poutine reprend aujourd’hui leur rhétorique : dans un discours du 21 octobre 2021, il dénonce, chez les Occidentaux, « l’élimination agressive de pages entière de leur propre histoire, soit une “discrimination inversée” contre la majorité dans l’intérêt d’une minorité. » Certes, « il est noble et nécessaire de combattre les actes racistes, mais la nouvelle “cancel culture” en a fait une discrimination à l’envers, un racisme inversé. » De même, « quiconque ose suggérer que les femmes et les hommes existent réellement, ce qui est un fait biologique, court le risque de l’ostracisme. » Il va jusqu’à accuser les enseignant·es qui exposeraient les enfants à l’idée de changer de sexe de « crime contre l’humanité ». Le président russe revendique de parler d’expérience : dans son propre pays, les Bolchéviques, qui prétendaient aussi faire table rase du vieux monde, ne s’étaient-ils pas montrés d’une « intolérance absolue à l’égard des opinions qu’ils ne partageaient pas » ?
Les assassins de la mémoire
Au Québec, la tribune des ministres commence par évoquer une controverse canadienne : « des livres jeunesse, notamment des Tintin et des Lucky Luke, ont été brûlés puis enterrés en Ontario, au Canada », à l’initiative d’un Conseil scolaire catholique, « au cours d’une “cérémonie de purification par la flamme”, parce qu’ils véhiculaient une image jugée négative et erronée des peuples autochtones. » En revanche, côté français, aucun exemple n’est donné. L’émission s’ouvre toutefois sur la voix de Jean-François Roberge : « En France, il y a un enseignant qui a été assassiné, Samuel Paty, parce qu’il défendait la liberté d’expression ; en Ontario, ils ont brûlé et enterré des Tintin et des Astérix ». Autrement dit, cette tragique décapitation devient, dans sa bouche, l’exemple emblématique de la culture de l’annulation à la française : les terroristes islamistes seraient woke !
C’est prendre au pied de la lettre une formule de Jean-Michel Blanquer : interviewé sur Europe 1 par Sonia Mabrouk, à propos de l’islamogauchisme, il parlait le 22 octobre 2021 de « complicité intellectuelle avec le terrorisme ». Il s’agit bien d’une entreprise d’import-export idéologique entre le Canada et la France – qu’incarne par exemple le québécois Mathieu Bock-Côté, passé par FigaroVox, et désormais sur CNews, mais aussi, justement, sur Europe 1 (avec la même journaliste), ou encore dans Front Populaire, la revue de Michel Onfray. On sait pourtant que les campagnes diffamatoires alimentent les discours de haine sur les réseaux sociaux et dans les médias, les menaces redoublant les insultes. Cela revient donc à mettre en péril les libertés, en particulier académiques.
Dans ce discours idéologique, le n’importe quoi passe à nouveau par l’inversion. La lettre des ministres se conclut ainsi : « Ce n’est pas en renonçant à être qui nous sommes, ni en ignorant d’où nous venons, comme le professent les “assassins de la mémoire”, que nous pourrons célébrer le progrès et nous projeter vers l’avenir. » Les guillemets le soulignent : l’expression est reprise du titre d’un essai cinglant que publiait Pierre Vidal-Naquet en 1987 contre les « révisionnistes ». L’historien s’en prenait en particulier à un littéraire falsificateur de l’histoire : Robert Faurisson, « Eichmann de papier ».
Et voici aujourd’hui la remise en cause de la mémoire officielle confondue, dans la parole officielle, avec le négationnisme. Ce n’est pas seulement trivialiser la mémoire de la Shoah, en l’instrumentalisant dans une campagne contre les savoirs critiques. C’est aussi renverser les choses. Certes, l’idée de faire brûler des livres peut évoquer les autodafés de 1933. Mais, sous prétexte de défendre la mémoire, n’est-il pas plus choquant encore de comparer les descendants des victimes du génocide des peuples autochtones à des nazis ? Et pourtant, qui s’en émeut ? Pour ma part, je m’en étais indigné dans un tweet ; j’en ai fait part à la journaliste qui préparait l’entretien ; mais dans l’émission, il n’en aura pas été question.
La mémoire des assassins
C’est d’autant plus troublant que la lettre ouverte du 22 octobre est publiée quelques jours après la commémoration des soixante ans du massacre d’Algériens à Paris le 17 octobre 1961. Il s’agit d’une histoire coloniale longtemps occultée ; sa minutieuse reconstitution par Jean-Luc Einaudi aura pesé dans la condamnation en 1998 de Maurice Papon pour son rôle dans la déportation des juifs. Autrement dit, réécrire l’histoire est la condition nécessaire pour restaurer ou même instaurer la mémoire des assassins. C’est très exactement l’inverse des « assassins de la mémoire », qui enfouissent les faits : la contestation de la mémoire d’État vise à les exhumer. Les révisions de l’histoire, qu’il s’agisse de Vichy ou du colonialisme, procèdent ainsi d’une exigence de vérité ; le révisionnisme, entreprise de falsification, en est la négation.
Par exemple, aujourd’hui, tel peut vouloir réhabiliter le maréchal Pétain, pour en faire le protecteur des juifs français et, en même temps, se réclamer d’un des conquérants de l’Algérie, tristement connu pour ses « enfumades » de civils : « Quand le général Bugeaud arrive en Algérie, il commence à massacrer les musulmans, et même certains juifs. Moi, je suis aujourd’hui du côté du général Bugeaud. C’est ça, être Français ! » Face à de tels discours, le Grand Rabbin de France ne mâche pas ses mots : « Antisémite certainement, raciste évidemment ». Mais, alors que s’engage la campagne présidentielle, le ministre de l’Éducation nationale français ménage cette figure néofasciste qui l’a pourtant comparé au Docteur Mengele ; il réserve ses coups à la gauche woke. Pendant ce temps, les idéologies d’extrême droite, à en croire les sondages, pourraient rallier un tiers des suffrages.
L’illusion du débat
De tout cela, l’émission de Radio Canada n’aura pas dit un mot. C’est qu’elle reprend les termes dictés par les ministres, au risque d’en assurer la communication : on débat, non pas de leur stratégie politique, mais de la « culture woke ». N’allons pas croire que cet exemple soit une exception canadienne. En réalité, l’illusion du débat sévit aussi en France – et singulièrement dans les médias qui veulent défendre les valeurs démocratiques.
En 2015, j’ai décliné une invitation à débattre sur Arte, dans l’émission 28 minutes, en tête-à-tête avec le « journaliste » dont on nous promet aujourd’hui la candidature à la présidence. Je m’en expliquais : ma seule présence aurait signifié que je considérais ce récidiviste de la provocation à la haine raciale comme un interlocuteur légitime. D’ailleurs, celui-ci ne s’y était pas trompé : il avait d’emblée accepté. Devant mon refus, le rédacteur en chef avait longuement insisté, en me rappelant mon goût du débat. Il est vrai que j’en ai accepté beaucoup d’autres ; il en est même qu’aujourd’hui je regrette. Après tout, plaidait-il, si controversé fût-il, ce pamphlétaire ne faisait-il pas partie du débat public ? D’où ma réponse : oui, du fait que les médias lui ont donné cette place ; et pourquoi pas, demain, Alain Soral ? Le débat n’avait donc pas eu lieu. Du reste, l’animatrice Elisabeth Quin déclarera en 2018 que ce personnage ne serait pas invité dans 28 minutes : « On prend nos responsabilités. »
Qu’est-ce qu’un débat aujourd’hui ? Le 29 avril 2021, j’ai participé à l’émission C ce soir, aux côtés de Maboula Soumahoro, et face à Marc Weitzmann et Mathieu Bock-Côté. Dans les échanges préparatoires, j’avais pointé l’enjeu du titre : parler de « cancel culture », soit d’un terme qui n’est utilisé que pour dénoncer, c’est prendre le point de vue des adversaires des études de genre et des études critiques sur la race. Autrement dit, sous couvert de débat, c’est choisir son camp. Faut-il le préciser ? C’est, malgré les assurances qui ont eu raison de mes hésitations, ce qu’il a fini par arriver : il a fallu passer son temps à réfuter – en commençant par récuser le terme même : « C’est une arme polémique contre les savoirs critiques. » La présentation sur le site a gardé la trace de ce parti pris : « “Cancel culture”, “décolonialisme”, “racisé”. Ces nouveaux mots et nouveaux concepts illustrent une américanisation de notre langage et de notre débat. L’américanisation de la France est-elle en marche ? » Et, si le premier vocable est emprunté à la polémique étatsunienne, qu’importe que le deuxième vienne d’Amérique latine, et le troisième de France ?
Encore un exemple, toujours à la première personne : en 2019, L’Obs m’a demandé une tribune pour un débat sur le « politiquement correct ». Il y avait bien sûr une voix contre ; la neutralité journalistique exigeait donc une voix pour. Le problème, ai-je alors répondu, c’est que tout le monde est contre. Nul ne s’en réclame. Je l’expliquais déjà : c’est une pure construction polémique, qui ne sert qu’à disqualifier. J’ai pourtant accepté – mais à condition d’écrire un texte ironique, satire des discours conservateurs : « On ne peut plus rien dire ! » Malgré son accord initial, L’Obs a fini par refuser la tribune, de crainte de provoquer la confusion dans son lectorat… C’est donc sur mon blog que j’ai publié ce texte sur « le politiquement correct et les médias » : « Ironie des choses, L’Obs s’apprête à publier un dossier pour défendre l’humour et la liberté de pensée contre les pisse-froid et les censeurs, mais sans ma tribune. »
On l’aura compris : il ne s’agit pas de s’en prendre ici aux médias réactionnaires. L’invective y tient lieu de débat. Ils n’ont donc pas besoin de désinviter ; il leur suffit de ne pas inviter – sinon pour piéger. Ma critique s’adresse plutôt aux médias de bonne volonté, animés par une éthique libérale du débat, qui, malgré tout, continuent de croire de bonne foi que la neutralité, gage de leur professionnalisme, est une valeur démocratique.
Poser les questions, imposer les réponses
Ce qui fausse le débat, aujourd’hui, ce sont les questions elles-mêmes. C’est au fond le même problème que pour les enquêtes d’opinion. Par exemple, au moment d’interroger, dans un sondage, sur « le grand remplacement », les journalistes peuvent avoir des scrupules : « Avec Harris Interactive, la rédaction de Challenges a bien réfléchi à l’intitulé de la question ». Autant dire que, sur le fait même de poser la question, les journalistes n’ont mené aucune réflexion. « Cette expression utilisée par Éric Zemmour charrie tant de fantasmes et de contre-vérités qu’il fallait être précis. L’intégralité du texte de la question posée était donc : “Certaines personnes parlent du grand remplacement : les populations européennes, blanches et chrétiennes étant menacées d’extinction suite à l’immigration musulmane, provenant du Maghreb et d’Afrique noire. Pensez-vous qu’un tel phénomène va se produire en France ?” »
La « précision » aura simplement consisté à adopter la définition d’un idéologue d’extrême droite : « L’intitulé reprend la formulation de cette théorie avancée par l’essayiste Renaud Camus ». Celui-ci a même déclaré que « la négation du grand remplacement est le négationnisme moderne ». Il a certes été condamné, lui aussi, pour des propos racistes ; mais le sondage, sans doute par souci de neutralité, n’en fait pas état non plus. On peut donc deviner d’avance la réponse, contenue dans la question : « 67% des Français s’inquiètent d’un “grand remplacement”. » Dès lors, que cette notion ait été invoquée par un terroriste à Christchurch n’empêche plus d’inviter son inventeur sur CNews pour… en débattre (même si c’est sans contradicteur). Mais on n’entendra pas Jean-Michel Blanquer dénoncer quelque « complicité intellectuelle avec le terrorisme ».
Refuser de débattre
Aux États-Unis, les médias sont revenus sur leur responsabilité dans l’élection de Donald Trump en 2016. Le président de CNN, Jeff Zucker, apparaît désormais comme le Docteur Frankenstein qui a contribué à créer ce monstre qui lui a échappé. Mais il y a plus. Le problème, c’est la « fausse équivalence » de la neutralité médiatique ; dans The Atlantic, le journaliste James Fallows l’a nommée « both-sides-ism » : « deux côtés -isme ». Naïveté ou intimidation, peu importe. Face aux néofascistes, la neutralité est une complicité. Il n’y a aucun « juste milieu » entre l’argumentation et le n’importe quoi. Le débat est donc, aujourd’hui, l’instrument de la pénétration des idées d’extrême droite chez les libéraux attachés à la démocratie : le refuser n’est-il pas, à leur yeux, illibéral ? On songe à la phrase attribuée à Jean-Luc Godard : « L’objectivité à la télévision, c’est cinq minutes pour Hitler, cinq minutes pour les juifs. » La résistible ascension du néofascisme n’appelle pas la neutralité du débat ; elle requiert l’engagement du combat.
Revenons à Pierre Vidal-Naquet. Il écrivait, dans l’ouverture des Assassins de la mémoire : « on peut, et on doit discuter sur les “révisionnistes” ; on peut analyser leurs textes comme on fait l’anatomie d’un mensonge ; on peut et on doit analyser leur place spécifique dans la configuration des idéologies, se demander le pourquoi et le comment de leur apparition ; on ne discute pas avec les “révisionnistes” ». Ou pour citer un autre helléniste, son ami Jean-Pierre Vernant, à propos du refus du président sortant de débattre avec son adversaire entre les deux tours de l’élection de 2002 : « Être tolérant, c’est savoir fixer les limites de l’intolérable. Non, tout ne se débat pas. Jacques Chirac a eu raison ». Le directeur de Mediapart, Edwy Plenel, a rappelé récemment cette tribune en écho à notre actualité : « on ne discute pas cuisine avec un anthropophage. » Non seulement on ne doit pas, mais surtout on ne peut pas débattre avec les néofascistes. Car aujourd’hui, la fausse neutralité du débat est devenue la figure par excellence du trompe-l’œil démocratique.
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