Le but de cette importante démarche citoyenne : éclairer le ministre responsable, les membres de la commission et l’ensemble des députés sur les bons et mauvais côtés du projet de loi à l’étude. En temps normal, les membres d’une commission parlementaire peuvent choisir quels groupes ou citoyens ils invitent à l’Assemblée nationale en fonction de la pertinence des mémoires soumis. Cette fois, tous les auteurs de mémoire qui désirent être entendus le seront, dans l’ordre où ils ont soumis leurs textes. Le projet a pris trop d’importance et suscité un trop grand clivage partisan pour que la Commission (composée de 5 députés du Parti québécois, 4 libéraux, 1 indépendant et 1 caquiste) puisse s’entendre sur les contributions à écarter ou à entendre en priorité.
Chaque mémoire sera étudié durant une heure, incluant la période de présentation des auteurs. Au rythme de 3 jours par semaine et de 7 mémoires par jour, la consultation devrait s’étirer au moins jusqu’en mars. Si la commission peut terminer la consultation publique comme prévu, elle s’attaquera à la préparation d’un rapport, résumant les arguments les plus importants et mettant de l’avant des recommandations pour la suite du travail de la députation. Des amendements pourront ensuite être déposés lors de l’étude détaillée du projet de loi, article par article, avant d’être soumis au vote de l’Assemblée nationale.
Toutefois, si des élections sont déclenchées avant la fin de la consultation publique, le débat sur la Charte deviendra l’un des principaux enjeux de campagne sur lesquels les citoyens seront appelés à trancher. Le gouvernement peut déclencher lui-même les élections, ou l’opposition peut faire tomber le gouvernement sur un vote de confiance tel que celui qui se tiendra suite à la présentation du prochain budget, en mars vraisemblablement. Plusieurs scénarios à cet effet peuvent donc se dessiner au cours des prochaines semaines, en fonction des stratégies des différents partis. Personne, donc, au Québec, ne peut connaître avec certitude ce qu’il adviendra de la consultation – pas même la Première ministre.
Le mémoire de Québec inclusif
Québec inclusif est un organisme à but non lucratif constitué à l’automne dernier dans la mouvance d’opposition au projet de Charte du gouvernement. Les administrateurs et les membres de Québec inclusif sont des résidents du Québec de tout âge, occupation, et origine. L’organisme est non partisan, et regroupe en son sein des souverainistes, des fédéralistes et des « agnostiques » quant à l’avenir constitutionnel du Québec, rassemblés pour faire la promotion d’un Québec ouvert, tolérant et inclusif.
Le mémoire de Québec Inclusif présente une opposition ferme au projet de loi. Nous considérons :
1. Qu’il constitue une attaque frontale contre les droits des Québécois qu’aucun motif supérieur ne justifie.
Aucune étude ne démontre que la neutralité de l’État québécois, définie comme l’obligation de l’État de ne pas favoriser ni défavoriser aucune religion, soit compromise ou menacée par la visibilité de la diversité religieuse de son personnel. Les Québécois qui affichent leur foi ne sont pas moins professionnels, ni ne vont agir de façon moins éthique, que les individus qui n’ont pas la foi ou qui ne l’affichent pas.
Dans une société libre et démocratique, l’État ne peut porter atteinte aux droits fondamentaux de certaines catégories de citoyens sans motif, en ne s’appuyant sur rien sinon sur un « malaise » perçu par certains et reflété par des sondages. Si la neutralité religieuse de l’État est certes un objectif louable, la démonstration du caractère nécessaire, réel et urgent de sa réaffirmation par un instrument qui brime les droits et les libertés de ses citoyens n’a pas été faite.
Rappelons qu’à l’époque des débats sur la Charte de la langue française, l’urgence de légiférer en matière de langue française avait été largement documentée par le gouvernement, et reconnu par la Cour suprême du Canada. La situation actuelle est bien différente. Le cas échéant, le parallèle entre le présent projet de loi et l’adoption de loi 101 que le gouvernement trace constamment ne tient pas la route.
2. Qu’il repose sur une dangereuse hiérarchisation des droits plutôt qu’une pédagogie des cadres existants.
Le projet de loi s’appuie sur un faux besoin, soit celui de protéger des valeurs qui font consensus au Québec : l’égalité des hommes et des femmes, la primauté du français et la séparation des Églises et de l’État. Or, ces principes balisent déjà l’exercice des libertés et droits fondamentaux au Québec.
L’égalité entre les femmes et les hommes est déjà inscrite dans la Charte des droits et libertés de la personne et la langue française est déjà la seule langue officielle de l’État québécois. De plus, s’il est louable d’assurer la séparation des Églises et de l’État, il est néanmoins dangereux d’ajouter du même souffle que des exceptions sont possibles pour le « patrimoine culturel du Québec », lequel est lourdement chargé de traces visibles du catholicisme.
Les propositions d’amendements à la Charte des droits et libertés de la personne sont au mieux inutiles, au pire dangereuses. Les cadres existants constituent déjà des balises claires en matière de vivre-ensemble. Par exemple, une atteinte à l’impératif d’égalité entre les hommes et les femmes constitue déjà une « contrainte excessive », rendant une demande d’accommodements irrecevable en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne. Les balises pour le traitement de demande d’accommodements religieux sont donc déjà claires ; toutefois, elles doivent être mieux communiquées.
3. Que ses effets néfastes se font déjà sentir indirectement depuis l’automne, avant même son dépôt officiel.
Le débat au sujet du projet de loi a par ailleurs engendré des dérapages majeurs dont les effets se font déjà sentir : les femmes musulmanes qui portent le voile au Québec sont rapidement devenues la cible du climat de méfiance engendré par le gouvernement.
Bien qu’il s’appuie en théorie sur un certain féminisme, une interdiction coercitive imposée aux femmes musulmanes quant au port du voile relève en vérité d’une forme de paternalisme qui porte fondamentalement atteinte à l’autonomie, à la liberté individuelle et à l’égalité de ces personnes que l’on prétend émanciper d’elles-mêmes. Le projet de loi porte dans les faits préjudice aux femmes, au nom de l’égalité des sexes.
Le projet de loi a aussi un effet stigmatisant sur toutes les personnes appartenant à des minorités religieuses, hommes et femmes, en instaurant une grande confusion entre le régime de liberté religieuse applicable à l’État et celui existant au sein de la société civile. Il crée un contexte qui favorisera la discrimination chez les employeurs privés qui, bien qu’ils ne fassent pas affaire avec l’État, pourront souhaiter interdire le port de signes religieux à leurs employés — alors qu’il est absolument illégal de discriminer ainsi, sauf si des motifs de sécurité le justifient.
En suggérant qu’il serait légitime de s’inquiéter du port de signes religieux chez les employés de l’État, le ministre cautionne donc insidieusement le doute quant à l’impact du port de signes religieux sur le professionnalisme des employés, en général.
4. Qu’il comporte des mesures incompatibles avec les obligations internationales du Québec.
Outre les cadres juridiques québécois et canadien, le projet de loi tel que présenté va à l’encontre des obligations internationales auxquelles le Québec et le Canada souscrivent en matière de droits humains, lesquelles protègent également la liberté de religion, la liberté d’expression et le droit à l’égalité et à la non-discrimination pour des motifs religieux ou raciaux, notamment en emploi.
Si le projet de loi devait être adopté, le Canada pourrait faire face à une déclaration de non-respect de ses obligations internationales, ce qui pourrait avoir des répercussions juridiques, politiques, diplomatiques et économiques.
Qu’il soit souverain ou non, il est permis de douter fortement que le Québec souhaite aller à l’encontre des principes qui y sont affirmés et qui bénéficient aujourd’hui d’une reconnaissance quasi universelle.
Québec inclusif recommande donc au Gouvernement du Québec de :
– Demander un renvoi à la Cour d’appel du Québec afin qu’elle se prononce sur la constitutionnalité du projet de loi n60.
– Conserver la Charte des droits et libertés de la personne dans sa version actuelle.
– Mieux outiller les travailleurs et gestionnaires du secteur public et privé quant aux paramètres qui encadrent la gestion des accommodements en milieu de travail, tant pour des motifs religieux que pour les autres motifs prévus par la Charte des droits et libertés de la personne.
– Reconnaitre publiquement que l’accès à l’emploi par les femmes est l’un des moyens les plus efficaces d’atteindre l’égalité homme-femme et prendre des mesures concrètes en ce sens.
– Lutter contre la discrimination, la stigmatisation et l’exclusion sociale des minorités religieuses et ethniques du Québec.
– Solliciter, dans le cadre de l’élaboration de lois et politiques en matière de neutralité de l’État, d’égalité et de liberté de religion, la coopération technique d’organisations intergouvernementales spécialisées dans l’application des traités de droits humains auxquels le Canada est lié.
Pour lire le mémoire complet de Québec inclusif, cliquez ici : http://quebecinclusif.org/wp-content/uploads/2014/01/Memoire_QuebecInclusif-5-1.pdf