Même si le texte, déposé à l’Assemblée nationale, est adopté dans sa version actuelle, le voile ne s’éclipsera pas pour autant de l’espace public. Ceux et celles qui se disent heurtés de voir ce « symbole de la soumission des femmes » leur rappeler un temps - pas si lointain - où les Québécoises subissaient l’oppression de l’Église catholique, continueront de rencontrer des femmes voilées dans la rue, dans le métro et dans les centres commerciaux. Or, à supposer, comme l’affirment les défenseurs de la Charte, que la majorité des femmes voilées sont soit de « dangereuses intégristes » soit des « soumises » qui n’attendent que le gouvernement vienne les émanciper, cette Charte « libératrice » ne devrait-elle pas concerner toutes les femmes et s’appliquer à tous les espaces ? Le principe d’égalité hommes-femmes dont elle serait la garante, à en croire ses partisans, ne devrait pas être appliqué à « temps partiel » - durant les heures de travail - ni au rabais : seules les femmes travaillant pour l’état sont concernées.
Le malaise ne disparaîtra donc pas à l’issue de l’adoption de la Charte. Les tensions devraient persister sinon s’exacerber, encouragées par un gouvernement qui aura « osé mettre ses culottes ». Faut-il rappeler que les cas d’agression, d’intimidation des femmes voilées, rapportés par les médias depuis le début du débat, se sont tous déroulés dans l’espace public.
Le débat ne va rien régler non plus, en ce qui concerne la lutte contre le développement de l’intégrisme religieux au Québec. Que des femmes voilées décident de garder leur foulard et de rester chez elles, parce qu’une Charte des valeurs leur aura fait perdre l’emploi qu’elles avaient dans une école ou dans une garderie, ne déplairait pas aux partisans de l’application de la Charia. Bien au contraire, puisque, pour ces derniers, le rôle de la femme c’est d’être la gardienne de son foyer. Il ne serait d’ailleurs pas surprenant que ces intégristes recrutent davantage d’adeptes depuis quelques mois. Lorsque les moyens de lutte contre un ennemi ne sont pas appropriés, c’est cet ennemi qui risque d’être renforcé.
On se souvient que le palais des Congrès de Montréal devait accueillir, les 8 et 9 septembre derniers, la conférence « Entre ciel et terre » avec la participation de prédicateurs islamistes européens. L’un de ces prédicateurs est le controversé Nader Abou Anas devenu célèbre grâce à ses déclarations sulfureuses sur les femmes comme lorsqu’il disait que « refuser le voile, c’est pire que d’avoir le cancer ou le sida ». La conférence, fort médiatisée et finalement annulée, avait suscité une grande indignation dans la société québécoise et avait servi de rampe de lancement au débat sur la Charte. Si on mesure aujourd’hui le buzz que cet événement avait créé et qu’on regarde le nombre de visionnements des capsules vidéo de ce prêcheur de la haine, on peut conclure que les organisateurs de la conférence ont atteint leur objectif sans avoir déplacé Abou Anas. Tout un exploit.
Ce dernier est loin d’être le seul prédicateur à tenir un discours réactionnaire accessible au public québécois. Plusieurs vivent même dans la province comme un certain Abou Hamaad Sulaiman Al-Hayiti auteur de L’islam ou l’intégrisme, véritable livre-réquisitoire contre les sociétés modernes. Cet ancien imam d’une mosquée de Montréal avait déclaré en 2011 au sujet de l’immigration au Canada qu’il est « interdit pour un musulman de venir vivre ici et de s’installer parmi les Kouffars de façon générale, excepté dans certains cas bien spécifiques et de manière temporaire, selon plusieurs conditions ». De quoi réconforter les Yves Michaud de ce monde.
À ceux, dans le camp de « la laïcité ferme », qui s’étaient indignés de voir Mme Anie Samson entrer dans une mosquée avec un foulard sur la tête lors de la dernière campagne électorale pour la mairie de Montréal, voilà ce que pense Al-Hayiti de telles initiatives :
« Non seulement on encourage les musulmans à participer aux élections, qui font partie d’un système établi sur le Koufr et le Shirk puisqu’il est établi sur l’idée du pouvoir du peuple par le peuple et le fait de donner aux créatures le droit exclusif d’Allah de légiférer en dehors d’Allah. Mais on fait également entrer dans les mosquées d’Allah des politiciens (en général des Kouffars) parmi les candidats des différents partis politiques, pour s’adresser directement aux musulmans après la prière de Joumou’ah. Et parfois ce sont même des femmes candidates, des mécréantes laïques et féministes, auxquelles ont fait porter des fichus sur la tête pour l’occasion (qu’est-ce qu’ils ne feraient pas pour des votes !) et qu’on laisse s’adresser aux musulmans ! »
Pour ceux qui affectionnent les amalgames entre immigrants, Nord-Africains, Arabes, musulmans et islamistes, le cas Hayiti ne sert pas leurs thèses simplistes. Ce salafiste qui s’assume est né au Québec d’un père d’origine haïtienne et d’une mère canadienne-française. Est-il étonnant qu’on n’ait pas entendu sa position sur la charte des valeurs, lui qui peut invoquer la liberté d’expression pour continuer à distiller un discours d’un autre âge ? Pas forcément. Peut-être espère-t-il que l’interdiction du voile dans la fonction publique encouragerait les femmes à rester chez elles. Chez elles, à la maison... ou dans les pays où ce voile est réellement imposé.
Au final, si l’on considère que le Québec est déjà suffisamment outillé pour assurer la neutralité de l’État, mais aussi pour légiférer sur les cas d’accommodements religieux - ces aspects de la charte ne suscitent aucun débat -, les Québécoises et les Québécois auront discuté, polémiqué et se seront parfois invectivés autour d’un projet de charte sans que cela débouche sur un meilleur cadre de vivre ensemble.