Contretemps
1er septembre 2021
Par Claudio Katz
Alors que les États-Unis cherchent à restaurer leur domination mondiale déclinante, le géant asiatique tente d’assurer une croissance capitaliste sans confrontations extérieures. La Chine est également confrontée à de sérieuses limitations historiques, politiques et culturelles pour intervenir par la force à l’échelle mondiale. Pour ces raisons, elle ne fait pas actuellement partie du club des pays impérialistes. Cette approche s’oppose aux analyses qui décrivent la Chine comme une puissance impérialiste, prédatrice ou colonisatrice. Elle définit la distance qui la sépare de ce statut et les conditions que la Chine devrait remplir pour se placer à ce niveau.
Il souligne également que la Chine a laissé derrière elle son ancienne condition de pays sous-développé et a rejoint désormais le groupe des économies centrales. Depuis cette nouvelle position, elle capte d’importants flux de capitaux internationaux et connaît une expansion qui profite des ressources naturelles fournies par les pays de la périphérie. En raison de cette position dans la division internationale du travail, elle ne fait pas partie des pays du Sud.
Claudio Katz partage donc les diverses objections qui ont été soulevées contre la caractérisation de la Chine comme un nouvel impérialisme, mais il remet en question l’idée que le pays serait un acteur qui ne serait intéressé que par la coopération, la mondialisation inclusive ou la sortie du sous-développement de ses partenaires. Un examen de tous les arguments en débat permet de clarifier la question contemporaine complexe du statut international de la Chine.
Ce texte de Claudio Katz a initialement été publié sur le site de la revue VientoSur. L’auteur est économiste, professeur à l’Université de Buenos Aires, chercheur au CONISET (Conseil national d’investigations scientifiques et techniques, en Argentine) et membre de EDI (Economistas De Izquierda).
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Comparaisons inadéquates
Les thèses qui postulent la transformation impérialiste globale de la Chine l’attribuent au tournant post-maoïste initié par Deng dans les années 1980. Ce changement aurait consolidé un modèle de capitalisme expansif présentant toutes les caractéristiques de l’impérialisme. Les adeptes de ces thèses voient dans l’asservissement économique imposé au continent africain une confirmation de cette évolution. Ils dénoncent, en outre, le fait la vieille oppression européenne dans cette région se répète via une rhétorique hypocrite (N.B. Turner, 2014, p. 65-71).
Cette caractérisation ne tient pas compte des différences significatives entre les deux situations. La Chine n’envoie pas de troupes dans les pays africains, comme la France, pour faire prospérer ses affaires. Sa seule base militaire dans le carrefour commercial névralgique de Djibouti contraste avec le vaste réseau d’installations que les États-Unis et l’Europe ont mis en place.
Le géant asiatique évite de s’impliquer dans les processus politiques explosifs du continent noir et sa participation aux « opérations de paix de l’ONU » ne lui confère pas un statut impérialiste. D’innombrables pays qui ne font manifestement pas partie de cette catégorie (comme l’Uruguay) fournissent des troupes aux missions de l’ONU.
Comparer le cours suivi par la Chine avec la trajectoire suivie par l’Allemagne et le Japon dans la première moitié du XXesiècle (N.B. Turner, 2014, p. 96-100) est tout aussi discutable. Cette analyse n’est pas confirmée par les faits. La nouvelle puissance asiatique a jusqu’à présent évité de s’engager dans la voie belliciste de ses prédécesseurs. Elle a atteint une importance économique internationale impressionnante en tirant parti des avantages concurrentiels qu’elle a trouvés dans la mondialisation. La Chine ne partage pas l’obsession de conquête territoriale qui caractérisait le capitalisme allemand ou japonais.
Au XXIe siècle, la Chine a développé des formes de production mondialisées qui n’existaient pas au siècle précédent. Cette nouveauté lui a donné une marge de manœuvre sans précédent pour développer son économie, avec des règles de prudence géopolitique inconcevables par le passé.
Les analogies erronées s’étendent également à ce qui s’est passé avec l’Union soviétique. La Chine répéterait la même conversion au capitalisme et la substitution conséquente de l’internationalisme par le « social-impérialisme ». Cette évolution est présentée comme un avant-goût des politiques impérialistes conventionnelles (N.B Turner, 2014, p. 46-47).Or, la Chine n’a pas suivi l’exemple de l’URSS. Elle a introduit des limites à la restauration économique capitaliste et a maintenu le régime politique qui s’est effondré chez son voisin. Comme le souligne à juste titre un analyste, toute la politique de Xi Jinping a été guidée par l’obsession d’éviter la désintégration subie par l’Union soviétique (El Lince, 2020). Les différences s’étendent à présent au domaine de l’intervention militaire extérieure. La nouvelle puissance asiatique n’a entrepris aucune action similaire à celle déployée par Moscou en Syrie, en Ukraine ou en Géorgie.
Critères erronés
La Chine est également placée dans le camp impérialiste sur la base d’analyses inspirées d’un texte célèbre du marxisme classique, écrit par Lénine en 1916, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme. Pour certains auteurs, le nouveau pouvoir a les caractéristiques économiques qu’analyse Lénine. L’exportation des capitaux, la taille des monopoles et l’incidence des groupes financiers confirmeraient le statut impérialiste du pays (N.B. Turner, 2014, p. 1-4, 25-31, 48-64).
Ces caractéristiques économiques ne constituent toutefois pas des paramètres suffisants pour définir la place internationale de la Chine au XXIe siècle. Certes, le poids croissant des monopoles, des banques ou des capitaux exportés accroît les rivalités et les tensions entre les puissances. Mais ces conflits commerciaux ou financiers n’expliquent pas les affrontements impérialistes et ne définissent pas non plus le statut spécifique de chaque pays dans la domination mondiale.
La Suisse, la Hollande ou la Belgique occupent une place importante dans le classement international du point de vue de la production, des échanges et du crédit mais elles ne jouent pas un rôle de premier plan dans la sphère des pays impérialistes. À leur tour, la France ou l’Angleterre jouent un rôle important dans ce dernier domaine qui ne découle pas strictement de leur primauté économique. L’Allemagne et le Japon sont des géants économiques mais ne sont pas autorisés à des interventions en dehors de cette sphère.
Le cas de la Chine est beaucoup plus singulier. La prééminence des monopoles sur son territoire ne fait que confirmer l’incidence habituelle de ces conglomérats dans tout pays. Il en va de même pour l’influence des capitaux financiers qui ont une place moins centrale que dans d’autres grandes économies. Contrairement à ses concurrents, le géant asiatique a gravi les échelons de la mondialisation sans la financiarisation néolibérale. En outre, il ne ressemble en rien au modèle bancaire allemand du début du XXe siècle que Lénine a étudié.
Il est vrai que l’exportation de capitaux, signalée par Lénine comme une caractéristique remarquable de son époque, est une caractéristique importante de la Chine d’aujourd’hui. Toutefois, cette influence ne fait que confirmer le lien significatif du géant oriental avec le capitalisme mondial.
Aucune des analogies avec le système économique du siècle dernier ne permet de définir le statut international de la Chine aujourd’hui. Tout au plus facilitent-elles la compréhension des changements dans le fonctionnement du capitalisme.
Un autre type d’approche permet de saisir l’évolution de la géopolitique mondiale. L’impérialisme est une politique de domination exercée par les puissances de la planète à travers leurs États. Il ne constitue pas un stade durable ou final du capitalisme. Le livre de Lénine clarifie ce qui s’est passé il y a cent ans mais pas le cours des événements récents. Il a été écrit dans le cadre d’un scénario très lointain de guerres mondiales généralisées.
L’attachement dogmatique à ce livre induit de chercher des similitudes forcées du conflit actuel entre les États-Unis et la Chine avec les conflagrations de la Première Guerre mondiale (N.B. Turner, 2014, p. 7-11). La principale confrontation actuelle est vue comme une simple répétition des rivalités inter-impérialistes de l’entre-deux-guerres. Cette comparaison est actuellement utilisée pour dénoncer la militarisation de la mer de Chine méridionale par la Chine. Xi Jinping poursuivrait les mêmes objectifs inavoués de l’Allemagne pour s’emparer de l’Europe centrale ou du Japon pour conquérir le Pacifique Sud. Les partisans de cette thèse omettent pourtant de préciser que l’expansion économique de la Chine s’est déroulée, jusqu’à présent, sans tirer un seul coup de feu en dehors de ses frontières.
On oublie aussi que Lénine ne prétendait pas présenter une classification de l’impérialisme basée sur le niveau de développement capitaliste de chaque puissance. Il s’est contenté de souligner la dimension guerrière catastrophique de son époque, sans préciser les conditions que chaque participant à ce conflit devait remplir pour être caractérisé comme impérialiste. Il a placé, par exemple, une puissance économiquement arriérée comme la Russie dans cette catégorie en raison de son rôle actif dans le bain de sang militaire.
L’analyse de l’impérialisme classique par Lénine est un cadre théorique très pertinent mais le rôle géopolitique de la Chine au XXIe siècle doit être analysé à l’aide d’un ensemble d’outils différents.
Un statut uniquement potentiel
Les basiques notions marxistes de capitalisme, socialisme, impérialisme ou anti-impérialisme ne suffisent pas à caractériser la politique étrangère de la Chine. Ces concepts ne constituent qu’un point de départ. Des notions supplémentaires sont nécessaires pour tenir compte de la trajectoire du pays. La simple déduction d’un statut impérialiste sur la base de la conversion du géant asiatique en « deuxième économie mondiale » (N. B. Turner, 2014, p. 23-24) ne permet pas d’élucider les questions en jeu.
Plus précise est la recherche de concepts qui intègrent à la fois l’énorme expansion économique de la Chine et la grande distance qui la sépare encore de la puissance dominante étasunienne. La formule d’« empire en devenir » tente de décrire ce lieu de gestation, encore loin de la prédominance étatsunienne. Le contenu concret de cette catégorie est cependant controversé. Certains penseurs lui donnent une portée plus avancée qu’embryonnaire. Ils estiment que le nouveau pouvoir est sur une voie accélérée vers un impérialisme classique. Ils soulignent le changement introduit avec la base militaire de Djibouti, la construction d’îles artificielles dans la mer du Sud de Chine méridionale et la reconversion offensive des forces armées.
Cette vision prend pour acquis qu’après plusieurs décennies d’accumulation capitaliste intense, la phase impérialiste commence déjà à mûrir (Pierre Rousset, 2018). Elle implique une différenciation typique entre un pôle impérialiste dominant (les États-Unis) et un pôle impérialiste ascendant (la Chine) (N. B. Turner, 2014, p. 44-46).
Cependant, des différences qualitatives très importantes persistent entre les deux puissances. Ce qui distingue le géant asiatique de son homologue nord-américain n’est pas le pourcentage de maturation d’un même modèle. Avant de se lancer dans les aventures impérialistes de son rival, la Chine devrait achever sa propre restauration capitaliste.
L’expression « empire en formation » peut être utile pour indiquer le caractère embryonnaire de cette gestation. Ce concept ne pourrait prendre le sens de maturité croissante que si la Chine abandonnait sa stratégie défensive actuelle. Cette tendance est présente dans le système capitaliste néolibéral possédant des investissements à l’étranger et des ambitions expansives. La prédominance de cette fraction exigerait de briser le groupe opposé qui privilégie le développement interne. En d’autres termes, adopter cette politique nécessiterait qu’au sein de la direction chinoise la tendance qui la préconise parvienne à s’imposer contre ceux qui souhaitent préserver l’organisation actuelle du régime politique
La Chine n’est un empire en devenir que sur le plan du potentiel. Elle gère le deuxième produit brut de la planète, elle est le premier producteur de biens industriels manufacturés et reçoit le plus grand volume de capitaux au monde. Cette position économique centrale n’a néanmoins pas de corrélat équivalent dans la sphère géopolitique et militaire qui définit le statut de puissance impérialiste.
Tendances inabouties
Une autre théorie considère que la Chine a toutes les caractéristiques d’une puissance capitaliste dont le caractère impérialiste reste embryonnaire et non hégémonique. Elle met en avant la croissance spectaculaire de son économie tout en soulignant les limites auxquelles elle est confrontée pour atteindre une position dominante sur le marché mondial. Elle met également l’accent sur les restrictions auxquelles elle est confrontée dans le domaine technologique face à ses concurrents occidentaux.
Pour elle, ces propriétés ambivalentes justifient le concept d’« État capitaliste dépendant avec des caractéristiques impérialistes ». Le nouveau pouvoir combinerait les restrictions d’une autonomie limitée (dépendance), avec des projets ambitieux d’expansion extérieure (impérialisme) (Juan Chingo, 2021).
La volonté de définir une situation intermédiaire se heurte ici à une erreur conceptuelle. Dépendance et impérialisme sont deux notions antagoniques qui ne peuvent être intégrées dans une formule commune. Elles ne se réfèrent pas, à l’inverse de la notion « centre-périphérie », à des dynamiques économiques de transfert de valeur ou à des hiérarchies dans la division internationale du travail. On ne peut donc pas recourir aux mêmes combinaisons que celles permises avec la notion de semi-périphérie.
La dépendance implique l’existence d’un État soumis à des ordres, des exigences ou des conditions extérieures tandis que l’impérialisme implique le contraire : une suprématie internationale et un degré élevé d’interventionnisme extérieur. Ils ne doivent pas être confondus dans la même formule. En Chine, l’absence de subordination à une quelconque puissance coexiste avec une très grande prudence en ce qui concerne l’ingérence dans les autres pays. Il n’y a ni dépendance, ni impérialisme.
La caractérisation de la Chine comme une puissance qui a achevé son développement capitaliste sans être capable de sauter à l’étape suivante du développement impérial (celle de l’impérialisme), suppose que la première étape ne constitue pas une base suffisante pour progresser vers une position dominante à l’échelle mondiale. Ce raisonnement présente comme deux étapes d’un même processus un ensemble d’actions économiques et géopolitiques et militaires de signes différents. Ces différences essentielles sont ici ignorées.
Une approche similaire qui considère la Chine comme un modèle capitaliste achevé et qui navigue à l’échelon inférieur de l’impérialisme est défendue par un autre auteur avec deux concepts auxiliaires : le capitalisme bureaucratique et la dynamique sous-impériale (Au Loong Yu, 2018). Le premier terme se réfère à la fusion de la classe dominante avec l’élite dirigeante et le second dépeint une politique d’expansion internationale limitée. Mais comme le pays est également censé agir comme une superpuissance (en concurrence et en collaboration avec le géant étatsunien), le développement complet de sa nature impériale ne serait qu’une question de temps.
Cette analyse souligne que la Chine a achevé sa transformation capitaliste mais sans expliquer à quoi sont dus les retards dans sa conversion impérialiste. Toutes les limitations mises en évidence dans ce deuxième domaine pourraient également s’appliquer au premier. Pour éviter ces dilemmes, il est plus simple d’affirmer que les insuffisances persistantes de la restauration capitaliste expliquent les limitations du caractère impérialiste. Comme la classe dominante ne contrôle pas les leviers de l’État, elle doit se plier à la stratégie internationale prudente promue par le Parti communiste.
Contrairement aux États-Unis, à l’Angleterre ou à la France, les grands groupes capitalistes chinois ne réclament pas l’intervention politico-militaire de leur État pour régler des litiges commerciaux. Il n’y a pas de précédent en matière d’invasions ou de coups d’État contre des pays qui nationaliseraient des entreprises ou suspendraient le remboursement de leur dette. Personne ne sait à quelle vitesse l’État chinois adoptera (ou non) ces pratiques impérialistes et il n’est pas correct de considérer cette tendance comme acquise.
Prédateurs et colonisateurs ?
La présentation de la Chine comme une puissance impérialiste est souvent argumentée par des descriptions de sa présence impressionnante en Amérique latine. Certains affirment qu’elle agit dans le Nouveau Monde avec la même logique prédatrice que celle mise en œuvre par la Grande-Bretagne au XIXe siècle (Sebastián Ramírez, 2020). D’autres publications insistent sur le danger que représenteraient des bases militaires chinoises en Argentine et au Venezuela (Nadia Bustos, 2020).
Aucune de ces caractérisations ne permet pourtant d’établir une comparaison sérieuse avec l’ingérence massive des ambassades étasuniennes qui illustre bien ce qu’est une politique impérialiste en Amérique latine. La Chine est à mille lieues d’une telle ingérence. Il y a quelques différences entre tirer profit de la vente de produits manufacturés et de l’achat de matières premières d’un côté et envoyer des marines, former des militaires et financer des coups d’État de l’autre.
Plus judicieuse (et discutable) est la caractérisation du géant asiatique comme « nouveau colonisateur » de l’Amérique latine. Cela revient à considérer que la Chine tend à établir avec ses partenaires latino-américains un consensus sur les matières premières, similaire à celui forgé précédemment par les États-Unis. Cette alliance avec Pékin viendrait en complément de celle conclue avec Washington et renforcerait l’insertion internationale de l’Amérique Latine en tant que fournisseur de matières premières et acquéreur de produits manufacturés (Maristella Svampa, 2013).
Cette approche rend bien compte de la manière dont les relations actuelles de l’Amérique latine avec la Chine renforcent la primarisation de cette région, c’est-à-dire sa spécialisation dans la production des matières premières pour l’industrie. Pékin est en train de devenir le premier partenaire commercial du continent et profite des avantages liés à cette nouvelle position.
D’autre part, l’Amérique latine a gravement été impactée par des transferts de valeur au profit de la puissante économie asiatique. Elle n’occupe pas la place privilégiée que la Chine assigne à l’Afrique et n’est pas non plus une zone de délocalisation d’usines comme l’Asie du Sud-Est. Le Nouveau Continent est courtisé pour l’importance de ses ressources naturelles. Le schéma actuel des flux pétrolier, minier et agricole est très favorable à Pékin.
Cette exploitation économique n’est toutefois pas synonyme de domination impérialiste, ni d’intervention colonialiste. Ce dernier concept s’applique, par exemple, à Israël, qui occupe des territoires, déplace la population locale et s’empare des richesses palestiniennes.
L’émigration chinoise n’a pas cette fonction colonialiste. Elle est dispersée aux quatre coins de la planète, avec une spécialisation importante dans le commerce de détail. Son développement n’est pas dirigé par Pékin et n’obéit pas à des projets sous-jacents de conquête à l’échelle mondiale. Une partie de la population chinoise émigre tout simplement, de la même façon que s’opèrent les mouvements contemporains de main-d’œuvre. La Chine a consolidé un commerce inégal avec l’Amérique latine mais sans utiliser la géopolitique impérialiste qui continue à être incarnée par la présence des marines, de la DEA, du Plan Colombie et de la IVe Flotte. Il en va de même pour ce qui concerne l’intervention de forces armées et l’organisation de coups d’État.
Ignorer cette différence revient à tracer un trait d’égalité entre la Chine et les États-Unis en tant que puissances agressives, et donc à placer les deux concurrents sur le même plan en soulignant qu’ils interviennent de façon indépendante dans ces conflits. Or, manquer de relever les distinctions est une manière d’omettre que les États-Unis sont le principal responsable des tensions qui secouent la planète, qu’ils envoient des navires de guerre au large des côtes de la Chine et se livrent à une surenchère dans leurs accusations pour générer un climat de conflit croissant.
Les conséquences d’un tel positionnement sont particulièrement graves pour l’Amérique latine qui a une histoire tumultueuse d’interventions étasuniennes. En postulant une trajectoire équivalente de la Chine dans le futur, on confond réalités et éventualités. Par ailleurs, cela revient à ignorer le rôle de contrepoids potentiel à la domination étasunienne que la puissance asiatique pourrait jouer dans le cadre d’une dynamique d’émancipation de l’Amérique latine.
En outre, les thèses qui placent la Chine et les États-Unis sur le même plan sont perméables à l’idéologie anticommuniste de la droite. Elles reflètent la combinaison de peur et d’incompréhension qui domine dans toutes les analyses conventionnelles du géant asiatique.
Les tenants latino-américains de ces thèses dénoncent à la fois le « totalitarisme » chinois et le « populisme » régional. Utilisant le vieux langage de la guerre froide, ils mettent en garde contre le rôle dangereux de Cuba ou du Venezuela en tant que pions dans la conquête prochaine de la totalité de l’hémisphère par l’Asie. La sinophobie encourage toutes sortes d’absurdités.
Loin des pays du Sud
Les approches qui rejettent à juste titre la caractérisation de la Chine comme puissance impérialiste comportent quant à elles de nombreuses nuances et différences. Un large éventail d’analystes, qui s’opposent à juste titre à la classification de la Chine dans le camp des puissances dominantes, en déduisent généralement l’appartenance de la Chine aux pays du Sud.
Cette vision confond la géopolitique défensive de la Chine dans le conflit avec les États-Unis avec l’appartenance au groupe des nations économiquement arriérées et politiquement dominées. La Chine a jusqu’à présent renoncé aux interventions caractéristiques des puissances impérialistes, mais cela ne justifie pas qu’on la classe dans les pays de la périphérie, ni parmi les nations dépendantes.
Le géant asiatique ne peut pas non plus être classé parmi les « pays émergents » vu la place centrale qu’il a déjà acquise dans l’économie mondiale. Il suffit de noter que la Chine exportait moins de 1 % du total des produits manufacturés en 1990 et qu’elle génère actuellement 24,4 % de la valeur ajoutée industrielle (Esteban Mercatante, 2020). La Chine absorbe l’excédent par le biais d’entreprises situées à l’étranger et tire profit de la fourniture de matières premières. Elle est déjà montée sur le podium des économies avancées. Ceux qui continuent à classer la Chine dans les pays du tiers-monde ne sont pas conscients de cette transformation monumentale.
Certains auteurs conservent l’ancienne image de la Chine comme zone d’investissement des entreprises multinationales qui exploitaient l’importante main-d’œuvre asiatique et transféraient ensuite leurs bénéfices aux États-Unis ou en Europe (Sam King, 2014). Cela était vrai lors du décollage de cette nouvelle puissance et persiste encore aujourd’hui dans certains segments de l’activité productive. Toutefois, la Chine a atteint sa croissance impressionnante au cours des dernières décennies en conservant la majeure partie de cet excédent. De nos jours, la masse des fonds extraits par le commerce et les investissements étrangers est bien plus importante que les flux inverses. Il suffit de regarder le montant de l’excédent commercial ou des créances financières pour mesurer ce résultat. La Chine a laissé derrière elle les principales caractéristiques d’une économie sous-développée.
Les chercheurs qui postulent la persistance de cette condition tendent à relativiser l’évolution des dernières décennies. Ils ont tendance à mettre en évidence des caractéristiques du retard qui sont déjà dépassées. Les déséquilibres auxquels la Chine est confrontée proviennent de surinvestissements et de processus de surproduction ou de suraccumulation. Elle doit faire face aux contradictions d’une économie développée.
Le géant asiatique ne souffre pas de l’asphyxie qui frappe les pays dépendants. Elle ne connaît pas de déséquilibre commercial, de manque de technologie, de rareté des investissements ou d’étranglement du pouvoir d’achat. Aucune donnée sur la réalité de la Chine ne suggère que son impressionnante puissance économique est une simple fiction statistique. Elle a gravi les échelons de l’économie mondiale. De ce fait, il n’est pas correct de la placer parmi les pays périphériques, où la production agricole est subordonnée aux industries des métropoles (Sam King, 2014). C’est le cas d’un très grand nombre de nations africaines, latino-américaines ou asiatiques qui fournissent les matières premières nécessaires à l’industrie manufacturière chinoise.
La Chine est régulièrement classée aux côtés des États-Unis sur le podium d’un G2 qui définit pour l’essentiel l’agenda fixé par le G7 des grandes puissances, ce qui exclut évidemment qu’on puisse la classer parmi les pays du Sud. Elle ne serait pas en mesure de mener la bataille contre son rival nord-américain pour le leadership de la révolution numérique si elle en faisait partie. Elle n’aurait pas non plus pu jouer, comme elle l’a fait, un rôle de premier plan pendant la pandémie.
Après un développement accéléré, la Chine a été placée dans la position d’une économie créancière, en conflit potentiel avec ses clients du Sud. Les signes de ces tensions sont nombreux. La crainte de la main-mise chinoise sur des actifs garantissant ses prêts a entraîné des résistances (ou des annulations de projets) au Vietnam, en Malaisie, au Myanmar ou en Tanzanie (Hart-Landsbergs, 2018).
La controverse sur le port de Hambantota au Sri Lanka illustre un tel dilemme typique des grandes puissances créancières. Le défaut de paiement d’une dette élevée a donné lieu en 2017 à la signature d’un bail de 99 ans portant sur ces installations. Cela a conduit la Malaisie à revoir ses engagements et a remis en question les accords qui localisent sur le territoire chinois les activités les plus productives. Le Vietnam a soulevé une objection similaire à la création d’une zone économique spéciale et les investissements impliquant le Pakistan ravivent des différends de toutes sortes.
La Chine est aujourd’hui clairement exclue de toute appartenance aux pays du au Sud et elle commence d’ailleurs à en assumer les conséquences. Fin 2018, on craignait une éventuelle prise de contrôle du port de Mombasa par la Chine si le Kenya devait faire défaut sur sa dette (Pedro Alonso, 2019). La même crainte commence à émerger dans d’autres pays qui présentent des montants élevés de dettes douteuses (Yémen, Syrie, Sierra Leone, Zimbabwe) (Keith Brasher et Clifford Krauss, 2015).
Des visions indulgentes
D’autres auteurs, qui prennent en compte le rôle actuel sans précédent de la Chine, louent sa convergence avec ses pays partenaires et la transition vertueuse vers un bloc multipolaire. Ces scénarios ne dépendraient que des défis que le pays doit relever pour maintenir sa trajectoire ascendante. Mais ces conceptions idylliques négligent le fait que l’enracinement du capitalisme accentue en Chine tous les déséquilibres déjà générés par les excédents de marchandises et de capitaux. Ces tensions accroissent à leur tour les inégalités et la dégradation de l’environnement. L’ignorance de ces contradictions empêche de comprendre comment la stratégie internationale défensive de la Chine est minée par la pression concurrentielle imposée par le capitalisme.
Caractériser ce pays d’« empire sans impérialisme » qui fonctionnerait de manière auto-centrée est un exemple de ces points de vue condescendants qui considèrent que la nouvelle puissance asiatique s’en tient à une politique internationale modérée afin de ne pas humilier ses adversaires occidentaux (Bruno Guigue, 2018). Cela occulte le fait que non seulement cette coexistence doit composer avec le harcèlement de Pékin par Washington, mais également que l’économie chinoise, de plus en plus axée sur le profit et l’exploitation, amplifie elle-même ce conflit.
Il est vrai que le développement actuel du capitalisme est limité par la présence régulatrice de l’État chinois et par les restrictions officielles de la financiarisation et du néolibéralisme. Le pays souffre néanmoins déjà des bouleversements imposés par un système de concurrence et d’exploitation.
La croyance que la Chine est régie par une « économie de marché », qualitativement différente du capitalisme et étrangère aux perturbations de ce régime, est l’idée fausse et tenace que défend un grand théoricien de la mondialisation (Giovanni Arrighi, 2007, chap 2). C’est ignorer que la Chine ne pourra guère échapper aux conséquences du capitalisme si elle consolide la restauration inachevée de ce système.
D’autres visions candides de l’évolution actuelle de la Chine concernent sa politique étrangère en matière de « mondialisation inclusive ». Elles mettent l’accent sur la volonté pacifique qui caractériserait une expansion fondée sur des principes de bénéfices partagés par tous les participants. Elles mettent également en avant « l’alliance inter-civilisationnelle » générée par le nouvel entrelacement mondial entre nations et cultures. Mais est-il possible de forger une « mondialisation inclusive » dans le cadre du capitalisme ? Comment le principe de bénéfices mutuels pourrait-il être réalisé dans un système régi par la concurrence et le profit ?
En fait, la mondialisation a entraîné des écarts considérables entre les gagnants et les perdants, avec pour conséquence un accroissement des inégalités. La Chine ne peut offrir de remèdes magiques à cette adversité. Au contraire, elle en accroît les effets en augmentant sa participation aux processus économiques régis par l’exploitation et le profit.
Jusqu’à présent, la Chine a réussi à limiter les conséquences tumultueuses de cette dynamique mais les classes dirigeantes et les élites néolibérales du pays sont déterminées à rompre toutes les amarres. Elles exercent une forte pression pour que Pékin assume les asymétries croissantes imposées par le capitalisme mondial. Fermer les yeux sur cette tendance n’est qu’un déni de la réalité.
Le gouvernement chinois lui-même glorifie la mondialisation capitaliste, vante les sommets de Davos et les vertus du libre-échange en se livrant à un éloge vide de sens de l’universalisme. Certains tentent de concilier cette position avec les principes fondamentaux de la doctrine socialiste. Ils affirment que la Route de la soie synthétise les modalités contemporaines de l’expansion économique, que le Manifeste communiste analysait au milieu du XIXe siècle.
Les critiques de cette interprétation insolite ont toutefois rappelé que Marx n’a jamais applaudi cette évolution (Lin Chun, 2019). Au contraire, il a dénoncé ses terribles conséquences pour les peuples du monde entier. Ces alchimies théoriques ne permettent pas d’harmoniser l’inconciliable.
Controverses sur la coopération
Une autre vision complaisante du cours actuel de la Chine met l’accent sur la notion de coopération dans la politique étrangère de la Chine. Elle rappelle que la Chine n’est pas responsable des préjudices subis par ses partenaires de la périphérie et insiste sur le caractère désintéressé des investissements réalisés par Pékin. Elle rappelle également que la capacité exportatrice de ces pays repose sur des augmentations de productivité qui en elles-mêmes n’affectent pas ces économies (Dic Lo 2016).
Cette vision idyllique des échanges commerciaux ignore l’effet objectif de l’échange inégal qui est la marque de toutes les transactions dans le cadre du capitalisme mondial. La Chine s’approprie les excédents des économies sous-développées par la dynamique même de ces transactions. Elle obtient des profits significatifs parce que sa productivité est supérieure à la moyenne de ses partenaires. Ce qui est présenté naïvement comme une spécificité de la puissance asiatique n’est que le principe d’inégalité généralisée qui prévaut sous le capitalisme.
En affirmant que « la Chine ne primarise pas » ses partenaires d’Amérique latine ou d’Afrique, on accepte pour postulat la responsabilité exclusive du système mondial dans cette calamité. C’est ignorer que cette nouvelle puissance est un facteur central du commerce international.
Suggérer que la Chine n’est « pas à blâmer » en général pour les méfaits du capitalisme revient à dissimuler les bénéfices obtenus par les classes dirigeantes de ce pays. Elles profitent de l’augmentation significative de la productivité (par des mécanismes d’exploitation des salariés) et capitalisent ces gains dans leurs échanges avec les pays sous-développés. En faisant l’éloge d’une expansion chinoise « plus fondée sur la productivité que sur l’exploitation » (Dic Lo, 2018), on passe sous silence que l’une comme l’autre relèvent du même processus d’appropriation du travail d’autrui.
Le contraste entre la productivité encensée et l’exploitation honnie est typique de la théorie économique néoclassique. Cette thèse postule la confluence harmonieuse sur le marché de différents « facteurs de production » en oubliant que tous sont fondés sur la même extraction de la plus-value. Cette appropriation est la seule source réelle de tous les profits.
L’affirmation du caractère positif de la politique de la Chine met souvent en avant le contrepoids qu’elle représente face à la primauté internationale de la financiarisation et du néolibéralisme (Dic Lo, 2018). Mais les limites imposées à la financiarisation (flux internationaux de spéculation) n’amoindrissent pas les effets assumés de la libéralisation(l’exploitation des travailleurs par les capitalistes).
La restauration du capitalisme en Chine a été la principale incitation à la délocalisation des entreprises et à la baisse en conséquence du coût de la force de travail. Cette évolution a contribué à reconstituer le taux de profit au cours des dernières décennies. Pour que le géant asiatique puisse jouer un rôle progressiste dans la coopération internationale, il faudrait qu’il renonce sur le plan interne et externe à la restauration du capitalisme.
Ruptures et scénarios
La Chine a dépassé son ancienne condition de territoire ravagé par les interventions étrangères. Elle n’est plus confrontée à la situation dramatique qu’elle a connue au cours des siècles passés. Elle affronte l’agresseur étasunien à partir d’une position très éloignée de l’impuissance qui frappe les pays de la périphérie. Les stratèges du Pentagone savent qu’ils ne peuvent traiter la Chine comme le Panama, l’Irak ou la Libye.
Cependant, cette affirmation de la souveraineté est allée de pair avec l’abandon des traditions anti-impérialistes. Le régime post-maoïste s’est éloigné de la politique internationale radicale incarnée par la Conférence de Bandung et le Mouvementdes non-alignés. Elle a également enterré toute politique de solidarité avec les luttes des peuples du monde.
Ce changement est l’autre aspect de sa prudence géopolitique internationale. La Chine évite les conflits avec les États-Unis, et donc ne s’immiscent pas dans les abus de Washington. Et l’élite dirigeante a enterré toute trace de sympathie avec les mouvements de résistance au principal oppresseur de la planète. Ce virage se heurte aux mêmes limitations que la restauration capitaliste et l’accès à un statut international de puissance dominante. Il est soumis au différend non résolu sur l’avenir interne du pays. La voie capitaliste promue par les néolibéraux a des conséquences pro-impérialistes aussi fortes que la voie anti-impérialiste promue par la gauche. Dès lors, le conflit avec les États-Unis aura un impact direct sur ces alternatives.
Quels sont les scénarios prévisibles dans la compétition avec les États-Unis ? L’hypothèse d’une détente (et d’une conciliation entre les deux puissances) s’est diluée. Les signes d’un affrontement durable sont évidents et démentent les diagnostics d’assimilation de la Chine à l’ordre néolibéral en tant que partenaire des États-Unis, que certains auteurs ont postulés (Hung, Ho-fung, 2015).
Le contexte actuel exclut également la gestation d’une classe capitaliste transnationale réunissant des partenaires chinois et étasuniens. Le choix par la Chine d’une politique néolibérale spécifique n’est pas la seule raison de cette impossibilité (William I. Robinson, 2017). Le concept de « Chinamérique », avant la crise de 2008, n’incluait pas non plus les amalgames entre les classes dominantes ou les ébauches de la création d’un État commun.
À court terme, la montée en puissance de la Chine s’inscrit dans le cadre d’un recul évident des États-Unis. Elle est en train de gagner la bataille dans tous les domaines et sa récente gestion de la pandémie le confirme. Pékin a réussi à contrôler rapidement l’extension de la pandémie tandis que Washington a dû faire face à un débordement qui a placé le pays en tête quant au nombre de victimes.
La Chine s’est également distinguée par son aide internationale en matière de santé face aux États-Unis qui ont fait preuve d’un égoïsme effrayant. L’économie asiatique a déjà repris un rythme de croissance élevé tandis que son concurrent étasunien est aux prises avec un rebond incertain de son économie. La défaite électorale de Trump couronne l’échec de toutes les opérations étasuniennes visant à briser la Chine. Toutefois, le scénario à moyen terme est plus incertain. Les ressources militaires, technologiques et financières dont dispose l’impérialisme étasunien ne permettent pas de prévoir qui sortira vainqueur de cette confrontation.
Trois scénarios dissemblables peuvent être envisagés. Si les États-Unis gagnent, ils pourraient commencer à restaurer leur leadership mondial en subordonnant leurs partenaires asiatiques et européens. Si, en revanche, la Chine parvenait à s’imposer avec une stratégie capitaliste de libre-échange, elle consoliderait sa transformation en puissance impérialiste. Enfin, une victoire du géant asiatique obtenue dans un contexte de soulèvements populaires changerait complètement le scénario international. L’éventualité d’une telle victoire pourrait inciter la Chine à revenir à une politique anti-impérialiste dans un processus de renouveau socialiste. La configuration de l’impérialisme au XXIe siècle dépendra de celle de ces trois options qui s’imposera.
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Traduction de l’espagnol (argentin) revue par Robert March.
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