Édition du 17 décembre 2024

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Europe

L'oracle de Naxos résiste toujours

Manolis Glezos est un héros grec. Pas un demi-dieu de l’Antiquité, mais un homme bien vivant et toujours actif de 89 ans – "dont 75 ans de luttes" –, qui résume à lui seul l’histoire blessée de la Grèce moderne, de l’Occupation allemande au combat actuel contre la "troïka".

L’homme qui a décroché le drapeau nazi de l’Acropole en 1941 conserve en lui une part de jeunesse. Il n’est pas très grand. Sa chevelure blanche ondule légèrement sur la nuque. Il a l’oeil vif et souriant. Sa moustache et ses sourcils fournis lui donnent une "gueule" qui porte sur elle toute la fierté de la Grèce. Et son humanité passe dans son regard clair.

Dimanche 12 février, alors qu’il était assis avec le musicien Mikis Theodorakis – son cadet en résistance, âgé de seulement 86 ans –, devant les députés qui s’apprêtaient à voter de nouvelles mesures d’austérité, un ministre s’est senti obligé de rendre hommage aux deux "monuments" présents ce soir-là. Les deux monuments en question venaient d’être atteints par des gaz lacrymogènes, alors qu’ils demandaient à entrer dans le Parlement, comme ils en ont le droit en tant qu’anciens députés, suivis par un cortège de 100 000 manifestants.

Quelqu’un a demandé au chef des MAT (les CRS grecs) pourquoi il ne voulait pas les laisser passer. "On ne va pas laisser les communistes occuper le Parlement", a répondu l’officier. Manolis Glezos éclate de rire en racontant cette histoire, qui lui rappelle bien des souvenirs. Les deux compères ont fini par entrer au Parlement, après avoir fait étape à l’infirmerie pour se faire soigner.

"Je ne suis pas une statue"

Dix jours après, Manolis Glezos prend encore des médicaments pour mieux respirer. Sur une feuille, il dessine. L’endroit où il se trouvait, place Syntagma, ce jour-là ; puis la tribune où ils siégeaient avec Theodorakis, à la gauche du président, face aux députés. "Nous n’avions pas le droit de parler, mais j’étais là pour transmettre l’angoisse du peuple grec devant les mesures qu’ils allaient voter." C’était un silence parlant.

"Toute ma vie, on a essayé de faire de moi un monument pour me faire taire. Je ne suis pas une statue ou un tableau, et je parle tout le temps." Il est infatigable pour parler du passé, du présent, du futur et de l’avènement d’une démocratie directe qu’il appelle de ses voeux.

Il n’y a qu’un sujet dont il ne souhaite plus parler : la nuit du 30 au 31 mai 1941, quand, à 18 ans, il est allé avec son ami Apostolos Santas, mort en avril 2011, décrocher le drapeau nazi qui flottait sur l’Acropole. Il bascule lentement la tête en arrière en disant dans un sourire "Oxi" ("non"). "Je ne suis pas une star. Ce serait ridicule de raconter toujours la même chose." Mais il veut bien expliquer leur geste : "Nous avions entendu qu’Hitler avait déclaré la victoire allemande en Europe. On s’est dit que, si tel était son avis, on allait lui montrer que la lutte ne faisait que commencer. Et nous sommes partis le lendemain vers l’Acropole."

Dans le documentaire sur Les Combattants de l’ombre, Apostolos Santas raconte cette nuit de clair de lune, les gardes allemands qui font la fête avec des femmes pour célébrer la victoire du Reich, leurs vaines tentatives pour grimper au mât glissant et le drapeau gigantesque qui finit par tomber. Ils découpent chacun un morceau de la croix gammée, avant de jeter le reste de l’enseigne dans un puits où, selon la mythologie, se tenait le serpent qui gardait l’Acropole. "A ce moment-là, explique Apostolos Santas, nous avons ressenti, Manolis et moi, une grande fierté. Nous étions au sommet de l’Acropole. Nous ne portions aucune arme et nous avions réussi à enlever le symbole des forces qui avaient traumatisé l’Europe entière."

Manolis Glezos n’a guère le temps de savourer son acte d’héroïsme, ni pendant ni après la guerre. Il a été condamné à mort trois fois, a subi neuf tentatives d’assassinat et passé seize ans de sa vie en prison. Victime des Allemands pendant la guerre ou, la plupart du temps, de son propre pays, qu’il a pourtant contribué à libérer.

Après la défaite allemande, les troupes anglaises combattent les résistants communistes qui ont gagné la guerre et refusent de désarmer. Le pays entre dans quatre années de guerre civile. En 1949, Manolis Glezos est condamné à mort pour trahison. Un dirigeant grec l’annonce à une presse incrédule, en leur affirmant que sa tombe est déjà prête. "Ma mère est allée voir mon tombeau", explique-t-il. Il se souvient de la radio grecque diffusant, le dimanche après sa condamnation, un extrait de la radio française, qui annonce : "Le général de Gaulle s’adresse au gouvernement grec pour qu’il n’exécute pas le premier résistant d’Europe.""Dans mon village, sur l’île de Naxos, tout le monde a signé en ma faveur, même le pope. Et ils n’étaient pas tous communistes", souligne-t-il.

"Le général de Gaulle a exagéré. Je ne suis pas le premier résistant d’Europe." Il se lève et sort de sa bibliothèque les deux gros volumes de son histoire de la Résistance ainsi que la photo en noir et blanc d’un jeune homme. "C’est lui le premier partisan." Il s’agit de Mathios Potagas. "Le 2 mai 1941, il s’est mis sur la route devant une colonne allemande pour leur demander d’arrêter et leur dire : "Vous n’avez pas gagné. Vous n’allez pas nous rendre esclaves, car notre âme est toujours libre. Je suis seul, mais derrière moi il y a tout le peuple grec." Il avait 17 ans. Ils lui ont écrasé la tête à coups de pierres."

Dans sa maison du quartier résidentiel de Neo Psychiko, dans le nord d’Athènes, le portrait d’un jeune homme fait face à l’entrée. C’est celui de son frère, exécuté à 19 ans par les Allemands. "C’est un peintre allemand qui l’a fait à partir d’une photo. Il est venu me l’apporter à Naxos." S’il milite, depuis bien avant la crise actuelle, pour que l’Allemagne rembourse l’argent que la Grèce a dû lui prêter pendant la guerre, Manolis Glezos s’est toujours défendu de tout antigermanisme, pourtant à la mode en ce moment dans le pays.

Athènes, capitale de la résistance

L’homme, emprisonné à nouveau sous le régime des colonels (1967-1974), a déserté les rangs communistes depuis longtemps. Il est aujourd’hui membre du Syriza, le parti d’extrême gauche parlementaire, farouchement opposé aux mémorandums signés avec la "troïka" û les représentants du Fonds monétaire international (FMI), de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne (BCE) –, qui ont prêté 110 milliards d’euros à la Grèce en mai 2010 en échange de sévères mesures d’austérité ; et s’apprêtent à remettre au pot 130 milliards d’euros, contre des mesures encore plus sévères de baisse des salaires et des pensions de retraite.

"L’ancien président de l’Institut français d’Athènes, Roger Milliex, avait dit pendant la guerre que la capitale de la Résistance de l’Europe était Athènes. Cela redevient vrai aujourd’hui. Face à ces mouvements populaires, le gouvernement est en panique." Le 12 février, la police a lancé très tôt des gaz lacrymogènes pour disperser la manifestation et des bandes organisées en ont profité pour incendier plusieurs immeubles. Les pompiers ont eu du mal à intervenir dans la foule. Les gens qui fuyaient les gaz se heurtaient à ceux, nombreux, qui continuaient d’arriver, donnant une impression de chaos.

"Le gouvernement n’a pas de légitimité populaire, alors que les mesures qui sont prises vont engager la Grèce pendant plus de vingt ans", explique Manolis Glezos. En novembre 2011, Lucas Papadémos a remplacé le premier ministre Georges Papandréou, contraint à la démission. L’ancien vice-président de la BCE a alors formé un gouvernement de coalition avec les socialistes du Pasok, la droite de la Nouvelle Démocratie et l’extrême droite du Laos, qui a quitté le navire début février.

"Les gens sont en colère. La marche incontrôlable de cette colère peut nous entraîner dans un très grave conflit, explique le vieux militant. Il y a des suicides, des gens qui sont arrêtés parce qu’ils volent pour nourrir leurs enfants. Mais que va-t-il se passer quand les ressources des gens seront complètement épuisées ? Si cette colère ne se transforme pas en un acte politique, nous serons perdus. C’est pour ça qu’il faut des élections le plus vite possible. L’écart entre le peuple et le gouvernement devient trop important. Les députés n’osent pas apparaître en public."

Du haut de ses 70 années de résistance, il affirme : "On vit un changement historique, qui va bouleverser le monde entier, dans dix ans, vingt ans, quarante ans. Si nous ratons cette occasion, nous allons reculer." A près de 90 ans, il aspire à une démocratie directe, qu’il a mise en pratique pendant douze ans dans son village d’Apiranthos, sur l’île de Naxos. "C’est le seul village de 1 000 habitants avec cinq musées et trois bibliothèques. Aujourd’hui, les Constitutions des principaux pays sont les mêmes : le pouvoir vient du peuple et il est exercé en son nom. Il faut que le pouvoir soit exercé par le peuple. Il y a de plus en plus d’assemblées populaires, dans des entreprises ou des municipalités... Il suffit de quelques ministères - pour les affaires étrangères ou la défense - et, après de vrais débats, on organise des référendums pour les grandes décisions."

C’est le retour à la cité antique, la polis. Outre ses activités politiques, Manolis Glezos a publié des livres sur la géologie et la linguistique, deux sciences apprises, pour l’essentiel, à l’université de la prison. Le linguiste poursuit sa leçon. "Polis a donné polites, le citoyen, et politismos, la culture. Nous avons donné tout ça à l’Occident et qu’avons-nous reçu en échange ?" Il laisse passer un moment de silence et répond en français : "La police !" A ce moment-là, ses yeux pleins de malice ont l’air d’éclater de rire.

Alain Salles

Le Monde

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