Édition du 5 novembre 2024

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Québec

L'islamophobie au Québec

L’auteur est professeur émérite au Département de philosophie de l’Université du Québec à Montréal.

(tiré de la revue Relations)

Le Québec n’est pas épargné par l’islamophobie qui touche plusieurs pays occidentaux, bien que cette nouvelle forme de racisme ait ici certaines particularités.

Les rapports annuels de l’Observatoire international sur le racisme et la discrimination – qui recense tous les aspects de la vie collective où des actes qualifiés de racistes ou jugés discriminatoires sont susceptibles de se produire – témoignent de la croissance importante de l’islamophobie comme phénomène rampant au Québec.

Qu’il s’agisse de la discrimination dans l’emploi de personnes associées de près ou de loin à une identité arabo-musulmane, qu’il s’agisse de l’intolérance face à la manifestation dans l’espace public de signes religieux distinctifs – et particulièrement du voile islamique pour les femmes et les jeunes filles –, un regard attentif sur la situation montre que l’islamophobie revêt aujourd’hui plusieurs formes. Comme le souligne Micheline Labelle dans son étude sur le discours raciste, malgré la proclamation de textes officiels et la promotion de vastes campagnes antiracistes, « les politiques antiracistes ont tendance à être réactives plutôt que proactives [1] ». Dans un contexte où l’immigration a favorisé la venue au Québec et au Canada de populations provenant de l’aire arabo-musulmane, nous observons l’émergence d’un nouveau visage du racisme marqué par un préjugé systématique à l’endroit des musulmans : déjà bien décrit en Europe et aux États-Unis, dans la foulée des événements du 11 septembre 2001, ce racisme présente au Québec un caractère particulier.

Distincte en effet du racisme postcolonial qui affecte des pays comme la France ou les Pays-Bas, l’islamophobie revêt plutôt ici la forme d’une hostilité à l’égard des comportements religieux. La menace de l’islamisme politique est associée sans nuance, dans un amalgame dangereux, à tous les traits d’une culture où l’islam comme religion occupe encore une place importante et déterminerait tous les aspects de la vie sociale, notamment la structure familiale. L’islam, doublé d’une représentation de l’arabe comme personne irrationnelle, est ainsi décrié comme porteur d’une culture archaïque, mêlant la soumission des femmes à la violence autoritaire des hommes. Il devient alors rapidement le foyer d’une représentation raciste de l’Autre. Nous connaissons tous le visage de cet islam médiatique, un stéréotype puissant, souvent nourri par une critique interne bien intentionnée. Pensons aussi aux interventions du maire de Saguenay, Jean Tremblay, imprégnées d’une représentation archaïsante et méprisante des musulmans. Mais pensons surtout à la diffusion en boucle, dans les grands medias, des mêmes images – cette femme voilée d’un niqab, cette rangée d’hommes prosternés – associées automatiquement au péril d’une islamisation des institutions démocratiques. Les « soldats d’Allah » sont-ils vraiment engagés dans une reconquête de l’Occident, comme le soutient Djemila Benhabib (Les soldats d’Allah à la conquête de l’Occident, Montréal, VLB, 2011) ? Aux yeux de plusieurs, nos sociétés ne seraient pas assez fermes face aux revendications communautaires des minorités, et les intellectuels tolérants et « multiculturalistes » seraient naïfs et candides. Est-ce bien le cas ? L’islamophobie n’est-elle pas plus importante que la soi-disant islamophilie accommodante ?

Au cœur du réflexe islamophobe, nous trouvons un enjeu central : la liberté et les droits de la personne, en particulier la liberté religieuse. La confusion récurrente entre l’islam culturel et l’islamisme politique a pour conséquence principale d’ériger l’islam en ennemi de la liberté et en adversaire des valeurs occidentales. Un livre aussi influent que celui de Samuel Huntington (Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997) repose tout entier sur la construction de cette hostilité comme forme irréductible du rapport entre l’Occident et l’islam. Qu’ils le souhaitent ou non, tous ceux qui s’engagent dans cette voie contribuent à nourrir les stéréotypes et à paver la voie au racisme. Dans les nombreux rapports qu’il a préparés pour les Nations unies, le rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme, Doudou Diène, est d’ailleurs revenu sur cette logique de suspicion généralisée à l’égard des musulmans. Nous ne pouvons que constater, dans la foulée des recherches menées ici, que cette logique est à l’œuvre au Québec et qu’elle teinte toutes les représentations d’un racisme alimenté par l’obsession sécuritaire. C’est ainsi que l’on voit, par exemple, des personnes issues de ces communautés racisées franciser leur patronyme pour éviter la discrimination. Ce réflexe peut se comprendre quand on connaît la discrimination quasi systématique dans l’emploi dont sont victimes les personnes ayant un patronyme identifié à l’islam (voir encadré p. 20).

Des clés d’analyse

Le Québec fait donc face à une forme nouvelle de discrimination. À la lumière des analyses de Vincent Geisser (La nouvelle islamophobie, Paris, La Découverte, 2003) ou de Tahir Abbas [2], on peut tenter de dresser le portrait actuel de l’islamophobie. Le rapport sur l’islamophobie publié en 2007 par le Runnymede Trust, un think tank britannique spécialisé dans les questions multi-ethniques, nous servira ici de guide. Ce rapport propose une grille descriptive qui permet d’identifier et de comprendre les ressorts profonds de l’islamophobie, qu’il définit en sept traits.

Tout d’abord, il s’agirait d’une attitude selon laquelle les cultures musulmanes sont perçues comme un tout monolithique, sans considérer les différences qui les distinguent. Cette vision réductrice a des effets très pernicieux sur le plan social. On peut ensuite parler d’une attitude qui considère les cultures islamiques comme étant foncièrement inconciliables avec les autres, et en particulier avec la modernité occidentale ; cet aspect est tributaire des hypothèses de Huntington. Le troisième trait concerne la perception de l’islam comme une menace omniprésente, reliée à une forme d’invasion de la société. Le quatrième trait s’exprime par un mépris non déguisé pour l’islam religieux : selon cette perspective, les adhérents de l’islam instrumentaliseraient leur foi pour obtenir des gains politiques. En cinquième lieu, on observe un rejet sans nuance de toute critique de la culture occidentale formulée à partir de la culture musulmane ; on pense ici en particulier à la critique de l’idolâtrie de l’argent et de l’exploitation sexuelle de l’image de la femme. Le sixième trait, le plus documenté, concerne l’hostilité à l’immigration musulmane, justifiée par un argumentaire voulant que l’islam soit une culture « inintégrable ». Enfin, septième et dernier point, l’islamophobie se présente comme une attitude naturelle et non problématique.

Cette analyse vaut-elle pour le Québec ? L’islamophobie est-elle une menace réelle ou imaginaire ? Si on l’associe d’abord à la construction d’un stéréotype identitaire, on peut noter plusieurs aspects inquiétants, mais rien ne permet de faire des musulmans les nouveaux boucs émissaires d’une société en transformation. Plusieurs éléments nouveaux sont en jeu, comme la question des signes religieux dans un éventuel projet de charte de la laïcité et la discrimination dans l’emploi, et il est urgent de les examiner de près si on veut éviter des dérives observées ailleurs.


[1M. Labelle, Racisme et antiracisme au Québec. Discours et déclinaisons, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2011, p. 29.

[2Dans J. L. Esposito et I. Kalin (dir.), Islamophobia. The Challenge of Pluralism in the 21st Century, Oxford, OUP, 2011.

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