D’où la difficulté (1) pour un parti comme Québec solidaire de peser avec force dans le débat et de gagner des points substantiels à l’encontre du Parti québécois. À moins peut-être de se tenir au plus près des traditions de gauche et de ramener ainsi le débat ouvert quant à la laïcité, l’égalité hommes/femmes et la nation sur le seul terrain où il devrait se situer : celui du politique.
Parce que c’est le premier constat qu’il faut faire : si la position actuelle de Québec solidaire sur la charte des valeurs n’est pas en soi dramatique (2), elle n’a cependant pas permis ces dernières semaines à QS de vraiment tirer son épingle du jeu, ni non plus de mettre le PQ sur la défensive ; lui dont tout le monde s’entend pour dire combien il a dans cette affaire joué "salement" sur la fibre identitaire du nationalisme ethnique pour tenter de remonter dans les sondages et se repositionner avantageusement lors de prochaines élections.
Pourquoi dès lors cette peine de Québec solidaire à mettre le Parti québécois en difficulté, alors que sa manoeuvre est apparue si grossière à tant de citoyens ? Bien sûr, beaucoup diront qu’il s’agit d’une question particulièrement sensible sur laquelle le PQ n’a cessé d’entretenir avec habileté l’ambiguïté la plus grande : jouant sans cesse sur deux tableaux à la fois, celui du projet politique souverainiste et celui de la défense frileuse d’une identité collective apparemment menacée.
Mais est-ce suffisant comme explication ? Ne faut-il pas mettre aussi en cause le discours même de Québec solidaire qui ici n’arriverait pas toujours à toucher à l’essentiel, à mettre l’accent sur le fondamental ? Un discours qui resterait insuffisant ! Et cela d’autant plus —il ne faut pas s’en cacher— que c’est du côté du Parti québécois et de sa mouvance (de son électorat et sympathisants) que dans le contexte actuel, Québec solidaire devrait pouvoir aller chercher le plus grand nombre de nouveaux adhérents, de nouveaux appuis et votes, et croître de manière substantielle.
Alors que manque-t-il, que manquerait-il au discours de Québec solidaire ? En fait, il y a au sein du discours politique de Québec solidaire un certain nombre de flous qui, s’ils ont permis au cours des premières années de rassembler un tribu éparse de sympathisants de gauche, ont fini avec le temps par devenir contre-productifs, empêchant d’aller plus loin et ainsi d’être plus incisifs pour mener ce qui, en pleine période néolibérale, s’apparente à une véritable bataille d’ordre culturel.
Et ces "flous" ou points aveugles tournent principalement autour de 3 notions particulièrement délicates à manier et qui sont en même temps au cœur même de l’histoire récente du Québec : la laïcité, l’égalité hommes/femmes et la nation.
La laïcité : neutralité de l’État ou séparation des Églises et de l’État ?
Bien sûr, il peut y avoir plusieurs définitions de la laïcité en fonction même de la tradition dont on cherche à se revendiquer. Mais justement quand on est de gauche, on devrait ne pas oublier que la laïcité ne se définit pas d’abord par la neutralité de l’État vis-à-vis des religions (ainsi que le veut la tradition libérale), mais plutôt par la volonté de séparer strictement les Églises de l’État. Et cela, parce que l’histoire passée a montré —le Québec est bien placé pour le savoir— que là où le pouvoir politique est lié au pouvoir religieux, il est toujours synonyme d’arbitraire et en dernière instance de tyrannie, renforçant au passage divisions et guerres intestines.
Car la parole religieuse présuppose toujours des vérités sacrées que le commun de mortels ne peut discuter et partant légitime des fonctionnaires sacerdotaux qui s’arrogent des pouvoirs auxquels par définition les autres (les laïcs, mais aussi les autres religions) n’ont pas accès. Historiquement, c’est donc —au delà même de la montée de l’athéisme— dans le sillage des idées modernes de démocratie et de république (là où nul n’a le privilège de gouverner !) que s’est constituée peu à peu l’idée de laïcité ; une laïcité conçue comme condition d’un parole collective démocratique, unifiant loin de toutes les divisions religieuses, chacun autour d’une même identité collective, celle de la citoyenneté.
C’est d’ailleurs sur la base de telles valeurs que s’est effectué le premier mouvement important de laïcisation au Québec : lorsque dans le cadre de la révolution tranquille des années 60, l’État provincial a repris le contrôle des hôpitaux et des écoles, il le faisait dans la perspective « positive », « affirmative » de reprendre des pouvoirs politiques qui comme gouvernement démocratique d’une société moderne lui revenaient en propre et se situaient d’ailleurs dans le droit fil d’une volonté d’indépendance grandissante dont le PQ se présentera à cette époque comme le fervent promoteur. Et rappelons-le, l’abandon des signes ostentatoires religieux catholiques ne s’est pas d’abord fait sous le coup d’une imposition étatique, mais essentiellement parce qu’elle a correspondu à un mouvement interne des clercs de l’Église catholique canadienne française qui ont bien vu que devant la désaffection généralisée qui guettait les églises qu’ils administraient, il ne leur restait plus —Vatican 2 aidant— que la solution "de se laïciser", notamment en se débarrassant au plus vite des soutanes et cornettes.
Cela ne veut pas dire que pour autant qu’il ne faille pas aujourd’hui approfondir le caractère laïc de la société québécoise : pensez au crucifix du Parlement, à la prière dans certains conseils municipaux, aux écoles privées et confessionnelles subventionnées par l’État, etc. Mais cela veut surtout dire que tout projet de laïcisation authentique doit se présenter non pas d’abord sur le mode « défensif », mais sur le mode « propositif » et « positif », comme une des dimensions importantes d’un projet politique émancipateur plus large.
Et s’il faut insister là-dessus, c’est que la laïcité est un combat sans cesse à reprendre, à approfondir, particulièrement à une époque comme la nôtre où la remontée des intégrismes religieux de tous les intégrismes religieux ne fait pas de doute, qu’ils soient chrétien, juif, islamiste, hindouiste, etc. Mais pas seulement : à l’heure du tout au marché néolibéral, de la marchandisation généralisée des choses et des gens, de l’individualisme grégaire tendant à s’imposer partout comme valeur sacrée (n’est-ce pas là notre véritable religion contemporaine ?), il reste comme jamais nécessaire que des politiques publiques et collectives puissent être affirmées « positivement », rappelant ce qu’il en est du bien commun et des règles d’un vivre ensemble qui ne serait pas simplement guidé par les eaux glacés du froid calcul mercantile.
En ce sens la laïcité, ce n’est pas seulement, comme semble le sous-entendre Charles Taylor, tenter d’accommoder différentes religions sans en discriminer aucune au sein de l’espace publique (3), c’est aussi et surtout veiller à ce que s’installent les conditions d’une parole démocratique libre impliquant en tous points l’égalité citoyenne et par conséquent de mêmes droits pour tous et toutes.
La question de l’égalité hommes/femmes : une affaire de droits collectifs !
Il est vrai qu’au Québec la laïcité a été aussi pensée à travers la question de l’égalité hommes/femmes, les préceptes religieux pesant plus particulièrement sur les femmes et tendant —c’est là le propre de l’immense majorité des religions actuelles— à les enfermer dans un statu inférieur à celui des hommes ! (4).
Il y a donc là aussi, pour un parti de gauche comme Québec solidaire, une bataille à mener pour que les femmes puissent dans l’espace public accéder aux mêmes droits, à la même place que les hommes. Et là aussi bien des choses restent à faire, et pas seulement dans la sphère religieuse. Songez simplement aux inégalités de rémunération touchant le travail des hommes et des femmes, ou encore à la violence faite aux femmes ou à leur sous-représentation dans l’espace politique ! Inégalités qui touchent plus particulièrement les immigrantes et les nouvelles arrivantes : toutes les données statistiques dont on dispose le montrent abondamment.
En ce sens quand Québec solidaire s’oppose à l’interdiction des signes ostentatoires dans la fonction publique, arguant qu’ainsi on limiterait l’accès au travail à certaines immigrantes, il risque de minimiser bien des dimensions de ces inégalités et surtout de ne pas insister suffisamment sur le fait que ce n’est qu’à travers des mesures d’ordre collectif et politique qu’on pourra pallier à de telles inégalités (aide à l’emploi, francisation, etc.). Des mesures collectives rejoignant non seulement les femmes immigrantes disposant de conditions leur ayant permis de travailler à des postes de responsabilité dans la fonction publique, mais aussi toutes les femmes (pensez aux femmes réfugiées) qui suite à de multiples facteurs discriminatoires, ne parviennent pas même à imaginer sortir de leur maison ou de leur famille.
Il en va ici d’une certaine conception du féminisme qu’on retrouve sur la scène publique (notamment à la Fédération des femmes, à Québec solidaire), mais dont on n’a peut-être pas vu toutes les limites : plus que par le biais d’une approche d’abord individuelle (insistant par exemple sur le droit d’une femme à porter le voile religieux à certains postes de responsabilité publique), c’est plutôt par le biais d’une approche collective et politique que les femmes accéderont à une authentique égalité (5). Une approche collective qui pourrait à l’inverse décider par exemple –au nom d’une laïcité pensée dans toutes ses dimensions et sans relent « ethniciste »— d’aller aussi jusqu’à interdire les signes religieux ostentatoires pour les fonctionnaires en position d’autorité. Et cela, pour justement s’assurer qu’existe un État capable d’incarner les exigences symboliques d’une parole citoyenne qui soit la même pour tous et toutes. En ce sens les droits individuels s’ils sont importants ne doivent pas prendre le pas sur les droits collectifs et surtout doivent pouvoir être arrimés à une approche politique d’ensemble, prenant en compte non seulement la dimension religieuse d’un projet, mais aussi sa dimension, sociale, économique, politique.
La question de la nation à affirmer : une charte des valeurs Québec solidaire ?
Qu’on le veuille ou non, ce qui apparaît en filigrane comme un véritable leitmotiv, dans cette histoire de charte des valeurs péquistes, c’est la mise entre parenthèse de la dimension proprement politique de l’affirmation nationale des Québécois, et plus particulièrement de la nation québécoise. Comme le PQ tend de plus en plus à abandonner ce champs de bataille pour le troquer contre celui de la gestion autonomiste de la province, il se voit obliger pour garder son électorat de faire appel à "l’éthnicisme" identitaire. Avec tous les dangers que cela peut comporter !
Tout ceci pour rappeler que si l’on pense cette fois-ci au devenir de Québec solidaire, ce ne sera qu’en prenant à bras le corps cette question de l’indépendance politique et en en faisant l’axe central de ses interventions (et pas simplement un des versants de sa politique au côté par exemple du versant social), qu’il pourra contrecarrer véritablement la stratégie actuelle du Parti québécois, et mettre ainsi un terme à ses dérives identitaires.
Pourquoi pas dès lors –pour être en phase avec tous ces enjeux cachés— proposer une charte des valeurs à la manière de Québec solidaire ; une charte qui d’abord rajouterait aux valeurs de l’égalité hommes/femmes et de la laïcité, la valeur de la solidarité et qui ferait tout pour lier la volonté d’affirmation nationale à un projet politique d’indépendance pensé en fonction des enjeux du 21ième siècle ?
Ne serait-ce pas là la meilleure manière de lutter contre les poisons du nationalisme identitaire ?
Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
Dernier ouvrage (en collaboration avec Patrick Guillaudat) : Hugo Chavez et la révolution bolivarienne, Promesses et défis d’un processus de changements social, Montréal, M Éditeur, 2012.
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(1) Pour éviter les faux débats, il faut le rappeler d’emblée : il est toujours difficile de faire comprendre à un large public un message complexe, plus encore quand les journalistes ne retiennent de vos interventions que ce qui ressemble à un scoop ou peut faire "sensation". Aussi on ne veut nullement ici pointer du doigt les interventions particulières des députés et porte-parole de QS dont on sait combien elles sont délicates, a fortiori quant on touche à la question si multidimensionnelle des valeurs québécoises.
(2) Tout en reprenant les éléments de base du programme du parti votés à une courte majorité au congrès de 2009, cette position se caractérise par la prudence, en s’alignant grosso modo sur les positions de la commission Taylor Bouchard, insistant au passage sur le fait que l’interdiction des signes ostentatoires dans la fonction publique serait discriminatoire parce qu’elle empêcherait en particulier certaines femmes d’accéder au marché du travail.
(3) Voir sa contribution dans le Devoir du samedi 28 septembre.
(4) Voir à titre d’exemple symptomatique, l’impossibilité des femmes catholiques à pouvoir accéder à la prêtrise.
(5) La difficulté inverse se retrouve chez certaines féministes marquées par l’approche identitaire qui vont insister sur le fait que le voile –parce qu’il est synonyme d’asservissement- devrait être absolument banni dans l’espace public.