À certains égards, cette entreprise est vaine. Trump ne défend pas explicitement de projet sociétal ou de vision perfectionniste et globale du monde social. Avec Trump, nous n’avons accès qu’au déploiement disparate de thèmes. Conséquence alarmante, l’un des deux candidats à la présidence, en plus d’être un outsider anti-establishment, -ce qui implique une difficile stabilité institutionnelle-, n’a aucun projet explicite et cohérent à offrir quant à ce qu’il voudrait faire de l’appareil politico-militaire de la plus forte puissance au monde. Péril en la demeure. C’est principalement en portant l’attention sur l’inconsistance incendiaire de Trump que les médias prédisent l’implosion de la campagne du candidat, implosion qui n’en finit pas de ne pas advenir.
Bien sûr, les aspirations du candidat tendent à s’expliciter, depuis la rédaction de la plate-forme du parti Républicain, suite à la Convention de juillet 2016. Les crédos habituels du logos néoconservateur sont affirmés avec force : baisse massive des taux d’imposition et de taxation, désyndicalisation de ce qui reste de fonction publique aux États-Unis, bannissement du mariage homosexuel, possible prohibition de l’avortement. La cohérence du cadrage idéologique n’est toutefois pas évidente. Certains points majeurs des visées de Trump contreviennent drastiquement à ce que l’« exceptionnel conservatisme américain », pour reprendre le terme d’Irving Kristol, considère comme mode d’organisation fondamental et traditionnel du pays : la libre circulation des capitaux- ce qui suppose le libéralisme économique. Trump vilipende les accords de libre-échange en ce qu’ils désavantagent certains acteurs économiques du marché américain ainsi que les travailleurs qui y sont soumis.
D’un autre côté, Trump ne défend pas non plus une vision conservatrice anti-libérale de type corporatiste qui revendiquerait un État social organique, imposant une société rigide et segmentée, où tout secteur de la société a un rôle bien précis à jouer- position qui concorderait avec son protectionnisme chauvin. Est ainsi exclue non seulement toute analyse qui ferait de Trump une simple radicalisation du néoconservatisme, mais aussi celle qui interpréterait son projet comme l’affirmation fascisante d’un conservatisme dur que l’on pourrait, par exemple, associer à l’alternative right. Les aspirations de Trump n’en n’ont ni la cohérence, ni l’allégeance.
Cette difficulté de coller une famille idéologique à Trump ne signifie pas non plus que l’on doive simplement réduire ce qu’il défend à de l’opportunisme politicien et à de la démagogie, sans quoi bien de ses comportements, suicidaires sur le plan stratégique, seraient incompréhensibles. Pour comprendre politiquement ce milliardaire excentrique, il faut le saisir comme l’idéologisation de la figure de l’individu rationnel. La rationalité, ou choix rationnel, doit ici être comprise comme la capacité d’un individu de penser sa propre action en vue de ses propres objectifs. Le discours de Trump s’affirme ainsi comme l’acte même de faire un choix rationnel, dans le cas d’une campagne présidentielle, dans le fait même de poser un acte politique victorieux. C’est le choix rationnel lui-même qui est explicitement revendiqué, comme moyen, mais aussi comme fin. Ce que sera l’État américain sous Trump sera ce que Trump jugera rationnel. L’idéologie de Trump, c’est Trump.
Le triomphe de l’individu rationnel
Si Trump apparaît pour certains comme une avenue raisonnable, ce n’est que parce que nous vivons dans un monde où le fait même d’arriver à nos propres fins est le modus operandi de la vie sociale. C’est ainsi le champ dans lequel une figure comme celle de Trump peut être accueillie qu’il faut analyser, et, conséquemment, la société qui produit ce champ. En 1964, Marcuse faisait le constat d’un monde industriel affirmant une société « unidimensionnelle ». Dans cette société, l’industrie pose a priori une vision scientifique du monde qui implique une division sociale du travail permettant la production d’espaces et d’outils assurant l’exercice d’une science neutre ou, en d’autres mots, de ce que la scientificité considère comme neutre à priori. Pour affirmer et construire ce monde, la pensée valable se doit d’être opérationnelle, c’est-à-dire que ce qu’elle produit se doit d’être conforme à ce qui est effectif sur le plan social, ou bien conforme aux structures de la logique formelle ou du moins d’un système idéel mathématisable.
Conséquence majeure : nous assistons à la désintégration de ce que Marcuse nomme la pensée conceptuelle - une pensée qui, à partir des germes de ce qui existe socialement et intellectuellement, est capable de poser et d’affirmer ce qui n’existe que comme potentiel. La pensée se trouve ainsi restreinte à une dimension unique, à ce qui existe dans le moment. C’est au sein de cette matrice conceptuelle qu’œuvre tout individu de notre ère, du moins, en occident.
Depuis les années 1960, le champ de ce qui est « opérationnel » socialement s’est amplement restreint. Marcuse vivait à une époque d’économie occidentale mixte, où s’équilibraient inégalement socialisme et capitalisme. Depuis la révolution néolibérale entamée à partir de la fin des années 1970, ce qui, socialement, ne correspond pas aux lois de l’échange de produits au sein d’un marché capitaliste s’intellectualise difficilement, ou, du moins, s’il est intellectualisé, se répand peu dans l’espace public. Le paradigme néolibéral pose une posture épistémologique sceptique face à la théorie sociale. Pour Hayek, probablement le plus grand intellectuel néolibéral, le monde social, qu’il nomme « ordre pratique », est d’une complexité insaisissable pour l’esprit humain individuel. Il y aura toujours un écart majeur entre ce qu’il est possible de rendre concret par la théorie, et ce que cet ordre est dans la réalité. Hayek considère que plus de cerveaux entrent en connexion entre eux, plus l’écart entre théorie et pratique s’amoindrit. À ce titre, Hayek affirme que le moins imparfait des systèmes d’échange de données que l’humanité ait produit est le marché, à travers lequel, par l’entremise du système de prix, les acteurs économiques, par leur pluralité, mettent en commun leurs informations imparfaites.
Conséquemment, la société, en tant qu’économie de marché, ne se pose plus comme un monde d’institutions, de faits sociaux et d’interrelations entre individus, mais comme un champ d’informations et de règles à travers lequels des agents, à titre individuel, font des choix rationnels en vue de leurs objectifs, selon des paramètres de coûts/bénéfices. La politique n’est dès lors plus affaire de projets de société, mais d’édification de règles convenables. Le citoyen n’est plus citoyen, mais contribuable qui fait des choix rationnel. L’individu n’est plus individu, mais « entrepreneur de soi ». Le délitement social que provoque cette vision du monde finit par réaliser ce qu’elle conçoit : une société fragmentée en « agents rationnels ». Le politique ne fait que suivre cette tendance. Dans le contexte du rêve américain et de la compétition féroce qui vient avec, ce rapport à soi n’est que plus vrai.
Ce politique dépolitisé ne saurait non plus se concevoir sans l’hégémonie d’une société de consommation, condition et conséquence du marché, société qui transforme tout acte public en spectacle, le spectacle devant être ici compris comme Debord l’entend : un espace qui se présente comme « détaché », espace qui est l’expression « (…) d’un rapport entre des personnes, médiatisé par des images. »
Au sein de cet espace médiatisé, les idées et les visions du monde circulent selon les paramètres des structures permettant cette médiatisation, en l’occurrence les structures du marché. Ces représentations circulent donc en tant que marchandises, c’est-à-dire en tant que produits pouvant être échangés entre producteurs de ces contenus et offerts à un public. La figure de l’individu rationnel est à la fois une image-marchandise qui circule facilement, et à la fois une condition de circulation des idées pour tout individu qui voudrait se frayer un chemin à travers cet univers d’images. Trump est ainsi la conséquence radicale du mode de fonctionnement de la joute politique ainsi que de la manière dont la société du spectacle médiatise l’espace public.
Trump, champion de la domination
Le sociologue Mannheim définit comme caractéristique fondamentale de l’idéologie, l’attachement à une particularité sociale réelle posée comme fondement global, voir total de la société. Dans le cas de Trump, c’est le choix rationnel qui est posé comme totalité, le choix rationnel étant lui-même revendiqué comme moteur de politiques publiques. Évidemment, la grande majorité des acteurs du monde politique se revendiquent explicitement eux aussi de leur capacité à faire des choix rationnels, mais c’est toujours en vue d’une certaine vision du monde ou du bien public. Du moins, ce choix est habituellement instrumental. Chez Trump, le but est inclus dans le moyen, et vice-versa.
Savoir si ce cadre idéologique constituera un tournant historique dépend de la victoire ou non du candidat, victoire de moins en moins probable. Indépendamment de l’issu de cette élection, Trump pourrait malgré tout poser comme précédent la normalisation de ce type de figure. À cet égard, le candidat semble déjà avoir radicalisé cette tendance qu’a la société du spectacle à poser le conflit politique comme un match de boxe, où les candidats assènent et encaissent des coups et dans lequel ces derniers sont évalués non pas en fonction de ce qu’ils défendent, mais selon leurs capacités à mener le combat. Ainsi en est-il des derniers mois de cette campagne. Les critiques mainstream anti-Trump ne visent non plus la toxicité du projet politique du candidat, mais plutôt son statut d’agent rationnel. Sont attaqués les prouesses commerciales du personnage, son respect des règles du jeu économique , sa connaissance des faits, son caractère présidentiable, la pleine démesure de ses pulsions sexuelles, etc.
Dans cette perspective de domination, tant économique que politique, Trump se présente, lui, comme l’agent par excellence qui sait utiliser sa volonté. Multimilliardaire qui a su s’imposer dans cette jungle économique qu’est l’Amérique. Superstar outrancière du monde du spectacle. Homme à femmes. Taureau fonçant tête baissée dans l’arène politique,Trump se présente comme l’homme d’affaire sans attaches qui sait faire les bons choix. C’est cette capacité, en elle-même, qui constitue son projet politique. Si Trump peut sauver l’Amérique, ce n’est pas dû à un projet quelconque, mais parce qu’il connaît le monde des affaires, qu’il sait faire de l’argent et qu’il est doté d’une faculté unique à s’entendre avec d’autres agents rationnels comme lui. Dans cette visée, Trump s’attaque à l’ensemble des représentations traditionnellement érigées par l’establishment politique bloquant cette capacité de domination.
Cet assaut ne s’affirme que pour mieux renforcer, par la loi et l’ordre, la coercition institutionnelle, en vidant ce qui reste de vernis démocratique à un régime présidentiel formaté par les aléas de la finance et de la militaro-industrie. L’apparence de liberté démocratique est, pour Trump, ce qu’elle est : une apparence. « The system is rigged. The system is broken », si brisé que Trump scande à qui veut l’entendre, que les élections sont truquées. Trump est « réaliste ». Mieux vaut cerner l’appareil politique pour ce qu’il est- un univers de mensonge et de violence-, et l’utiliser conséquemment, mais, cette fois-ci, en vue d’objectifs davantage rationnels en ce qui a trait aux intérêts des États-Unis. Aux vues de la victoire, tous les moyens sont bons. En campagne, l’agir rationnel le plus adéquat est d’écraser l’adversaire, par l’insulte, la diffamation, l’incitation à l’espionnage informatique, l’intimidation, voir même la menace. À ce titre, il suffit de penser au rapport ambigu que Trump entretient, à la blague, quant à une réaction civile armée de ses supporters contre l’establishment démocrate , ou bien de sa menace, en plein débat, de mettre Clinton derrière les barreaux s’il est élu. Dans ses récents retranchements contre Clinton, Trump va jusqu’à délégitimer la mécanique électorale. Pour ce qui est de la gouverne étatique à venir, l’organisation sociale que cette gouverne oriente se doit d’être au diapason avec l’acte de volonté d’un président qui fait de l’Amérique un lieu où il fait bon vivre. Ce projet politique radical implique une union organique entre la figure rationnelle posée comme leader charismatique et tous les autres agents rationnels qui, comme Trump, savent ce qui est juste et bon pour ce grand pays que furent un jour les États-Unis et qui peuvent le redevenir. Cette unité n’est possible que par une coercition judicieuse menée avec force, par la loi et l’ordre incarnés en Trump, au mépris, si nécessaire, de la Constitution : sécurisation policière majeure des secteurs pauvres et racisés du pays, torture et crimes de guerre contre les « combattants ennemis » (terroristes), censure du contenu perturbant la sécurité nationale (sur internet, entre autre), fichage national des musulmans, interdiction des migrants arabo-musulmans, édification d’un mur à la frontière mexicaine pour bloquer les migrants illégaux.
Évidemment, les États-Unis sont un État de droit, constitué des fameux checks and balances, le Congrès, les États fédérés et les tribunaux empêchant que s’affirme le pouvoir démesuré du président. Il y a toutefois un élément inquiétant du phénomène Trump. Il s’agit d’un mouvement de masse, et une frange des masses que Trump mobilise a cette particularité d’être excédée, démunie, cynique, fanatisée par le glissement du parti Républicain vers l’extrême droite et, fait important, d’être armée, scénario fort inquiétant. Cette unité forcée implique aussi l’exclusion de ceux qui ne rendent pas l’Amérique grande, bref, ceux dont la rationalité individuelle ne colle pas avec celle édictée par Trump. Il va falloir faire le ménage. Ce ménage, c’est Trump qui peut le faire, en tant qu’il est Trump. It’s time to make America great again.
Par Léandre St-Laurent
1 Voir la plateforme officielle. Consulté le 11 octobre 2016 : https://prod-static-ngoppbl.s3.amazonaws.com/media/documents/DRAFT_12_FINAL[1]-ben_1468872234.pdf
2 Si certains liens peuvent être établis entre cette d’extrême droite américaine et le discours de Trump, ce n’est que par la concordance de certains thèmes, et non du fait d’un lien organique entre les deux. À cet effet, voir « Pepe and The Stormtroopers ». 17-23 septembre 2016. The Economist.
3 Il importe ici de préciser que le choix rationnel n’est pas nécessairement poser comme idéologie. Cette capacité d’ordonner instrumentalement nos propres comportements en vue de préférences individuelles peut aussi se concevoir scientifiquement comme outil d’analyse permettant de faire l’étude comportementale d’un individu œuvrant dans un champ, que ce champ soit politique, économique ou plus largement social, et ce , indépendamment de l’incursion de la rationalité individuelle sur le plan idéologique. Pour un exemple classique du paradigme de l’École des choix rationnels, voir Kenneth A. SHEPSLE, « Rationality : The Model of Choice » dans Analysing Politics, États-Unis, W. W. Northon & Company, 2010, p.14-33
4 Hebert MARCUSE, L’homme unidimensionnel, France, Éditions de Minuit, 1968
5 Guy DEBORD, La société du spectacle, France, Paris, Gallimard, 1992, p.10
6 le 1er ctobre 2016, le New York Times divulguait l’information selon laquelle Trump n’aurait pas payé d’impôt durant près de vingt ans : David Barstow, Susanne Craig, Russ Buetner et Megan Twohey. 2016. « Donald Trump Tax Records Show He Could Have Avoided Taxes for Nearly Two Decades, The Times Found ». The New York Times.
7 Notamment en ce qui concerne les courriels de Clinton : « Donald Trump appelle la Russie à publier des courriels de Hillary Clinton ».2016. Le Monde 8
8 Nicke Corsantini et Maggie Haberman. 2016. « Donald Trump Suggests ‘Second Amendment People’ Couls Act Against Hillary Clinton ». The New York Times.
9 « Présidentielle américaine j-23 : Donald Trump instille l’idée d’une élection truquée ». 16 octobre 2016. Le Monde.