Édition du 19 novembre 2024

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L’héritage des Patriotes (deuxième partie)

À la fin de 1837, l’insurrection des Patriotes a totalement échoué. L’armée britannique reprend rapidement le contrôle des deux couronnes de Montréal où les affrontements ont lieu. L’armée procède à des punitions collectives, brûlant des villages. C’est la chasse à l’homme, avec des centaines de jeunes arrêtés, violentés, détenus dans des conditions très dures. Plus tard commencent des « procès » qui sont de véritables mascarades, d’où les condamnations à mort, les lourdes peines de prison, l’exil. La défaite, quasiment totale, connaît un faux rebondissement en 1838. Quelques centaines de « Frères-chasseurs » commandés par Robert Nelson se confrontent à l’armée à proximité de la frontière américaine. Nouvel échec catastrophique, nouvelle vague de répression, nouvelle décapitation. C’est la fin du mouvement. Pendant longtemps, des intellectuels et des historiens ont discuté de cette trame tragique de notre histoire. Le courant dominant a globalement été de décrire cette défaite comme un écrasement programmé par le « régime anglais ». C’est évidemment vrai, mais en partie seulement. En réalité, l’insurrection des Patriotes a été défaite de l’intérieur. L’élan de la lutte démocratique et républicaine a été brisé, non seulement par les bâillonnâtes de l’armée impériale, mais par les profondes divisions traversant la société du Bas-Canada.

Les élites réactionnaires

Il faut se souvenir que l’Angleterre en acquérant le contrôle à la fin du 18ième siècle eut l’intelligence politique de négocier une sorte de pacte avec l’élite locale cléricale et féodale qui dominait la vallée du Saint-Laurent à l’époque. Ce « pacte » concéda à ces élites le contrôle des « natives » en échange de leur loyauté à la couronne. Plus tard au moment de la révolution française (1789 et plus), cette élite devint encore plus réactionnaire, contente en fin de compte d’avoir échappé aux méchants révolutionnaires français en devenant de loyaux sujets de sa Majesté britannique. Voici ce qu’en disait l’évêque de Québec, le dénommé Plessis :

Vous chrétiens, vous devez être soumis à ceux qui commandent. Jésus-Christ ne vous a pas chargés de surveiller les souverains sous lesquels vous vivriez. (…) C’est donc un péché considérable, je ne dis pas de se révolter, je ne dis pas de renverser un gouvernement établi, mais même de s’opposer aux vues louables de ce gouvernement et d’en contrarier les ordres. (Cité par Gérald Bernier et Daniel Salé, Entre l’ordre et la liberté, colonialisme, pouvoir et transition vers le capitalisme dans le Québec du XlXe siècle, Boréal, 1995, page 126)

Le pouvoir des curés et des notables était considérable. C’étaient les seules élites que le peuple connaîssait dans les villages où résidait 80 % de la population. Elles se sont opposées corps et âme au projet Patriote et ont réussi, en partie au moins, de limiter la portée de leur appel. En fin de compte, une grande partie de la population a hésité à rejoindre activement la rébellion. C’était suffisant pour l’affaiblir et conduire les leaders patriotes à surestimer leurs forces.

Une lutte sociale

Si une sorte de « guerre civile » bloque l’avancement du projet républicain, il y a une autre fracture qui explique les défaillances de l’insurrection. Pour une grande partie des leaders Patriotes, la lutte est contre un Empire britannique construit sur une structure féodale, archaïque, antipopulaire. C’est une lutte sociale, une lutte républicaine, et non une lutte « contre les Anglais ». Les revendications vont dans le sens d’en finir avec ces structures qui oppriment le peuple au profit d’une petite minorité aristocratique installée d’office. Ce sont des membres des professions médicales et juridiques, de même que des artisans et des paysans qui montent au front face à un régime colonial appuyé par les cléricaux et une certaine bourgeoisie marchande, anglophone (surtout) et francophone (minoritaire) qui prospère sous l’Empire. Le régime colonial voit le danger d’un tel mouvement et cherche à « ethniciser » la confrontation. Dans le Haut-Canada, le discours du pouvoir est de faire passer le projet républicain comme un « complot français » et « papiste ». Il réussit à circonscrire la révolte dans cette région à une petite partie de la population qui embarque dans la posture ethnique.

Le projet républicain

Au contraire dans le Bas-Canada, le discours des Patriotes est anticolonial et antiféodal. Il appelle à l’unité des peuples contre cet Empire, « de toute croyance, de toute langue et origine ». Lors d’une réunion publique patriote à Québec en 1837, les participants adoptent une résolution qui affirme que « loin de nourrir des préjugés contre nos co-sujets d’origine étrangère, nous sommes au contraire disposés à donner des marques de confiance et de sympathie à ceux d’entre eux qui combattent pour la cause populaire ». (Cité par Jean-Paul Bernard, Les Rébellions de 1837-38, Boréal 1983, p. 58). Et pour cause, une partie importante de la population anglophone, surtout des Irlandais comme Edmund Bailey O’Callaghan, deviennent les figures de proue des Patriotes (les anglophones seront près de 10 % des personnes arrêtées par le régime colonial). Plus tard lors de la Déclaration d’indépendance rédigée par Robert Nelson, le discours patriote se radicalise. Le projet est d’imposer la séparation entre l’Église et l’État et d’abolir le système seigneurial. Il proclame la liberté de presse, le suffrage universel y compris pour les Indiens qui se voient reconnaître la citoyenneté de plein droit, et réclame la nationalisation des terres de la couronne cédées aux amis de la clique au pouvoir.

Cette radicalisation du mouvement crée cependant des vagues. Les élites cléricales en profitent pour démoniser les Patriotes. Elles incitent les marchands et autres classes privilégiées à bloquer le projet. Elles tentent de rallier la faction « modérée » des Patriotes (majoritaire dans la région de Québec), ce qui se produit après l’échec de la rébellion. Selon Bernier et Salé, le potentiel révolutionnaire du Bas-Canada est vaincu, car il est « incapable d’offrir une solution de remplacement crédible et universellement acceptable » face au pouvoir colonial. L’échec militaire de l’insurrection est donc d’abord et avant tout politique et social, lié, d’une part, à la puissance du régime colonial, et d’autre part, aux luttes de classes internes qui empêchent le projet républicain de construire une hégémonie.

177 ans plus tard, qu’en est-il ?

Le projet d’émancipation demeure à l’ordre du jour, nonobstant les grands changements survenus depuis. Une petite minorité embourgeoisée domine l’État canadien, avec sa ribambelle d’intellectuels et d’avocats de service. Elle est passée d’une subjugation à l’Empire britannique à celle de l’impérialisme américain. Elle préside à une pseudo démocratie dans un système de fausses alternances, de pouvoirs opaques et de manipulations en tout genre, où la violence n’est jamais loin, surtout quand le peuple relève la tête. Elle pratique la bonne vieille tactique du divide-and-rule chère à l’Empire britannique, en jouant les peuples les uns contre les autres. Elle est en train de consolider le pouvoir bourgeois autour de l’ « État pétrolier » et de l’axe Toronto-Calgary préconisé non seulement par Stephen Harper mais par la quasi-totalité des factions des classes dominantes.

Entre-temps dans le Bas-Canada devenu Québec, les subalternes héritiers des capitulards de l’après 1837-38 procèdent à leurs basses manipulations. Québec Inc est confortablement installé dans son rôle de bourgeoisie provinciale. Le leadership historique de la révolution tranquille réorganisé sous le PQ a échoué, en partie par la fulgurante contre-attaque des « vrais » dominants, en partie à cause de ses propres défaillances et fractures. Dans les développements des dernières années, le PQ est en train de démontrer son incapacité à relancer la lutte, et pire encore, son attraction vers les faux projets de « gouvernance provinciale » et de nationalisme frileux à saveur ethniste. Pour autant, et là on se retrouve dans une situation différente de celle de 1837-38, le peuple n’a pas été vaincu. Le peuple a ses forces, ses utopies, ses structures, qui ne sont pas encore assez fortes, mais qui ont du potentiel. Le peuple est têtu.

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