L’incident que je vais vous raconter a eu lieu en décembre dernier, dans le grand amphi de la Faculté de droit de l’Université d’Athènes, où j’enseigne le droit constitutionnel aux étudiants de première année. Je venais de terminer mon cours sur la notion de souveraineté et les restrictions qui lui sont imposées dans la perspective de la construction européenne. Le projet européen justifie-t-il cet énorme transfert de compétences à Bruxelles et à Strasbourg, qui bouleverse les fondements mêmes de l’indépendance nationale ?
Comme chaque année, l’image à laquelle je me suis référé pour soutenir mon argument en faveur de l’Europe Unie était celle des milliers de tombeaux de soldats de 19, de 20 et de 21 ans, aux cimetières de Normandie, de Crète et des Dardanelles (mais aussi à Kalamaki, tout près d’Athènes). Ces jeunes gens avaient le même âge que mes étudiants et sont tombés pendant la première et la deuxième guerre mondiale, en combattant pour la liberté. Mon propos était le suivant : Il faut sacrifier certains volets de notre souveraineté nationale pour que cela ne puisse jamais se rèpéter. « Pour qu’il n’y ait plus de guerres européennes ». Voilà la raison d’être de l’Union Européenne.
C’est à ce moment précis qu’un jeune étudant aux cheveux longs, dont la tenue laissait supposer qu’il était prêt à rejoindre la prochaine manifestation contre les « Institutions » et les nouvelles mesures d’austérité du gouvernement grec, a posé la question suivante : « Que pensez-vous des mesures annoncés par le Danemark contre l’afflux des réfugiés ? La confiscation de bijoux et d’autres joyaux des réfugiés est-elle compatible avec votre projet européen » ?
Après un bref moment de réflexion, je lui ai donné une réponse plus que perplexe. Les mesures en cause, dont la confiscation des biens des demandeurs d’asile, ainsi que des liquidités dépassant un certain seuil n’avaient pas encore été votées ; il vaudrait mieux attendre. D’autre part l’extrême droite (parti DF) n’était pas encore arrivée au pouvoir au Danemark et son influence sur le gouvernement minoritaire au pouvoir depuis juin 2015 restait plutôt réduite. De toute façon, si elles étaient votées, ces mesures seraient contraires à la Convention européenne des droits de l’homme qui, contrairement au droit américain, impose aux Etats européens de reconnaître « à toute personne relevant de leur juridiction » – et donc pas seulement aux citoyens Européens – les droits et libertés proclamées (article 1). Elles seraient notamment contraires aux droits de propriété (article 1 du protocolle No 1) et à la vie privée (article 8), protégées par la Convention, sinon à l’interdiction des traitements « inhumains ou dégradants » (article 3). « Il ne saurait y avoir de Guandanamo européen », ai-je conclu.
Il paraît bien que le parlement danois ait voté mardi dernier les mesures incriminées. Et que, de surcroît, le premier ministre du pays, M. Lars Lokke Rasmussen, ait demandé une modification profonde de la convention de Genève de 1951 sur le droit d’asile. Je me demande, quelle serait ma réponse si la même question m’était posée aujourd’hui, à un moment où mon pays, la Grèce, est de plus en plus accusée de n’être pas en mesure de garder ses frontières et que les voix se multiplient en Europe pour la faire exclure de l’espace Schengen.
Cette fois, je lui aurais vraisemblablement rappelé que le 9 avril 1940 à 4 heures du matin, un navire de transport de la marine de guerre de l’Allemagne nazie, le Hansestad Danzig, est entré inapperçu au port de Copenhague et a accosté tout doucement au quai Langelinie, en plein centre de la capitale danoise. Avant que la moindre alarme ne soit donnée, un bataillon de la Reichswehr a occupé les locaux de tous les ministères, l’Etat major de l’armée danoise, voire même le palais royal. Le pays dans son ensemble a été occupé en moins de 24 heures, sans la moindre résistance (moins de 15 morts au total). Le lendemain, un gouvernment de coalition nationale s’est formé et a exercé le pouvoir jusqu’en été 1943, en collaboration avec le gouverneur allemand, un commis de Hitler. Tous les partis politiques de l’avant guerre, à l’exception du parti communiste et du parti nazi, y participaient. Des élections libres ont même été tenues, en mai 1943.
Il est vrai que, grâce à ce gouvernement, le Danemark est le seul pays européen occupé par les forces de l’Axe où il n’y a pas eu d’Holocauste. Cet exploit, saurait-il pourtant justifier une attitude aussi passive ? En 2003, un autre Rasmussen, Anders Fogh, premier ministre danois à l’époque et futur secrétaire general de l’OTAN, s’était pour la première fois posé la question de savoir si l’attitude de son pays pendant la deuxième guerre mondiale était moralement justifiée.
Je ne sais pas si cette prise de position a donné lieu à un débat quelconque dans le pays nordique. Pourtant, en ces temps difficiles pour le projet européen, qu’il me soit permis de demander en tant que grec et citoyen Européen à nos amis Danois de faire preuve d’un peu plus de modestie et d’humilité. Sinon, je ne saurai quoi répondre à mes étudiants, s’ils me demandaient : « En somme, qu’avons nous de commun avec les Danois du DF, la Hongrie de M. Victor Orban et la Pologne de M. Lech Kaczyński ? ».