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Nous nous sommes intéressé à la période de la présidence de Marcel Pepin, de 1965 à 1976. Nous tenterons de clarifier la conception de l’action politique syndicale qu’il a proposée à la centrale à travers ses rapports moraux dans le but d’expliquer l’originalité de sa contribution.
D’abord, nous nous interrogerons sur la nature du rapport de la CTCC-CSN face aux partis politiques. Sommes-nous en présence d’un rapport d’appui, de subordination ou d’indépendance ? Puis, nous examinerons la position adoptée par la CTCC-CSN à l’égard du gouvernement. S’agit-il d’un rapport de collaboration, de critique ou d’opposition ? Nous nous demanderons s’il est juste d’affirmer, comme en fait foi un document officiel de la centrale syndicale, que « pendant les deux premières décennies de son existence, la CTCC, résolument apolitique, limita son action sur la scène publique à des réclamations législatives en évitant de prendre position directement contre les gouvernements[2] ». Dans ce document, on soutient également que « l’action syndicale doit dépasser la négociation. L’ouverture d’un deuxième front doit se concrétiser notamment par la mise en place de comités d’action politique[3] ». Finalement, nous nous poserons de nouvelles questions : peut-on vraiment parler d’apolitisme[4] et de neutralité politique[5] de la part de la CTCC pendant les deux premières décennies de la centrale ? À quand précisément remonte la création des comités d’action politique à la CSN ? Tout au long de cette période, qui va de 1921 à 1976, la position de la CTCC-CSN face aux partis politiques est-elle restée invariable ? Nous montrerons que l’action politique partisane de la CSN constitue une mélodie en cinq variations sur le même thème « d’indépendance partisane[6] ».
1921 à 1949 : indépendance, action politique non partisane et représentation auprès des gouvernements
Dès sa fondation en 1921, les délégués au congrès de la CTCC adoptent les Règlements et Constitution de la CTCC qui prévoient que « la CTCC ne pourra jamais s’affilier à aucun parti politique » (art. III) et qu’aucune discussion de partisanerie politique ne sera tolérée dans les congrès de la Confédération » (art. XXIX)[7]. La CTCC décide donc, dès son tout premier congrès, qu’il n’est pas question pour elle de s’affilier, de se subordonner ni d’appuyer un parti politique quelconque. Elle opte pour une action politique résolument « non partisane[8] » et s’affirme clairement en faveur d’une position d’indépendance face aux partis politiques. Les membres, cependant, restent libres d’appuyer ou non des candidats lors des campagnes électorales.
Au congrès de 1923, les délégués affirment de nouveau que la confédération et ses regroupements ne peuvent en aucun cas faire de la politique partisane[9]. Il leur est permis, par contre, de « présenter des mémoires au gouvernement, d’appuyer certaines doctrines ou de marquer leur désapprobation pour certaines lois ou certains projets de loi[10] ». Les membres demeurent toujours libres de leurs positions politiques partisanes. On demande régulièrement à la CTCC et aux regroupements affiliés de « garder leur attitude d’indépendance en matière politique[11] ». De plus, au cours « des années suivantes, de nombreuses propositions sont adoptées pour qu’un programme de réclamations politiques soit établi et pour que des questionnaires politiques soient envoyés aux candidats des différents partis afin de connaître leur position sur différents problèmes[12] ».
En 1936, le président de la CTCC, Alfred Charpentier, est d’avis « que l’on ne peut corriger l’ordre politique que par le social… La politique ne corrige rien, seul le social corrige tout[13] ». Pour lui, c’est donc par « l’éducation et l’instruction », que des changements politiques viendront un jour à bout de la misère sociale. Sous sa présidence (1935-1946), la ligne de conduite à l’endroit du gouvernement demeure la collaboration non partisane :
La CTCC n’est pas en principe un adversaire déclaré du gouvernement lorsqu’elle est forcée trop souvent de récriminer contre lui. Bien au contraire, elle a pour principe de collaborer avec le gouvernement, avec le parti au pouvoir, sans être toutefois partisane. Car il est admissible qu’un mouvement comme la CTCC puisse approuver ou désapprouver les mesures politiques qui affectent ou intéressent la classe ouvrière. Collaborer n’enlève pas le droit de critiquer pourvu que nous respections l’autorité politique[14].
En matière d’action politique, durant les deux premières décennies de son existence, la position qui se dégage des décisions des congrès de la CTCC se résume donc, pour l’essentiel, en trois points : l’indépendance et la non-affiliation de la confédération syndicale à un parti politique ; le droit des membres, des dirigeants et des officiers à leurs opinions politiques ; et l’autorisation pour la CTCC, en tant qu’organisation syndicale ouvrière, de présenter des mémoires et de critiquer certaines politiques gouvernementales qui intéressent ou affectent les membres de la centrale[15].
1949 : une première rupture
C’est à l’occasion du congrès de 1949 qu’une première rupture significative s’effectue dans la conception de l’action politique syndicale de la CTCC. La province de Québec est dirigée, à ce moment-là, par l’antisyndicaliste Maurice Duplessis qui ne lésine pas sur les moyens répressifs pour mâter la résistance syndicale. La grève de l’amiante à Asbestos, en 1949, ainsi que l’intransigeance du gouvernement du Québec devant les demandes répétées du mouvement syndical en vue de moderniser les relations de travail vont avoir pour effet d’amener le président Gérard Picard à demander aux congressistes de repenser le rôle politique de la centrale, toujours confessionnelle :
Il faut pourtant presser le pas et ne pas hésiter à prendre tous les moyens honnêtes, y compris l’action politique si nécessaire, pour assurer la protection efficace des travailleurs sans pour cela nuire aux autres classes de la société. L’action politique dans un mouvement comme la C.T.C.C. ne saurait être un but, mais un moyen de mieux défendre les intérêts professionnels menacés de ses membres[16].
Lors de ce congrès de 1949, les délégués adoptent une proposition débouchant sur la création d’un « comité d’action civique » ayant trois objectifs : voir à ce que les réformes économiques et sociales préconisées par la CTCC s’expriment dans la législation ; faire l’éducation civique des membres de la classe ouvrière et orienter l’opinion publique vers une collaboration des classes qui respecte les exigences de la doctrine sociale de l’Église[17].
Ce « comité d’action civique » deviendra, l’année suivante, « le comité d’orientation politique » de la CTCC. Ce dernier est autorisé à rendre public le programme de la centrale syndicale en matière politique. Il s’occupe d’éduquer les syndiqués et les ouvriers pour que ceux-ci puissent se servir de leur droit de vote, conformément à leurs intérêts et au bien commun. Il informe les membres et le public sur les attitudes prises par les parlementaires sur les problèmes qui concernent autant les ouvriers que leur organisation syndicale. Pour mener à bien leurs actions, les membres du comité d’orientation politique travaillent principalement avec les conseils centraux[18].
Lors de l’élection provinciale de 1952, le comité d’orientation politique décide que le moment est bien choisi pour renseigner l’électorat et les membres de la CTCC sur ses revendications législatives. Le comité prend alors l’initiative de diffuser un document intitulé Ce qu’il faut exiger d’eux le 16 juillet prochain dans lequel il « dénonça ouvertement cinq candidats qui pouvaient être considérés comme des adversaires acharnés du mouvement syndical. Quatre de ces candidats étaient de l’Union nationale et le cinquième, un libéral. Ils furent dénoncés parce qu’ils s’étaient montrés hostiles à la CTCC[19] ». Cette intervention a donné lieu à l’adoption, lors du congrès de 1954, d’une résolution qui permettait à la CTCC de pratiquer une action politique non partisane à la fois directe (intervention d’appui ou de désaveu de certaines candidatures lors des élections) et indirecte par le biais de l’éducation de ses membres[20].
Bref, les différents congrès qui ont eu lieu durant les années cinquante ont montré que l’action politique de la CTCC doit exclure la création par la centrale d’un parti politique ainsi que l’affiliation à un parti et qu’elle doit rester une action non partisane. Elle peut se déployer sur deux plans : soit en faisant l’éducation politique de ses membres pour que ceux-ci soient capables de poser des gestes significatifs lors des élections ; soit en autorisant le comité à se prononcer en faveur de candidats soucieux du bien commun et sympathiques aux revendications et aux propositions du monde ouvrier. Il importe de préciser que l’éducation politique des membres est prise en charge par les conseils centraux. Le congrès de 1958 a aussi voté :
Que le Congrès décide d’instituer une commission d’éducation politique qui aura pour mission de guider le service d’éducation de la C.T.C.C. et les comités régionaux d’éducation quant au contenu et aux techniques des programmes d’éducation politique du mouvement.
Que le Bureau confédéral de la C.T.C.C. soit autorisé à seconder toute action politique décidée sur le plan régional sauf toute action politique partisane[21].
En résumé, dès 1921, la CTCC a établi qu’elle ne s’affilierait jamais à un parti politique et cette position est inébranlable. Les membres et les dirigeants de la confédération restent libres sur le plan politique. Cependant, à la fin des années cinquante, cette liberté soulève un nombre important de critiques. C’est pour cette raison, selon Lortie, que :
La CTCC décida d’organiser et d’intensifier l’éducation politique. Le comité, à cette fin, travailla en collaboration avec les conseils centraux. C’est ainsi que ces conseils centraux commencèrent leur action politique. Sans s’affilier ouvertement à un parti, ils s’occupèrent de politique locale et aussi provinciale. Non seulement ils eurent la liberté d’agir sur le plan politique, mais de plus, le congrès de 1958 décida que le Bureau confédéral serait autorisé à seconder toute action politique décidée sur le plan régional. Une telle attitude n’avait jamais été formulée auparavant au sein de la CTCC[22].
1959 : indépendance face aux partis politiques, mais possibilité d’intervenir durant la campagne électorale
À la fin des années cinquante, plus précisément en 1959, l’article 30 de la Constitution de la CTCC prévoit dorénavant que la confédération pourra :
soumettre aux Gouvernements les différentes revendications des travailleurs et, par son comité d’éducation politique, faire connaître la nature et la portée de ces revendications. De plus, les officiers, tels que le Président et le Secrétaire général, pourront faire des déclarations d’ordre public au nom de la CTCC. La seule restriction faite à ces officiers est que les déclarations d’ordre public leur sont interdites à l’occasion de campagnes électorales. Quant aux organisations affiliées, elles peuvent opter pour les attitudes qu’elles jugent nécessaires et utiles sur le plan politique. Enfin, comme on l’a toujours fait, on reconnaît à tous les syndiqués la plénitude de leurs droits de citoyens[23].
L’autorisation accordée au président et au secrétaire général de faire des déclarations d’ordre public au nom de la CTCC a pour effet d’élargir les possibilités d’intervention des deux principaux dirigeants de la confédération.
1962 : de l’action politique non partisane indirecte[24] à l’action politique non partisane directe[25]
Le congrès de la CSN, tenu en 1962, est l’occasion d’un réalignement majeur de la centrale. Les délégués modifient la Constitution pour permettre à ses dirigeants de se prononcer, sur la recommandation du bureau confédéral et après consultation du comité central d’action politique, soit en faveur, soit contre un parti politique. Pour Lortie, ce fut l’un des plus importants changements adoptés à ce congrès. Beausoleil précise que c’est lors de ce congrès que la CSN « s’engagea à créer des comités d’action politique à tous les niveaux et permit à ses dirigeants d’endosser un parti politique lors d’élections[26] ».
La CSN venait de décider de se donner les moyens d’étendre son action politique non partisane directe et indirecte. Le comité central devait rester en lien avec les comités régionaux ou locaux et se pencher sur les divers régimes politiques et sur les différentes théories économiques. Les résultats de ces recherches devaient être par la suite communiqués au bureau confédéral autorisé à poser les gestes commandés par la conjoncture politique. C’est aussi à ce congrès que sont créés les comités d’action politique.
Yvan Perrier
7 avril 2023
yvan_perrier@hotmail.com
[1] Texte paru dans le numéro 28 de la revue Nouveaux Cahiers du socialisme, p. 160-173.
[2] CSN, L’action politique à la CSN et les rapports avec les partis : Document de réflexion, Montréal, Comité d’orientation, 2001, p. 12.
[3] Ibid., p. 14.
[4] Par apolitisme, il faut comprendre l’attitude d’une personne ou d’une association qui récuse les idéologies, qui affirme ne pas s’occuper de politique ni se sentir concernée par la politique, ou encore qui n’affiche aucune opinion politique.
[5] Le concept de neutralité s’applique, en règle générale, à un État qui renonce à s’engager auprès d’un autre État belligérant lors d’un conflit militaire.
[6] Indépendance : qui n’a aucun lien organique avec une autre organisation. Il s’agit d’une position d’indépendance à l’action politique partisane, position qui est toujours en vigueur (selon l’article 7.01 des Statuts et règlements de la CSN), <www.csn.qc.ca/wp-content/uploads/20...> .
[7] Guy Lortie, « L’évolution de l’action politique de la CSN », Relations industrielles, vol. 22, no. 4, 1967, p. 533. Sur la question de l’action politique de la CTCC-CSN, nous avons également consulté Jacques Rouillard, Histoire de la CSN 1921-1981, Montréal, Boréal Express/CSN, 1981 et Louis-Marie Tremblay, Le syndicalisme québécois. Idéologies de la C.S.N. et de la F.T.Q. 1940-1970, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1972, p. 54-61.
[8] L’action politique syndicale non partisane s’exprime concrètement à travers un jeu de pression et d’influence sur le gouvernement ou sur les personnes élues. Cependant, l’action non partisane n’exclut pas un appui occasionnel ou ponctuel à un parti politique, à une candidate ou un candidat ou à un programme électoral quelconque.
[9] Nous sommes en présence d’une action politique syndicale partisane quand une organisation syndicale est officiellement affiliée à une organisation politique (dans le modèle léniniste, le syndicat est la courroie de transmission du parti) ou quand un syndicat crée lui-même une organisation politique (dans le modèle Labour, le parti politique est l’émanation des syndicats et porte devant l’électorat les revendications syndicales).
[10] Lortie, op. cit., p. 535.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Lortie, p. 536.
[14] Rapport du Président, congrès de la CTCC, 1939, cité par Lortie, op. cit., p. 536.
[15] Lortie, p. 536-537 ; Raymond Hudon, Syndicalisme d’opposition en société libérale. La culture politique de la CSN, Québec, Université Laval, 1974, p. 55 à 57.
[16] Rapport du président, congrès de la CTCC, 1949, cité par Lortie, op. cit., p. 540.
[17] Lortie, p. 541.
[18] Ibid.
[19] Lortie, p. 542.
[20] Lortie, p. 545.
[21] Lortie, p. 546.
[22] Lortie, p. 547.
[23] Lortie, p. 550.
[24] Action politique syndicale non partisane indirecte : quand l’organisation syndicale se limite à développer en son sein, auprès de ses membres ou de l’électorat un programme d’éducation politique et dépose des mémoires auprès du gouvernement.
[25] Action politique syndicale non partisane directe : quand l’organisation syndicale développe en son sein un programme d’éducation politique et dénonce ou attaque, en période électorale ou non, certaines politiques gouvernementales, ou encore critique les membres d’un gouvernement ou désapprouve en partie ou en totalité le programme d’un parti politique.
[26] Gilles Beausoleil, « Le congrès de 1962 de la C.S.N. : l’action politique », Relations industrielles, vol. 18, no 1, 1963, p. 80.
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