photo et article tirés de NPA 29
Basta ! : La commission d’enquête parlementaire sur le scandale du chlordé-cone, cet insecticide utilisé pendant des décennies aux Antilles, a remis fin novembre un rapport accablant pour l’État français et pour les industriels de la filière banane aux Antilles. Vous avez été auditionné par cette commission. Que révèle ce scandale ?
Malcom Ferdinand : [1] : Le chlordécone est le symptôme de « l’habiter colonial », une relation particulière à la Terre qui a enfermé les Antillais à l’intérieur d’un système de mono-culture d’exportation et transformé le monde en plantation.
Aujourd’hui, tous les Antillais sont contaminés par le chlordécone, même ceux qui ne travaillent pas sur les plantations de bananes. À travers ce que j’appelle la « chimie des maîtres » se rejoue une forme de domination. Car les contaminations massives causées par le chlordécone ne sont pas un accident, mais le symptôme de rapports humains bien particuliers, et des failles de l’État, comme le confirment les conclusions du rapport de la commission d’enquête.
Vous rappelez que dès 1974, en Martinique, les ouvriers de la banane se sont mis en grève pour exiger des augmentations de salaires et l’arrêt de l’épanda-ge du chlordécone…
La grève de février 1974 est l’une des plus grandes grèves de l’histoire de la Martinique. Elle a été violemment réprimée par le pouvoir colonial : deux ouvriers sont morts sans que personne n’ait été condamné. Les ouvriers avaient onze points de revendication.
Notamment l’augmentation des salaires, l’obtention d’équipements de protection pour l’épan-dage des produits toxiques et l’arrêt de l’utilisation du Képone [un des noms commerciaux du chlordécone]. Cette troisième revendication n’a pas été prise en compte. Ce scandale a mis en lumière le mépris des responsables de la filière agricole à l’égard des ouvriers agricoles antillais. Mais aussi celui des responsables politiques qui ont autorisé l’utilisation du chlordécone tout en sachant qu’il était très dangereux.
Dans votre livre Une écologie décoloniale, vous replacez la colonisation et l’esclavage au cœur de l’écologie. Pourquoi ?
En séparant histoire coloniale et histoire environnementale, on a pensé l’émancipation de l’esclavage sans toucher à notre rapport à la terre. L’abolition de l’esclavage a bien sûr constitué une très grande avancée, mais le système économique, le rapport à la terre qui impliquait l’asservissement d’êtres humains a continué sous d’autres formes. L’abolition de l’esclavage n’a pas mis fin à « l’écologie coloniale ».
Qu’est-ce que les esclaves marrons ont apporté à l’écologie ?
Ces esclaves mettaient en acte des résistances anti-esclavagistes mais aussi écologistes avant l’heure. Non seulement ils luttaient contre leur asservissement, mais ils protégeaient aussi la nature du mode d’exploitation coloniale.
Certaines communautés marronnes étaient tellement puissantes qu’elles empêchaient les colons de poursuivre leur déforestation et d’étendre leurs plantations. Le marronnage englobe des formes de lutte que l’on ne voit plus beaucoup : des luttes à la fois anti-coloniales, anti-esclavagistes, anti-racistes et sensibles à la question écologique.
Pourtant, alors que ces résistances ont été extrêmement nombreuses, elles sont quasiment absentes de la pensée écologique. Ainsi, lorsqu’on parle de Henry David Thoreau, l’un des précurseurs de l’écologie, connu pour ses positions anti-esclavagistes, on passe entièrement sous silence les rencontres avec les Nègres marrons qu’il relate pourtant dans son livre Walden ou la vie dans les bois.
Vous estimez ainsi injuste de pointer la responsabilité de l’ensemble de l’espèce humaine dans le dérèglement climatique ?
La géographe Kathryn Yusoff parle d’« anthropocène blanc ». L’anthropocène désigne cette ère géologique au cours de laquelle l’activité humaine a produit des perturbations dans les équilibres physico-chimique à l’échelle planétaire. Mais c’est aussi un récit qui occulte totale-ment les rapports de pouvoir et nie l’histoire coloniale. Ce sont des êtres humains qui ont détruit la terre et non pas l’Homme. Ce ne sont pas les Haïtiens, ni les gens qui habitent les bidonvilles de Nairobi ou de Soweto qui en sont responsables. (Extrait)
Entretien. Pendant des décennies, l’insecticide chlordécone a intoxiqué la quasi-totalité de la population antillaise. Pour Malcom Ferdinand, philosophe et ingénieur martiniquais, ce scandale sanitaire est le symptôme d’une relation à la Terre qui demeure enracinée dans l’esclavage et la colonisation.
Propos recueillis par Samy Archimède
Samy Archimède 20 janvier 2020
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