3 août par Eric Toussaint , Benjamin Lemoine
Cet entretien fait la généalogie de la lutte anti-dette des plaidoyers pour son annulation, comme de la création empirique, au service des combats politiques, des concepts d’« illégitimité », « d’illégalité », ou du caractère « odieux » des dettes publiques. Ou comment il apparaît nécessaire au Comité pour l’Abolition des Dettes Illégitimes (CADTM) -connu autrefois comme Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde - de s’allier avec les forces de l’opposition et les mouvements sociaux, dont les idées et les hommes, une fois parvenu(e)s au gouvernement, pourront contester et renverser la dette et son « système ». Néanmoins pour le CADTM, la priorité absolue va au renforcement de l’action de ceux d’en bas plutôt qu’au lobbying.
Cette troisième partie de l’entretien est consacrée à l’Argentine.
Nous publions cet entretien en 5 parties :
– 1. La généalogie du CADTM et de l’anti-dette illégitime : les origines
– 2. Les premiers terrains d’expérimentation de la méthode CADTM pour combattre les dettes illégitimes : les exemples du Rwanda et de la République démocratique du Congo.
– 3. L’Argentine : la poursuite de l’action contre la dette illégitime
– 4. Des espoirs déçus au succès en Équateur. Les exemples de l’Afrique du Sud, du Brésil, du Paraguay et de l’Équateur.
– 5. Grèce : L’ambivalence des dirigeants vis-à-vis de l’ordre financier et de la dette
Sur quel autre terrain étiez-vous plus directement engagés ?
En Argentine, j’étais en contact avec Alejandro Olmos |2|, un journaliste très courageux, qui en 1982, alors que la dictature ne s’était pas encore effondrée, a porté plainte devant la justice argentine pour endettement illégal et odieux. Il a donc déposé une plainte contre la junte militaire avant la fin de la dictature. On a beaucoup travaillé ensemble, et le CADTM l’a invité en 1997 à une grande conférence internationale en Belgique. Là, c’est un autre type de méthodologie qui s’est développé grâce à A. Olmos. Suite à sa plainte, la justice argentine a ouvert une instruction et deux magistrats ont été chargés d’enquêter sur les responsables de l’endettement de l’Argentine entre 1976 et 1982. Cela a donné lieu en juillet 2000 à une sentence de 195 pages rendue par le Tribunal fédéral |3|. Cette sentence est donc le résultat d’un audit de la dette
argentine mené par le pouvoir judiciaire. Et cela malgré d’énormes pressions qui ont été exercées sur la justice par le FMI et par la classe dirigeante argentine pour que l’instruction ne soit pas menée à terme. À partir de 1998, j’ai été en contact avec un des deux magistrats en charge de l’instruction, il m’a décrit les pressions auxquelles il était soumis par d’autres magistrats, par le Congrès argentin et par l’exécutif afin qu’aucune sentence ne soit prononcée. Alejandro Olmos est décédé en avril 2000 tout à fait déprimé, persuadé que l’instruction n’aboutirait jamais. Elle a été rendue quelques mois après son décès.
Des concepts de combat qui émergent en action
Malgré la fin de la dictature, il y a une sorte de continuité des puissances d’argent ?
Oui parce que l’audit montrait très clairement que le Fonds monétaire international dirigé à l’époque par le Français Jacques de Larosière |4|, avait apporté son aval au régime dictatorial afin que les banques américaines financent la dictature de Videla. |5| Il faut se rappeler aussi qu’après la chute de la dictature, l’amnistie avait été octroyée aux différents personnages de la junte militaire, elle n’a été abrogée que dans les années 2000 sous le gouvernement de Nestor Kirchner. Dans les années 1990, le FMI, directement complice de la dictature militaire, mais aussi le régime de Carlos Menem appliquant des politiques néolibérales applaudies par le FMI, ou encore les personnages de la dictature qui bénéficiaient de l’amnistie, sans oublier les hommes d’affaires et de grandes entreprises privées se sont coalisées pour qu’on ne fasse pas la clarté sur ce qui s’était passé.
Depuis 1998, le CADTM est également en contact étroit en Argentine avec Adolfo Perez Esquivel |6|, prix Nobel de la paix pour sa contribution à la défense des droits humains, avec Beverly Keene, animatrice de Dialogo 2000 et de Jubilé Sud, ainsi qu’avec Nora Cortinas, une des Mères de la place de Mai qui luttent inlassablement pour l’annulation des dettes odieuses.
Entre le début de la dictature (mars 1976) et l’année 2001, la dette a été multipliée par 20 ou presque (passant de moins de 8 milliards de dollars à près de 160 milliards de dollars). Pendant cette même période, l’Argentine a remboursé environ 200 milliards de dollars, soit près de 25 fois ce qu’elle devait en mars 1976. Les capitalistes argentins se sont allègrement endettés pendant la dictature et ont simultanément placé une bonne partie de cet argent à l’étranger (via la fuite des capitaux). La somme des capitaux placés par les capitalistes argentins dans les pays les plus industrialisés et dans les paradis fiscaux pendant la dictature a dépassé les montants empruntés. Rien qu’en 1980-1982 au cours des deux dernières années de dictature, les fuites de capitaux ont atteint, selon la Banque mondiale , plus de 21.000 millions de dollars. Cadeau suprême fait aux capitalistes argentins (et étrangers) : leurs dettes ont été reprises par l’État à la fin de la dictature. Dès lors, la dette de l’État s’est alourdie du fardeau de la dette des entreprises privées car il a assumé leurs obligations à l’égard des créanciers. Et depuis cette époque, les capitalistes argentins ont maintenu cette politique d’évasion de capitaux. La dette argentine constituait clairement un cas emblématique de dette odieuse
Tu te rends en Argentine pour poursuivre l’enquête ?
Oui je me suis rendu en Argentine, et j’ai aussi réalisé un travail d’analyse à distance, puisque A. Olmos et le magistrat argentin dont j’ai parlé m’ont fait parvenir une série de documents. J’ai étudié en profondeur l’accumulation de la dette odieuse puis son processus frauduleux de blanchiment |7|. C’est le président Raoul Alfonsin, qui a succédé à la dictature, qui a permis que l’opération de blanchiment soit réalisée. Or si une dette est odieuse, une restructuration ne met pas fin au délit. Le blanchiment ne met pas fin au délit antérieur. Si le FMI, qui a prêté de l’argent à la dictature, restructure la dette argentine alors qu’il est parfaitement au courant de ce qu’il a fait auparavant, on a clairement une culpabilité ininterrompue. Le FMI ne peut pas simplement dire « le refinancement de la dette s’opère avec un régime, celui d’Alfonsin, qui est un régime démocratique ».
Cela, pour nous au CADTM, vaut aussi pour la dette du Rwanda et pour la dette de la RDC. Finalement la justice argentine a rendu un verdict important en juillet 2000 mais n’a procédé à aucune condamnation. Elle a transmis la patate chaude au Parlement argentin dominé par la droite néolibérale qui a décidé de ne rien décider. Ce n’est qu’en septembre 2014 que le Parlement a décidé de créer une commission d’audit de la dette accumulée par l’Argentine depuis le début de la dictature (mars 1976) jusqu’à 2014. J’ai été invité au Parlement afin d’émettre des recommandations en octobre 2014 |8|, mais, en pratique, la commission n’a pas accompli sa tâche et la droite qui a gagné les élections en 2015 a enterré l’affaire. ATTAC Argentine qui est membre du réseau international CADTM est très actif sur la problématique de la dette et a contribué à la création de l’« Assemblée pour la suspension du paiement de la dette et l’audit de la dette en défense du patrimoine national et des biens communs » |9|.
Pendant plusieurs années l’Argentine a été en suspension de paiement et n’a plus eu accès au financement externe via les marchés financiers
, que s’est-il passé ?
Le contexte était le suivant : fin décembre 2001, dans un contexte de grandes mobilisations populaires, les autorités argentines, en l’occurrence le président intérimaire Adolfo Rodríguez Saá, a suspendu unilatéralement le paiement de la dette argentine sous la forme de titres pour un montant de 80 milliards de dollars à l’égard des créanciers privés et du Club de Paris
(6,5 milliards de dollars). Signalons qu’il n’a toutefois pas suspendu le paiement de la dette à l’égard du FMI, de la Banque mondiale et d’autres organismes financiers multilatéraux. Cette suspension est intervenue dans un contexte de crise économique et de soulèvement populaire contre les politiques menées depuis des années par une succession de gouvernements néolibéraux, le dernier en date étant celui de Fernando De la Rua. C’est donc sous la pression populaire et alors que les caisses de l’État étaient quasiment vides que les autorités argentines ont suspendu le paiement de la dette.
La suspension de paiement de la dette sous forme de titres souverains a duré de décembre 2001 à mars 2005. Cette suspension a été bénéfique pour l’économie et pour le peuple argentin. De 2003 à 2009, l’Argentine a enregistré chaque année un taux de croissance de 7 à 9%. Certains économistes affirment que la croissance argentine ne s’explique que par l’augmentation des prix des matières premières qu’elle exporte. Or il est clair que si l’Argentine avait continué les remboursements les gains réalisés par l’État grâce aux exportations (c’est-à-dire les impôts qu’ils prélèvent sur les bénéfices des exportateurs privés) auraient été absorbés par le remboursement de la dette. Les autorités n’auraient pas été en mesure de réaliser des dépenses publiques pour venir en aide aux chômeurs, pour augmenter les retraites et généraliser le droit à celle-ci, pour stimuler l’activité économique dans d’autres domaines que le secteur exportateur.
Entre 2002 et 2005, les autorités argentines ont mené des négociations intenses avec les créanciers en vue de convaincre une majorité d’entre eux d’accepter un échange de titres. Les autorités argentines proposaient d’échanger les titres en suspension de paiement contre des nouveaux, avec une réduction de plus de 60 % de la valeur faciale. En contrepartie de la forte réduction de valeur, les autorités s’engageaient à honorer le remboursement de ces nouveaux titres et à garantir un taux d’intérêt intéressant qui, de plus, serait indexé à la croissance du PIB de l’Argentine. Il s’est donc agi d’une restructuration de la dette par échange de titres : 76 % des titres ont été échangés en mars 2005. Ceci était alors considéré comme une majorité suffisante pour se protéger contre les 24 % qui n’avaient pas participé à l’échange. Les autorités avaient annoncé à l’époque que ceux qui ne participeraient pas perdraient tous droits à une restructuration ultérieure de dette.
Mais alors pourquoi l’Argentine a-t-elle opéré une autre restructuration de dette en 2010 ?
En effet, en contradiction avec ces propos, et sous les protestations de Roberto Lavagna, l’ancien ministre de l’économie qui avait participé activement à la restructuration de 2005, le gouvernement argentin a ouvert à nouveau la négociation avec les 24 % des créanciers restants. Le réseau CADTM et de nombreuses organisations ont dénoncé cette nouvelle restructuration. Celle-ci a abouti à un nouvel échange de titres en 2010 avec 67 % d’entre eux. Au total, 8 % des titres qui étaient en suspension de paiement depuis 2001 sont restés en dehors de ces deux échanges successifs (2005 et 2010), c’est ce qu’on appelle les « hold out ». Dans ces deux restructurations, outre les caractéristiques des bons échangés citées précédemment, les nouveaux bons de 2005 et de 2010 comportaient une clause dans laquelle l’Argentine acceptait qu’en cas de litige, la juridiction compétente soit celle des États-Unis |10|.
Cette restructuration peut-elle être considérée comme une réussite ?
Cette restructuration a été présentée par les autorités argentines comme une réussite puisque la réduction de la dette (en matière de stock par rapport au montant réclamé au pays) était importante, de l’ordre de 50 à 60 %. Mais en échange, l’Argentine a octroyé de très fortes concessions aux créanciers : des taux d’intérêt importants ; une indexation sur la croissance du PIB, ce qui signifie que le pays acceptait lui-même de perdre une partie des bénéfices de sa croissance puisqu’il en faisait profiter les créanciers ; la renonciation à l’exercice de sa souveraineté en cas de litige.
En réalité, la voie argentine n’est pas celle à suivre, mais elle constitue néanmoins une source d’inspiration. Elle montre l’intérêt de la suspension de paiement et les limites d’une restructuration négociée en faisant d’importantes concessions aux créanciers. On peut en prendre pour preuve la situation d’aujourd’hui. 1° : les montants à rembourser aux créanciers qui ont accepté l’échange sont tout à fait considérables ; les autorités argentines reconnaissent elles-mêmes qu’elles ont remboursé l’équivalent de 190 milliards de dollars de 2003 à 2013. 2° : la dette argentine a certes diminué en 2005 et 2010, mais elle dépassait en 2014 le montant de 2001. 3° : l’Argentine a été mise sous pression pour rembourser de manière tout à fait abusive les fonds vautours
qui ont refusé de participer à l’échange, suite aux verdicts de la justice américaine - c’est-à-dire pas seulement un juge de New York mais également la Cour suprême des États-Unis - qui a donné raison aux fonds vautours |11|.
En quoi a consisté votre participation au combat de l’Argentine contre ses créanciers procéduriers et récalcitrants, les fonds vautours, pour une restructuration de la dette du pays ?
La loi adoptée par la Belgique contre les fonds vautours en 2015 est un des résultats de notre travail |12|. Nous ne pratiquons pas d’habitude le lobbying – à la différence d’Eurodad |13|, autre organisation mobilisée sur la question de la dette. Néanmoins, nous avons travaillé avec des parlementaires belges, surtout des socialistes, des écologistes, évidemment pas avec les néolibéraux. Cela a fini par donner des résultats et permis de constituer une majorité.
S’agissant de l’Argentine, j’ai critiqué l’orientation de la présidente du pays, Cristina Kirchner, qui voulait absolument restructurer sa dette avec le Club de Paris. Ils ont fini par le faire, et ça leur coûte très cher |14|. Ils ont une stratégie de bon élève. Même si, au niveau du discours, Cristina Kirchner a adopté une stratégie d’affrontement avec le FMI, parce qu’il est très mal vu par la population argentine.
Ils ont aussi pensé que François Hollande allait vraiment les aider parce que la France a accepté d’être amicus curiae dans le procès intenté contre l’Argentine par les fonds vautours aux États-Unis. Ils ont pensé à tort que Hollande allait se mouiller. Cela n’a pas été le cas.
En ce qui concerne la stratégie à suivre en Argentine, les deux questions centrales sur lesquelles le CADTM est intervenu sont les suivantes. Premièrement, l’Argentine a démontré à partir de 2001 qu’il était possible de se passer du financement via les marchés financiers |15|. L’Argentine n’a émis aucun emprunt traditionnel sur les marchés financiers internationaux entre 2001 et début 2016. Pourtant elle a connu un taux de croissance particulièrement élevé en particulier entre 2002 et 2009, l’année de la grande crise économique internationale. Si elle avait eu un gouvernement d’une autre nature, l’Argentine aurait pu renforcer réellement les liens avec des pays comme le Venezuela, la Bolivie, l’Equateur et d’autres pour mettre en place une banque du Sud (voir plus loin) et se passer du financement via les marchés financiers. L’enjeu était de réaliser une intégration régionale différente de celle réalisée en Europe, une intégration des peuples au lieu d’une intégration du capital. L’Argentine aurait pu également mettre en place une autre politique fiscale mettant à contribution les secteurs privilégiés afin de renforcer ses sources endogènes de financement. Par ailleurs, il s’agissait de s’éloigner du modèle extractiviste-exportateur.
Deuxièmement, il aurait fallu mettre en œuvre un processus d’audit à participation citoyenne et répudier la dette identifiée comme odieuse, illégitime, illégale.
L’Argentine a perdu une occasion historique.
Finalement, au cours des élections de la fin 2015, la droite pure et dure est revenue au pouvoir avec Mauricio Macri comme président. Il a sans vergogne fait le jeu des fonds vautours et de tous les autres créanciers, a satisfait toutes leurs demandes et s’est lancé dans une nouvelle vague d’attaques néolibérales contre les droits économiques et sociaux et contre les biens communs. En Belgique, en 2016, le CADTM s’est engagé dans une bataille juridique afin d’empêcher le fonds vautour NML de Paul Singer (basé aux États-Unis), très actif contre l’Argentine, de faire annuler la loi belge mentionnée plus haut |16|.
Fin de la 3e partie