Entre le théâtre institutionnel et la performance artistique dite d’avant garde ; entre les grandes œuvres classiques du passé (Sophocle, Shakespeare, Racine, etc.) et les expérimentations formalistes contemporaines, le théâtre de l’Urd explore une voie originale, unique même, si stimulante et provocante qu’elle pourrait redonner le goût à plusieurs d’aller plus souvent au théâtre.
Antigone, vivante comme jamais
Parce que le théâtre de l’Urd ne refuse pas la tradition humaniste et les œuvres maîtresses du passé, il n’a pas hésité à s’inspirer d’une des tragédies les plus célèbres de l’Antiquité : Antigone de Sophocle. Mais point pour nous la faire revivre au passé, de manière classique, à la manière d’un ennuyeux toilettage des morts. Mais au contraire pour tenter de la réactualiser, « la faire nôtre », en somme pour lui donner un sens qui fasse écho à ce que nous sommes, nous les vivants d’aujourd’hui. Antigone prendra ainsi bien des contours de ce début de 21ième siècle, pour devenir devant nos yeux, vivante comme jamais tout en ne perdant rien de sa spécificité.
Car avec le théâtre de l’Urd, c’est du monde d’aujourd’hui dont il est question, de ce Québec des temps présents, avec ses enjeux et ses défis, son désir de pays, les guerres qui rôdent tout près de lui, l’injustice qui le taraude, les désordres écologiques qui le minent, la vie tout simplement qui le traverse. Mais le tout revisité au prisme de l’histoire tragique d’Antigone : cette femme qui s’est tenue debout, contre tous les diktats familiaux et patriarcaux de son temps, en décidant de rester fidèle à elle-même et à ses valeurs, nous donnant au passage une formidable leçon d’humanité et de liberté. Du coup, au creux de ce curieux télescopage entre l’ancien et l’aujourd’hui, nous voilà soudainement devant un spectacle qui prend une dimension universelle.
Ces songes qui nous hantent
Théâtre engagé donc, que le théâtre de l’Urd ! Oui, mais dans un sens tout à fait particulier, loin de toutes ces velléités rationalisantes et réductrices qui paralysent si souvent la parole militante ou révolutionnaire. Car ce à quoi on nous appelle dans cette démarche, c’est moins à un argumentaire implacable, qu’à une redécouverte -par le biais du rêve, de la poésie et de la musique --- de l’incroyable potentiel de vie et de songes qui nous hante, de ce vécu intérieur si riche qui s’est cependant éloigné -via les médias de masse et leurs clichés-dans une représentation atrophiée du monde. Une représentation qui ne dit plus rien de nos passions, de nos angoisses et frustrations, du tragique même de notre condition d’homme et de femme d’aujourd’hui. D’où, dans cette grotte traversée par un puits de lumière et tenant lieu de scène, le jeu théâtral si fort et si étonnant des comédiens. Ce n’est pas un texte qu’il nous livre, ni non plus une histoire linéaire, mais un monde d’impressions, de sentiments, d’émotions, de coups de cœur, dans lequel ils nous font entrer petit à petit : jeux de corps et de voix, à la limite de la chorégraphie, de textes croisés qui ne cessent de nous renvoyer à la vie et à ses défis, aux si tenaces désirs de libération qu’ils ne cessent de réveiller devant nous.
Des amis qu’on interpelle
Le tout pourtant, sans aucune prétention. Lorsqu’on s’adresse aux spectateurs que vous êtes, on le fait comme à des amis qu’on interpelle. Des amis avec qui -sans bousculer personne-on souhaiterait partager quelque chose. Echo de ces parapluies, pommes, condoms et bonbons qu’on vous offrira au fil du spectacle. Car c’est là l’essentiel, c’est aussi une agora que le théâtre de l’Urd veut faire revivre, une agora où l’on pourrait se retrouver tous et toutes ensemble, et depuis laquelle on pourrait s’extirper enfin de la solitude, de l’impuissance et de la tristesse qui hantent si tragiquement notre époque. A voir de toute urgence !
Pierre Mouterde
Les grenouilles et les parapluies, Idées, corps et voix, en quête d’une fête révolutionnaire, Antigone comme spectacle sans fin : une production du théâtre de l’Urd. Dramaturgie et mise en scène : Hanna Abd El Nour ; Assistante à la mise en scène : Marie-Noëlle Béland ; Scénographie, lumière et costûmes : Erica Schmitz ; Jeu : Sylvio-Manuel Arriola, Mathieu Campagna, Maryse Lapierre, Olivier Normand, Klervi Thienpont.