Le programme d’éducation civique sur la liberté d’expression est en France, comme tout programme scolaire, encadré. Il commence d’abord par un cours sur la censure, puis après un cours sur la liberté d’expression. C’est dans le cadre de ce cours sur la liberté d’expression que plusieurs caricatures sont utilisées : de Mahomet certes, mais aussi de rabbins, de Jésus, du Pâpe, de Macron etc. C’est l’Éducation nationale qui les a sélectionnées, et il parait impensable de ne pas montrer celles qui sont à la base de plusieurs attentats islamistes ayant eu lieu en France, désormais gravés dans son histoire et sa chair. La caricature fait partie de l’histoire de France depuis le Moyen-Âge. Elle est au centre de la lutte contre le féodalisme et la monarchie, des luttes des classes, féministes, de la décolonisation…
Il parait donc utopique de ne pas les montrer, notamment celles du prophète, car l’Éducation nationale serait alors accusée de plier face aux revendications islamistes ou autres : on ne montrerait pas celles de rabbins parce que des associations juives étudiantes d’extrême-droite les condamnent ? On ne montre plus une caricature du Pape ou de militant·e·s de la Manif pour tous ? Et que fait un·e enseignant·e après avoir montré des caricatures ? Il/elle organise un débat – application concrète de la liberté d’expression. Que disent les élèves ? Certains trouvent les caricatures racistes, d’autres non, ils en discutent, chacun donnant ses arguments. Les esprits critiques se développent ainsi. Le droit au blasphème étant consubstantiel à l’idéal républicain.
De la même manière, il n’est pas question de ne pas enseigner la Shoah à des élèves musulmans au prétexte qu’Israël conduit une politique coloniale et d’apartheid en Palestine. C’est pourtant une demande récurrente de la part de certains parents et élèves depuis des années. Si le programme d’histoire en France n’est pas parfait, il ne s’agit pas d’un programme raciste et colonial, ni d’un programme à choix multiples. Il est peut-être encore imparfait, mais c’est avant tout grâce ce programme que j’ai forgé ma conscience de classe, antiraciste et décoloniale. Et grâce à des enseignant·e·s géniaux/les. Donc de la même manière que j’étais « Charlie » [4], « je suis enseignant » : la liberté d’expression est non négociable, même si on la considère discriminatoire et injurieuse. Si c’est le cas, il y a les tribunaux. On ne peut pas faire référence à l’État de droit seulement quand ça nous arrange.
D’ailleurs, je trouve contradictoire que les mêmes qui militent contre la loi sur la Laïcité de l’État québécois, en s’appuyant à juste titre sur les droits fondamentaux, considèrent qu’en matière de caricatures, la liberté d’expression aurait cette fois-ci une limite. Ils reprochent aux caricatures de Mahomet d’être du prosélytisme raciste et colonial, comme les laïcistes et islamophobes reprochent aux femmes voilées de faire du prosélytisme islamo-fasciste. J’appelle tout le monde à ne pas se retrouver prisonnier de cette injonction contradictoire. Les islamistes radicaux, ce sont des suprémacistes musulmans : les mêmes que les blancs, mais en vert ! Donc le boulot de la gauche critique n’est pas de protéger les suprémacistes verts : c’est de s’assurer que la société et l’État de droit traitent les extrémistes blancs comme ils traitent les extrémistes verts (ce qui n’est malheureusement pas le cas).
Bref, restreindre la liberté d’expression ne réduira pas l’islamophobie ni l’islamisme radical. Interdire des caricatures ne réduira ni l’islamophobie ni l’islamisme radical. Par contre, on peut mettre en place des politiques pour lutter contre le racisme systémique, qui fait que selon la couleur de sa peau ou selon sa culture, on a une jouissance inégalitaire de ce droit fondamental qu’est la liberté d’expression, et plus précisément la liberté d’être entendu.
Je comprends que plusieurs musulman·e·s se sentent attaqué·e·s· et trouvent cela provocateur. Ils ont le droit de contester, de me traiter de mécréant s’ils le souhaitent, mais alors ils me trouveront sur leur chemin. De la même manière, lorsque des personnes se sentent attaquées et provoquées par le port du voile islamique ou du burkini, c’est aussi leur problème. Je ne transigerai jamais sur les droits fondamentaux des un·e·s comme des autres, sur la liberté d’expression comme sur la liberté de conscience des un·e·s ou des autres. Ne confondons pas la lutte légitime aux rapports inégalitaires qui traversent l’usage de la liberté d’expression avec la lutte pour le droit à la liberté d’expression. Nous parlons ici d’une position de principe sur un droit fondamental, pas de l’économie de la liberté d’expression.
Puis une polémique n’arrivant jamais seule, une autre s’ajoute au pays à propos du mot haine. D’un débat qui est à propos de l’écriture et de la pédagogie inclusives – comme on a pu le faire pour la féminisation de la langue française – on est passé à un débat sur la liberté académique et la liberté d’expression. J’adhère évidemment aux demandes des communautés noires et afrodescendantes de bannir l’usage de ce mot par les personnes blanches, et son remplacement s’il y a lieu par « n-word », « n**** », « le mot en N », « n- », etc. De ce point de vue, l’utilisation du mot haine en roue libre par les médias depuis quelques jours est répugnant. Et il convient de ce point de vue de féliciter certaines personnes pour leur mea culpa courageux à propos de ce débat [5].
Ce que ce débat m’aura appris, c’est que le mot haine peut être aussi banni du métalangage, soit le langage qui parle du langage. Par exemple, un·e étudiant·e qui écrit un mémoire sur les expressions idiomatiques racistes (« travaillez comme un… ») ; est-ce qu’y compris dans ce mémoire, le mot haine ne doit pas être écrit ? Autre exemple, si je cite le livre de Vallières ; je dois aussi remplacer le mot dans ma citation ? J’ai appris que oui, parce que certaines personnes noires en souffrent, y compris dans le cadre académique de la neutralité axiologique. D’ailleurs ce n’est pas une question de liberté académique, mais plutôt de pédagogie, inclusive et bienveillante. Comme Samuel Paty qui a prévenu sa classe qu’elle pouvait tourner la tête pour ne pas regarder quelque chose qui l’offense. Il est facile de ne pas dire et de ne pas écrire le mot haine en classe. Comme me disait une camarade noire : « Aujourd’hui tous les cours ont un support visuel, tu peux écrire n**** sur le power point et ne pas le prononcer. Tout le monde comprend pareil ».
Je vous vois venir. Quelle différence entre une injure et une caricature ? Je vous répondrais de manière simpliste, on nait noir·e, on devient musulman·e. La couleur de la peau est le marqueur identitaire le plus puissant, systématiquement visible. C’est d’ailleurs pour cela que le racisme biologique a précédé les racismes culturels. Surtout, une différence pour moi fondamentale, c’est qu’une caricature est en soi polysémique. Son sens et son intention dépend de la subjectivité de celui qui la reçoit. En dehors de la resignification subversive par les personnes concernées, ce n’est pas le cas du mot haine, toujours péjoratif, y compris dans son sens métaphorique. Je crois qu’avant les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hypercacher, j’aurais admis qu’il y avait un débat sur l’opportunité pédagogique de montrer LES caricatures. Aujourd’hui j’ai changé d’avis. Les attentats ont réifié ces caricatures comme symbole ultime de la liberté d’expression. Le journal conservateur danois à l’origine de cette guerre culturelle en 2005, a choisi pour commémorer ces attentats de publier la même une qu’en 2005, mais avec des espaces vides, blancs : au Danemark, les terroristes auraient-ils gagné ?
Cela dit, c’est lamentable que l’inaction de nos institutions et nos gouvernements pour lutter contre et éduquer sur les discriminations systémiques retombe sur une chargée de cours au statut précaire qui a fait une erreur, qu’elle a admis sans discussion, s’excusant sans hésitation (si tout le monde pouvait réagir comme elle). Les réactions parfois violentes et intimidantes de certain·e·s étudiant·e·s, qu’il ne s’agit pas d’excuser, sont le symptôme de l’inaction et de l’ethnocentrisme des personnes qui détiennent le pouvoir d’agir. La réaction unanime et intempestive des partis politiques québécois à propos de cette situation extra-provinciale, est typique de l’hypocrisie en temps d’insécurité culturelle : mais qu’ils se mêlent de leurs affaires ! Surtout si c’est parallèlement pour faire silence radio sur les attaques contre les pécheurs autochtones de Nouvelle-Écosse. Le contre-feu de la liberté académique de dire le mot haine aura permis en temps d’enfumer le cœur du débat, si brillamment énoncé par Émilie Nicolas [6], et clôt selon moi dimanche 25 octobre à l’émission Tout le monde en parle. Non la liberté académique n’est pas infinie : les sciences médicales sont par exemple encadrées par la bioéthique. Les sciences sociales ont elles aussi un cadre éthique. Pourquoi la pédagogie y échapperait ?
Notes :
[3] https://onjase.org/post/2019/03/15/408-L%E2%80%99insoutenable-legerete-des-droits-fondamentaux
[5] https://www.lapresse.ca/actualites/2020-10-24/on-choisit-nos-mots.php, https://ricochet.media/fr/3345/jetais-signataire et http://www.ekopolitica.info/2020/10/liberte-academique-et-fragilite-blanche.html
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