Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Europe

Italie. L’orientation néolibérale économique du gouvernement Meloni se double d’un autoritarisme qui s’affirme

Giorgia Meloni a dû déserter la « kermesse » convoquée par son parti pour célébrer l’anniversaire de prise de son gouvernement (22 octobre 2022). Elle est également restée à la maison car le monde politique, les médias, l’opinion publique et la presse à sensations ne parlaient que de sa séparation d’avec son compagnon, Andrea Giambruno, journaliste de télévision, qui venait d’être filmé sur le tournage de l’émission qu’il animait alors qu’il importunait sévèrement une journaliste qui était sa collaboratrice.

Tiré de A l’Encontre
12 novembre 2023

Par Fabrizio Burattini

Giorgio Meloni, Rome, 3 novembre 2023.

Les divisions de la droite

La Première ministre (Présidente du Conseil des ministres) a réagi à la diffusion de ces images en criant au « complot » visant à faire tomber son gouvernement. Toutefois, les seuls qui peuvent être soupçonnés de complot sont ceux qui dirigent ces chaînes de télévision, à savoir la famille Berlusconi, les commanditaires de l’un des partis de droite membre de sa coalition, soit Forza Italia.

Autre élément révélateur des tensions internes au sein de la majorité de droite, le choix de Matteo Salvini, le leader de la Ligue (Lega), d’organiser sa traditionnelle journée nationale précisément à l’occasion de la visite conjointe de Giorgia Meloni et Ursula von der Leyen sur l’île de Lampedusa (le 17 septembre 2023), suite à l’arrivée de milliers de migrant·e·s. Ainsi, alors que la Première ministre manifestait activement son accord avec la Commission européenne sur la politique à l’égard des migrant·e·s, Salvini donnait la parole à Marine Le Pen qui fulminait devant le « peuple leghista » contre cette même politique jugée « trop accueillante » à l’égard des « islamistes » et des potentiels « terroristes ».

La tension entre les partenaires gouvernementaux est également attestée par le choix de Matteo Salvini d’organiser une manifestation à Milan le 4 novembre (sans grand succès : quelques centaines de participants) « pour la défense des droits, de la liberté, de la sécurité et de la paix », « pour la défense de la civilisation occidentale » et « contre le terrorisme islamique », alors que la Première ministre souhaite se positionner sur le plan international en faveur d’Israël, tout en évitant soigneusement d’évoquer le « choc des civilisations ».

Tensions sur les politiques sociales

Sur le plan économique, les divisions s’étaient manifestées notamment sur la proposition que Giorgia Meloni avait présentée en août de taxer les « superprofits » que les banques ont accumulés grâce à la hausse des taux d’intérêt, un « impôt extraordinaire calculé sur l’augmentation de la marge nette d’intérêt » [c’est-à-dire la différence entre le taux d’intérêt auquel les banques prêtent et celui auquel elles se refinancent]. Selon de nombreuses études, les banques ont augmenté leurs bénéfices de plus de 50% par rapport à l’année dernière.

Immédiatement, le parti Forza Italia avait exprimé un vif désaccord (il ne faut pas oublier que la famille Berlusconi possède la Banca Mediolanum, huitième institution de crédit du pays). Un avis qui fut renforcé par celui, identique, de la Banque centrale européenne.

Après un affrontement musclé entre les ministres, dont rien n’a filtré, un accord a été trouvé à la majorité, qui annule en fait la proposition de Giorgia Meloni, étant donné que le règlement prévoit que les banques peuvent choisir entre le paiement de la taxe ou le renforcement de leurs « indices de solidité en fonds propres ». En d’autres termes, la taxe (de 0,26%) ne serait payée que si le bénéfice additionnel était distribué aux actionnaires sous forme de dividendes.

Evidemment, les tensions entre les partenaires de la coalition majoritaire s’intensifient, avant tout, dans la perspective des élections européennes de juin 2024, qui verront s’affronter non seulement des sensibilités politiques différentes sur les thèmes nationaux, mais aussi des projets divergents sur l’Union européenne.

Le projet de loi de finances

Le 16 octobre, lors d’une conférence de presse, Giorgia Meloni avait solennellement présenté le projet de loi de finances pour 2024, annonçant, également au nom des autres dirigeants de cette droite présents, qu’aucun parlementaire de la majorité ne présenterait d’amendement à cette proposition. Au lieu de cela, au cours des deux semaines suivantes, de nombreux projets de loi différents ont été élaborés, manifestant les préoccupations corporatistes et sectorielles des différentes composantes du gouvernement.

Puis, en partie parce que c’était la date limite pour ne pas risquer que le processus complexe d’approbation de la loi ne se déroule pas comme prévu, le 31 octobre, le projet de loi officiel a été officiellement présenté au parlement. Ce projet est fortement conditionné par les exigences de l’UE.

Ce document confirme l’austérité budgétaire, la sécurisation des intérêts des classes dominantes, l’absence de mesures pour contrer l’augmentation du coût de la vie (environ 20% sur deux ans), la poursuite des coupes dans les services publics et un feu nourri de privatisations (il est prévu de vendre pour 20 milliards de biens publics au cours de la période triennale 2024-26).

Pour ce qui a trait aux salarié·e·s, la loi prévoit 15 milliards pour entériner la baisse des impôts et des cotisations sur les revenus du travail jusqu’à 35 000 euros, ainsi que l’unification des deux premiers barèmes d’imposition (qui déterminent le taux d’imposition). Il faut souligner que cette réduction n’entraînera aucune augmentation des salaires et des pensions, qui resteront parmi les plus bas d’Europe, car la réduction est déjà en place et la loi ne la prolonge que « provisoirement » jusqu’en 2024 (par pure coïncidence, l’année des élections).

De plus, il ne faut pas oublier que cette réduction de 15 milliards de cotisations et de déductions fiscales entraînera une diminution correspondante des recettes de l’Etat, ce qui obligera à réduire les dépenses sociales, d’autant plus que la dette publique est gigantesque (elle se situe à 144,4% du PIB).

Pour les familles pauvres (selon les données de l’Institut des statistiques, 1 960 000 ménages, soit 5 571 000 personnes, autrement dit 9,4% de la population résidente, et 13,3% dans le Sud), le fonds d’aide aux dépenses énergétiques est divisé par deux (de 400 à 200 millions d’euros) et le seuil de revenu pour en bénéficier passe de 15 000 à 9530 euros.

La fin des promesses

Au cours de la campagne électorale, les partis de droite avaient attaqué de front la lourde réglementation sur les retraites introduite en 2011 par le gouvernement « technique » de Mario Monti [novembre 2011-avril 2013], – avec le soutien d’une grande partie du Parlement, la « réforme Fornero » [du nom de l’économiste de l’Université de Turin, devenu ministre du Travail et des Politiques sociales] – en promettant de l’abroger. Il s’agissait d’une promesse électoralement très convaincante puisque cette mesure (à laquelle les syndicats majoritaires ne s’étaient pas opposés) avait repoussé de 5 à 6 ans, pour des millions de personnes, la date de départ à la retraite.

Or, dans la loi de finances qui vient d’être présentée, non seulement il n’y a pas d’abrogation de cette loi, mais, paradoxalement, les conditions en matière d’accès à la retraite sont encore durcies, avec des pénalités plus lourdes pour ceux qui partent à la retraite avant 67 ans (nouvelle réduction du montant pouvant aller jusqu’à 15%), reprenant et renforçant les objectifs qui étaient à la base de la réforme de 2011 : décourager les départs à la retraite et allonger toujours plus la « durée de la vie active ».

Est également « oubliée » la promesse « historique » de l’ancien parti de feu Berlusconi, à savoir l’augmentation des pensions « minimales » : elles demeurent bloquées à 563,74 euros, depuis des années.

Les contributions de l’Etat aux collectivités locales sont encore réduites (4 milliards de moins), ce qui entraînera une détérioration des services locaux et une augmentation de la pression fiscale sur les municipalités.

Trois milliards supplémentaires sont alloués au système de santé, dont 2,4 milliards serviront à financer le renouvellement du contrat de travail du personnel du secteur (suspendu depuis 2021). Il ne reste donc que 600 millions d’euros pour financer les établissements de santé, soit une augmentation de 0,4%, ce qui est manifestement insuffisant pour faire face à l’augmentation des coûts d’environ 20%. Le ratio des dépenses de santé par rapport au PIB passera de 6,6% en 2023 à 6,3% en 2024, l’objectif étant, sur la base des prévisions économiques pour les années à venir, de le ramener à 6,1 en 2026. Il convient de souligner qu’il faudrait augmenter les dépenses de santé de 27 milliards, afin qu’elles atteignent la moyenne européenne (déjà socialement insuffisantes).

Le service public de santé italien, comme nous l’avons vu de manière flagrante lors de la pandémie, souffre d’une très grave pénurie de personnel médical et infirmier. Pourtant, la loi de finances n’alloue des fonds (d’ailleurs dérisoires) pour de nouvelles embauches qu’à partir de 2025.

En revanche, la loi, conforme à l’orientation économique néo-libérale, augmente de 600 millions les financements pour les soins de santé privés sous convention, récompensant de surcroît les régions qui, dans le passé, ont déjà favorisé les structures non publiques.

Les inégalités sont ignorées

La loi de finances – qui « trahit » toutes les promesses « sociales » faites par cette droite lors de la campagne électorale – est tout à fait destinée à rassurer les technocrates de Bruxelles et, avant tout, les marchés financiers. Elle est dépourvue de toute mesure pour lutter contre le sous-emploi et la précarité, la pauvreté salariale de millions de travailleurs pauvres, le fardeau de l’inflation qui frôle les deux chiffres, l’accroissement des inégalités sociales et territoriales. On constate – ce qui certes n’étonne pas – l’absence de mesures pour compenser la suppression du revenu de citoyenneté décrétée avant l’été, pour lutter contre le changement climatique et les dérèglements hydrogéologiques qui continuent de provoquer des catastrophes à répétition dans diverses régions du pays.

Dans ce contexte, rien n’est prévu pour lutter contre la colossale fraude fiscale (un manque à gagner pour l’Etat estimé à environ 120 milliards par an). La flat tax est confirmée à 15% pour les revenus des indépendants jusqu’à 85 000 euros (une couche considérée, à juste titre, comme un réservoir électoral de la droite. Est confirmée, la dépense (sur trois ans) de 12 milliards pour le pont sur le détroit de Messine (entre le continent et la Sicile), un autre grand ouvrage inutile et néfaste (si ce n’est pour ceux qui savent tirer bénéfices de ce type de projet).

Evidemment, la loi ne touche pas au tabou d’un impôt, même minime, sur la richesse des plus riches du pays. Or, en Italie (selon les données d’Oxfam), 0,134% de la population dispose d’un patrimoine supérieur à 5 millions de dollars et possède une part de richesse égale à celle détenue par 60% de ses « citoyens » les plus pauvres. Les 5% les plus riches de la population italienne possèdent 41,7% de la richesse nationale nette, soit plus que les 80% des « concitoyens » les plus pauvres, qui ne possèdent ensemble que 31,4% du total. Ces inégalités se creusent d’année en année : la somme détenue par les 10% les plus riches de la population, six fois supérieure à celle détenue par la moitié la plus pauvre des habitants du pays, a augmenté de 1,3% par an. La part des 20% les plus pauvres est restée stable, celle des 70% qui restent a même diminué. La valeur monétaire des actifs des milliardaires italiens a augmenté d’environ 13 milliards de dollars, soit une hausse de 8,8% par rapport à la période précédant la pandémie.

A la recherche d’une opposition

Maintenant, nous allons observer si sera respectée, au Parlement, la décision de la direction de la coalition d’inciter tous les députés de droite à voter sans hésitation le texte du projet de loi de finances, et cela sans amendements.

Les syndicats majoritaires ont tous exprimé des critiques plus ou moins fortes à l’égard du projet de loi. Mais ils ne sont pas allés au-delà de la déclaration d’une série de grèves régionales. Et même la CGIL de Maurizio Landini, malgré la bonne participation à la manifestation nationale du 7 octobre, s’est ralliée à cette forme de lutte à peine plus que symbolique.

L’opposition parlementaire continue de payer le prix de ses divisions, non seulement entre les partis, mais aussi à l’intérieur des partis. La partie la plus centriste de l’opposition s’est à nouveau et désormais formellement divisée entre l’Azione de Carlo Calenda et l’Italia Viva de Matteo Renzi. Le leadership d’Elly Schlein au sein du PD (Parti démocrate) fait l’objet de critiques de la part d’une grande partie de l’appareil du parti, qui la considère comme trop « radicale ». Le Mouvement 5 étoiles de Giuseppe Conte a été privé de son point atout, le Revenu de citoyenneté [qui prendra fin le 31 décembre 2023 ; il fut introduit fin 2019 par le premier gouvernement Conte].

Les incidents qui minent la crédibilité de ladite gauche se poursuivent également. Le député italo-ovoirien Aboubakar Soumahoro (ancien syndicaliste des travailleurs immigrés, élu en 2022, sur une liste les Verts) est de plus en plus dans le tourbillon du scandale impliquant sa famille, qui dirigeait une coopérative d’accueil d’immigré·e·s, dont les fonds auraient été utilisés pour des dépenses personnelles luxueuses (vêtements et bijoux de valeur).

Et la gauche, comme partout dans le « monde occidental », est accusée d’antisémitisme pour sa solidarité avec le peuple palestinien. Tout cela, d’ailleurs, dans un contexte ubuesque où, pour défendre Israël, on trouve aussi des représentants de l’extrême droite, disciples de ce Giorgio Almirante qui, de 1938 à 1942, dirigea la rédaction de la revue antijuive et raciste La difesa della razza.

La menace d’une réforme constitutionnelle autoritaire

En outre, ces derniers jours, le Conseil des ministres a approuvé le projet d’une réforme constitutionnelle de grande envergure qui prévoit comme forme de gouvernement pour le pays une sorte de « primat du premier ministre » qui met à mal la répartition des pouvoirs prévue par la Constitution actuelle. La Première ministre Giorgia Meloni a qualifié cette réforme de « mère de toutes les réformes ».

La nouvelle architecture institutionnelle soustrait des pouvoirs au président de la République (qui ne choisirait plus le premier ministre – président du conseil – et ne pourrait plus dissoudre les chambres en cas de crise gouvernementale), tandis que ceux du premier ministre élu au suffrage universel seraient structurellement accrus. Le Parlement, lui aussi, verrait son rôle de plus en plus réduit à un simple lieu de ratification des décisions du premier ministre et de son gouvernement.

Le pouvoir serait concentré dans les mains d’une seule personne, de surcroît avec une loi électorale qui garantirait 55% des parlementaires à la coalition majoritaire (quel que soit le résultat en pourcentage des coalitions concurrentes), avec un parlement qui n’est donc plus représentatif de la « souveraineté populaire ».

Il s’agit d’une proposition qui n’a d’équivalent dans aucun autre pays du monde, mais qui réunit beaucoup des pires aspects des régimes « démocratiques » autoritaires qui gouvernent de nombreux pays.

Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que cette proposition constitue le pire résultat des nombreuses réformes institutionnelles et constitutionnelles avancées par divers partis (de droite, du centre, de gauche) au cours des dernières décennies, toutes orientées vers la recherche d’une « gouvernabilité » qui mettrait les institutions à l’abri de la pression populaire, qui effacerait toute trace de participation démocratique en faveur d’une administration néolibérale de la « chose publique ».

Les socialistes craxiens [Bettino Craxi, président du Conseil des ministres d’août 1983 à avril 1987] ont commencé à pousser dans cette direction dès les années 1980, les post-communistes du PDS (Parti démocrate de la gauche 1991-1998) et du PD ont continué avec des réformes désastreuses qui ont été achevées (comme celle du titre V de la Constitution qui attribuait une grande partie des services publics aux régions, favorisant la différenciation territoriale, ou celle de l’article 81 qui obligeait à un « budget équilibré ») et d’autres qui n’ont pas été achevées.

Parmi ces dernières, il convient de mentionner la réforme globale de la Constitution tentée par le gouvernement Renzi en 2016, qui a été rejetée in extremis par un référendum populaire. Une réforme qui n’est pas sans rappeler celle avancée aujourd’hui par Giorgia Meloni. Ce n’est pas un hasard si Matteo Renzi (formellement dans l’opposition) a annoncé le soutien de son groupe à la proposition de la droite.

L’opposition se contente d’attaquer la Première ministre « pour la naïveté et le manque de compétences » avec lesquelles elle est tombée dans le piège tendu par deux humoristes russes qui l’ont entraînée dans un appel téléphonique avec un faux président de l’Union africaine. Au cours de cet appel, Giorgia Meloni s’est lancée dans des considérations géopolitiques sur l’Ukraine, le Niger et l’Union européenne qui ne sont pas toujours cohérentes avec ses prises de position publiques. Mais ce ne sont pas ces bourdes qui vont entamer de manière significative le consensus d’environ 30% que son parti enregistre encore dans les sondages. Elles ne pourront pas non plus mobiliser les 40% ou plus de l’électorat majoritairement populaire qui s’est abstenu lors des derniers scrutins et qui continue à considérer la participation à la vie politique comme inutile. Nous reviendrons, très vite, sur la réforme constitutionnelle et sur « l’accord » avec l’Albanie concernant « la délocalisation » de camps pour migrant·e·s. (Article reçu le 6 novembre 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)

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